Années 1950, quelque part dans une France que l’on disait alors “profonde”.
Dans cette petite ville de province que rien ne distingue de ses semblables, les immeubles de la cité du Bel-Air contrastent avec les maisons en meulière des quartiers chics.
Le vélo pliant est difficile à trouver à petit prix.
Le cœur de cette cité, c’est au Bel-Air, justement, qu’il bat. Donner à leur café le nom de la cité, a été pour les Lecreux une façon de revendiquer leur pleine appartenance à ce quartier populaire.
Le matin au Bel-Air, les ouvriers s’agglutinent auprès du zinc pour prendre leur café ou leur ballon de rouge avant de partir pour l’usine ; en journée, les anciens squattent les tables du fond de la salle pour taper la belote ; à la sortie des cours, les jeunes se retrouvent autour du baby-foot, au son nouveau du rock’n’roll qui s’échappe du juke-box rutilant.
Chacun y va de son commentaire sur le sport, la politique, les cancans du moment ; souvent vifs et passionnés, les échanges n’en demeurent pas moins courtois.
Les piliers de la bande d’ados sont deux amis d’enfance : Gérard, le fils Lecreux, et Franck, que sa mère ouvrière élève seule.
Autant Gérard est du type “grande gueule, peu d’effet”, autant Franck se tient toujours sur la réserve, en observateur. Et si pour l’un, l’avenir est tout tracé, appelé à prendre un jour la place de son père derrière le comptoir, l’autre se cherche et ne sait pas ce qu’il va faire de son existence. Sa seule conviction : tout faire pour échapper au parcours atavique des habitants de la cité.
Mais les événements vont décider pour eux.
Les troubles de plus en plus graves en Algérie et les contingents toujours plus nombreux de jeunes appelés envoyés sur place sont de toutes les conversations. En France, la guerre qui ne dit pas encore son nom gangrène le climat social. La débâcle de la 2e guerre mondiale et la récente humiliation de Diên Biên Phû ont profondément affecté les esprits. Le racisme ordinaire en profite pour se faire plus virulent et s’exprimer à visage découvert, sans complexe. À travers le pays, les ratonnades se multiplient.
Gérard a choisi son camp. La passion quasi-obsessionnelle qu’il témoigne à son fusil, tout comme ses rêveries d’héroïsme guerrier et meurtrier, l’éloignent peu à peu de Franck qui, lui, redoute le moment où il sera incorporé et devra prendre part à un combat qui n’est pas le sien.
Amis d’enfance inséparables, les deux garçons se découvrent frères ennemis.
Années 1980.
Alors que pelleteuses et bulldozers s’activent sur les décombres des dernières barres d’immeubles, Franck est de retour dans cette cité où il n’a pas remis les pieds depuis une trentaine d’années.
Avant que le rideau de fer du Bel-Air ne soit baissé à jamais, il est venu demander à Gérard des explications sur les circonstances qui l’ont obligé à se tenir éloigné de sa ville tout ce temps.
Dans le premier roman de Lionel Salaün, Le retour de Jim Lamar, un vétéran du Vietnam revient dans son village natal du Missouri après des années d’absence, et doit endurer l’hostilité des habitants.
Dans Bel-Air, sur fond de guerre d’Algérie, un homme revient dans sa ville natale après trente années d’absence pour affronter un ami qui l’a trahi.
Dans le premier, au contact de Jim, le jeune narrateur quitte le monde de l’enfance pour celui des adultes. Dans le second, au contact de Monsieur Louis, Franck entrevoit un autre avenir s’offrir à lui.
On aura du mal à ne pas faire de parallèle entre les deux récits.
D’autant que, si cette fois-ci, Lionel Salaün quitte les États-Unis pour la France, il emporte avec lui dans ses bagages tous les thèmes qui lui sont chers : le passage à l’âge adulte, les préjugés, le racisme, l’amitié, la trahison, la liberté d’être, de penser, de choisir, d’agir…
En outre d’Amérique, il en est encore question dans Bel-Air puisque dans ces années 50, l’American way of life gagne peu à peu jusqu’aux confins les plus reculés de la province française. Le rock’n’roll de Bill Haley et d’Elvis Presley détrône dans le cœur de la jeunesse les chansons réalistes prisées de leurs parents ; les pin-ups, starlettes et actrices de cinéma des pages de Cinémonde alimentent les premiers émois des adolescents qui se la jouent Brando ou James Dean en présence des filles ; dans les foyers, l’irruption des chromes, du formica et de l’électroménager incarne l’idée qu’on se fait alors de la modernité…
Lionel Salaün s’y entend pour planter fidèlement le décor et restituer au plus près l’atmosphère sociale de l’époque. Drôle de sensation que de se retrouver projeté des dizaines d’années en arrière dans son propre passé !
Car si je n’ai pas vécu les années 50, la France de mon enfance ressemblait encore fortement à celle dépeinte dans Bel-Air. Un pays où les différences de classes sociales sont encore fortement marquées, où le seul fait d’être issu de l’une d’elles décidait de votre avenir, où le monde ouvrier était soudé autour d’un puissant sentiment de solidarité et d’une certaine fierté d’appartenance de classe.
Un pays où la plupart des femmes ne travaillaient pas et venaient dans les petits commerces de proximité prendre le pouls du monde extérieur et faire le plein des ragots du village, tandis que les hommes avant et/ou après le travail se retrouvaient au café, univers exclusivement masculin, où il était mal vu pour une femme de s’afficher.
Un pays sur lequel le vent de la liberté sexuelle des années 70 n’avait pas encore soufflé et où le spectre d’une grossesse inopinée inhibait garçons et filles : les premiers redoutant de se voir condamnés à un mariage forcé ; les autres, vouées à l’”infamie” des filles-mères.
Tout cela, et plus encore, on le retrouve dans les pages de Bel-Air. Et même si je garde une préférence pour Le retour de Jim Lamar, Bel-Air demeure un roman bourré d’humanité qui se lit avec plaisir.
Le prologue de Bel-Air à lire sur le site des Éditions Liana Levi.
Lionel Salaün relate la genèse de son roman dans cette vidéo.
Le site web perso de Lionel Salaün.
Un grand merci à Babelio dont la dernière édition de Masse Critique m’a permis de découvrir ce roman.
Ce qu’elles en ont pensé :
Clara : « Sans aucun superflu ou cliché, Lionel Salaün nous renvoie l’image de notre pays en pleine mutation sociale, d’une jeunesse brisée comme l’amertume des amitiés que l’on croyait indéfectibles. (…) Ce second roman est une totale réussite avec une écriture âpre qui colle au plus près des personnages ! »
Maudapi : « Ce portrait dur et réaliste d’une cité ouvrière des années 50 est porté par une écriture chantante et sublime. »
Sylvie : « Un roman magnifique, mon premier coup de cœur de la rentrée. »
D’autres avis sur Babelio.
Bel-Air, de Lionel Salaün,
Éditions Liana Levi (2013) – 224 pages