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« Un homme qui pleure, ça n’avait pas de sens. Sauf parfois les vieux. Il avait déjà remarqué que, à partir d’un certain âge, les hommes n’hésitaient pas à sortir leurs mouchoirs, pour presque rien. »

En ce jour de juillet 1961, les Chassaing s’apprêtent à vivre une petite révolution : dans l’après-midi leur sera livré leur premier poste de télévision ! Le premier dans tout le village, invité lui aussi à partager cet instant historique.

Suzanne est surexcitée par l’événement. Incarnation de la parfaite femme au foyer telle qu’on l’entendait à cette époque (cordon bleu et bonne couturière), elle se veut être aussi une femme moderne, en phase avec son temps.
Elle s’évertue donc à faire table rase du passé, en se débarrassant insensiblement des vieux meubles de famille pour du mobilier en formica et de l’électroménager, dernier-cri du confort et de la modernité.

« Et puis il y avait ce mot de “Moderne” que tout le monde avait à la bouche, le diapason des temps nouveaux, qui donnait des vertus presque magiques à chaque objet, comme ce poste de télévision, et les contraignaient au pire des sacrifices : le renoncement à tout ce qui s’était passé avant. Ça n’aurait pas été pire si on avait demandé à Albert de profaner les tombes de ses morts et piétiner le reste de leurs cadavres. Le monde avançait, comme disait son beau-frère chaque fois qu’il refermait L’Humanité, mais Albert ne voulait plus avancer avec lui. »

À chaque nouvel achat, elle prend une photo pour marquer l’événement. À ses yeux, ces clichés qu’elle conserve soigneusement après y avoir inscrit la date, la météo du jour sont autant de promesses d’une vie meilleure.
Dès qu’elle a appris qu’Henri, son fils aîné appelé en Algérie, allait apparaître dans le reportage diffusé par 5 colonnes à la Une, plus rien d’autre n’a compté à ses yeux que d’acquérir une télévision.

« Pour Henri, elle était prête à tout, à tous les sacrifices, à toutes les transformations, à tout ce qui lui garantissait que son fils resterait en vie. Elle en était arrivée jusqu’à se dire qu’elle pourrait supporter la mort de son mari, peut-être même de Gilles. Mais si Henri mourait à la guerre, elle ne lui survivrait pas. »

Son mari, Albert, semble plus détaché, comme absent à la fébrilité ambiante.
Contrairement à Suzanne, Albert reste fortement attaché à ses racines paysannes, même s’il est le premier de la lignée à avoir abandonné les terres familiales pour devenir ouvrier, chez Michelin. Chaque jour, après l’usine, il prend un vrai plaisir à cultiver le lopin de terre hérité des ses aïeuls. Seul le temps passé à réparer les horloges lui apporte autant de satisfaction et de bien-être.
Comme la plupart des hommes de sa condition et de sa génération, c’est un taiseux peu habitué à faire étalage de ses émotions, quelles qu’elles soient. Mais surtout, à l’inverse de sa femme, Albert est mal dans son époque.

« Tout à l’heure je ne serai plus ce que je suis et que je n’aime pas être. Je n’aime pas qui je suis. Je n’aime pas ce qu’il faudrait que je sois, je n’aime pas me réjouir de cette vie-là, je ne suis pas de cette vie, je suis d’un autre temps que je n’ai pas su retenir. »

Ce fils, envoyé se battre si loin, Albert le connaît fort peu, en fait. Henri avait déjà cinq ans quand il est rentré à la fin de la guerre, après avoir été fait prisonnier sur la ligne Maginot où il combattait.

« Il n’avait jamais parlé de ses années de guerre, ni de la défaire militaire française, et encore moins de ses quatre années et demie de captivité en Allemagne. D’ailleurs personne ne lui avait rien demandé, pas même sa femme. Cinq ans perdus dans le brouillard de la guerre et la lande allemande ! Et tout le monde s’en foutait. Pire ! On rigolait encore de l’armée française et de sa ligne Maginot. Il avait l’habitude de ces ricanements sauf qu’avec le temps ils étaient devenus de plus en plus tranchants, des éclats de rires comme des bris de verre qui lui tailladaient le cœur. Dès son retour de captivité, il lui fallut peu de temps pour comprendre que, si le monde avait été dévasté en son absence, son monde à lui, à Assys, ne ressemblait plus à celui qu’il avait quitté fin 1939, pas seulement pour des raisons évidentes liées à l’Histoire, mais parce que Suzanne avait mis au monde leur premier fils. »

Pas étonnant que pendant ces cinq années Suzanne ait noué avec son aîné un lien si étroit. Aujourd’hui encore, chaque jour, Suzanne guette avec fébrilité le passage du facteur, espérant une des lettres qu’Henri lui envoie plusieurs fois par semaine. Mais il se pourrait aussi fort bien que son impatience soit liée au facteur lui-même qui ne se montre pas indifférent à ses atours…

Sa relation avec Gilles, son cadet, est toute autre. À dix ans, le gamin a le nez plongé en permanence dans un livre et fait copain-copain avec Balzac et, même s’il ne comprend pas tout, se délecte de son Eugénie Grandet.

« Ces phrases qui faisaient écho en lui mystérieusement semblaient dire ce qu’il n’avait, jusqu’à ce jour, jamais réussi à traduire en mots. Depuis le début de cette lecture difficile, Gilles avait la certitude qu’il ne serait plus un enfant le jour où il serait capable de formuler ce qu’il ressentait. »

Mais tout ce que Suzanne voit en lui sont ses difficultés en orthographe qu’elle prend un malin plaisir à lui rappeler et à railler.
À la fois admiratif et embarrassé par ce petit « intello » si différent de lui, Albert, en revanche, se sent le devoir de le « sauver », de lui donner une chance de s’en sortir, de s’émanciper des Chassaing et de leur condition d’ouvriers, comme lui-même aurait aimé le faire s’il avait pu. À raison d’une heure par jour, il confie donc son fils aux bons soins de Monsieur Antoine, un vieil instituteur à la retraite, pour qu’il lui assure ainsi le brillant avenir qu’il entrevoit pour Gilles et que lui n’a pu avoir.

Sous des dehors faussement anodins, c’est une journée particulière à laquelle nous convie Jean-Luc Seigle, à Assys, petite commune de la France rurale près de Clermont-Ferrand, assoupie sous la chaleur de l’été 1961.
Incontestablement, En vieillissant les hommes pleurent est un roman sur les années 60, période charnière d’une France rurale en pleine mutation sous le joug du grand remembrement. Un monde appelé à disparaître (en cela, je le rapprocherais de Bel-Air, de Lionel Salaün, que j’ai lu il y a peu).

Mais plus encore que la fin d’une époque (dont les plus anciens se souviennent certainement avec une pointe de nostalgie), le roman de Jean-Luc Seigle relate les heures cruciales de la vie d’un homme.
Albert, homme blessé à jamais par la guerre de 38-45 et sa captivité, muré dans son silence, incapable de d’exprimer ce qu’il ressent, en total décalage avec le monde qui change autour de lui et, surtout, avec sa famille. Que ça soit sa femme Suzanne, qu’il ne comprend plus et laisse s’enivrer de modernité, qu’il ne touche plus et sent s’éloigner de jour en jour. Ou son fils aîné, Henri, un étranger, pour ainsi dire. Et que dire de son petit dernier, Gilles, dont les capacités le mettent mal à l’aise. Sans parler de sa sœur, Liliane, qu’il a élevée comme si elle était sa propre fille, aujourd’hui mariée à André. Ou même sa mère, Madeleine, qui vit sous leur toit, égarée déjà depuis longtemps dans les limbes de la maladie d’Alzheimer.

« Assise sur son lit où Albert avait pris soin de poser une serviette, sa longue chevelure grise te plate sur ses épaules osseuses, sa peu fripée, elle ressemblait à un cadavre que la mort n’aurait pas encore eu le temps de défroisser. (…) Albert avait du mal à retenir ses larmes d’enfant devant ce corps défait d’où il entendait à peine battre le cœur. À genoux de nouveau devant elle, si vulnérable et si courageuse, il put procéder à la toilette. »

En vieillissant les hommes pleurent est aussi, et surtout, un roman du silence, de ces silences qui empoisonnent l’existence et finissent par tuer, plus dévastateurs et meurtriers que les blessures de guerre ou qu’une balle logée près du cœur.

« Les grandes veuves de guerre, les vraies, celles de la Première Guerre Mondiale, n’étaient pas les femmes qui avaient perdu un mari, mais celles qui avaient perdu un fils. Une épouse qui avait perdu son mari, même au champ d’honneur, pouvait toujours se remarier. Mais une mère était amputée à vie d’un amour qu’elle ne pourrait jamais retrouver, mort là-bas dans la boue et la désolation, dans les bruits des canons et dans les gaz, dans les diarrhées et les vomissures. Ces veuves étaient devenues intouchables, presque sacrées, quasiment les égales de la mère du Christ. »

Une fois lu le dernier mot du roman, on aurait bien tort de zapper le court texte qui suit et qui se présente sous les traits d’un austère essai intitulé « L’Imaginot ou Essai sur un rêve en béton armé ». Dans ce texte qui remet en perspective l’histoire que l’on vient de lire, Jean-Luc Seigle fait apparaître un Gilles Chassaing, prof de Lettres modernes en université d’une soixantaine d’années.

« Un de ses étudiants, la semaine passée, avait évoqué la Ligne Maginot avec la plus grande légèreté et la plus grande ironie. Ça l’avait presque blessé, au moins affreusement agacé. L’Histoire, une fois encore, s’était invitée à sa table. Il demanda un temps de réflexion pour répondre à cette question assez générale, mais qui se trouve, d’une certaine manière, au cœur de sa vie, tout près du souvenir de son père. »

En convoquant Marx, Homère, et son cher Balzac, Chassaing (et à travers lui, Seigle, que l’on sent personnellement concerné par la question) va s’employer à rétablir la vérité historique longtemps muselée par les intérêts politiques mais « qui, elle, se borne aux faits, aux documents et aux témoignages ».

En vieillissant les hommes pleurent est un texte émouvant, baigné d’une lente mélancolie, plein de pudeur et de douleur tue.
Un chaleureux merci à Clara pour ce beau cadeau.

A l’occasion du Salon du Livre 2012, Jean-Luc Seigle présentait En vieillissant les hommes pleurent dans cette vidéo.
L’anecdote du passage d’Henri à la télévision a sans doute été inspirée par cette émission de 5 Colonnes à la Une que j’avais déjà vue et que je vous ai retrouvée en farfouillant sur le site de l’INA.

Ce qu’ils en ont pensé :

Alain : « Un très beau livre sur la mémoire, le temps qui passe. (…) De beaux personnages tous attendrissants. »

Antigone : « Dans ce petit roman, il y a une poésie de l’instant, et des petites choses, si rare en littérature et si précieuse que En vieillissant les hommes pleurent est de ces livres dont on fait durer sciemment le plaisir de lecture. On y parle du toucher, de la peau, des sentiments, de ce qui remue à l’intérieur, tout profond, de ce qu’on est capable de transformer en nous, ou pas, et de l’amour des livres. »

Clara : « Les relations au sein de cette famille sont admirablement décrites. J’ai retrouvé cette pudeur qu’évoquait Marie-Hélène Lafon, les classes sociales qu’Annie Ernaux décrivait et dont on est prisonnier, la lecture qui peut changer une vie. Dès les premières lignes, j’ai été ferrée par la simplicité qu’à Jean-Luc Seigle de nous immiscer dans un drame. La vérité superbement cruelle m’a prise à la gorge et j’ai été bouleversée. Pas de grands mots mais une écriture sans fioriture qui colle aux personnages comme une seconde peau. »

Gambadou : « J’ai été engluée pendant une semaine dans ce livre ! Je n’arrivais pas à avancer. C’est d’abord l’écriture qui m’a déplu, avec des phrases qu’il fallait que je relise deux fois pour les comprendre. Et puis le sujet qui n’avançait pas…. Je n’ai aimé que la toute dernière partie, quand ça commence à bouger. »

Leiloona : « Bouleversée par les cinquante dernières pages, je ne peux que vous inciter à vous plonger dans ce roman. Parfois le désir est lent à naître, mais restera profondément ancré. Loin d’être un feu de paille, cette histoire me marquera pour longtemps. L’indicible est tellement plus fort que les mots. »

Noann : « On ne trouvera pas dans ce roman d’épopée ni de véritable intrigue. Le lecteur en quête d’exaltation restera sur sa faim. Par contre, les personnages ont une réelle psychologie, une profondeur et un relief. Cette famille aurait pu rester très ordinaire, mais le talent du narrateur la rend intéressante, attachante même, en dépit de son manque de singularité et d’une relative apathie. L’auteur leur insuffle sa sensibilité. Ils en deviennent denses, complexes, parcourus de tout le doute et de la perplexité propres à l’humain. »

Sabine : « Ce roman est un univers de grâce et de pudeur, une tragédie feutrée, emprunt de douceur et de mélancolie, une carte postale couleur sépia, une madeleine de Proust. Un univers rural, le foin, l’été, la chaleur ou son contraire la fraîcheur de la cascade, on se remémore le mobilier en formica, le papier tue-mouche qui pend du plafond. Jean Luc Seigle décrit aussi le désespoir d’un homme incapable de vivre, de transmettre, d’aimer son/ses fils. Il décrit des portraits de femmes et d’hommes, des “petits-gens”, nos parents/nos grands parents/oncles ou tantes/aïeuls, et utilise une prose littéraire simplifiée, fragile mais oh combien magnifiée ! Jean Luc Seigle sait manier la plume. »

D’autres avis sur Babelio.

En vieillissant les hommes pleurent, de Jean-Luc Seigle
J’ai Lu n°10368 (2013) – 254 pages