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« Pour des êtres de notre espèce, tu le sais, l’erreur est pire que le crime. Je vais donc faire un effort pour t’expliquer ma conception de la philosophie nietzschéenne en ce qui te concerne : le surhomme est exempté des lois ordinaires qui gouvernent le commun des hommes. Rien de ce qu’il peut faire ne l’engage, à l‘exception cependant du seul crime qu’il puisse commettre : faire une erreur. »

Chez Brompton, on pense vélo, mais pliable.

Perpétrer un crime gratuit, simplement pour la beauté du geste.
Pour la seule satisfaction d’avoir réalisé le crime parfait, preuve ultime aux yeux du monde de leur intelligence supérieure.
Artie Strauss et Judd Steiner, brillants étudiants et fils de millionnaires, n’ont d’autre mobile quand ils enlèvent et assassinent Paulie Kessler, un garçonnet de leur quartier chic de Chicago. Non sans avoir préalablement demandé une forte rançon au père de leur jeune victime.
De par le rang social et la respectabilité de leurs familles respectives et leur grande intelligence, Artie et Judd sont persuadés de ne jamais se faire prendre. Des mois durant, ils ont fomenté leur plan, avec un détachement qui glace les sangs.

« Au cours de la préparation du plan, pendant des mois, il ne s’était jamais représenté qu’une chose parfaitement propre. Ils en parlaient comme d’un acte absolument net (…) »

Se figurant intouchables, ils vont pousser le vice jusqu’à jouer au chat et à la souris avec les autorités, prenant un malin plaisir à dévoiler des indices qui conduiraient jusqu’à eux. [1]

« Une certitude s’affermissait en lui : celle de sa supériorité. Artie et lui étaient faits pour vaincre en toute chose, c’était mathématique. »

Pourtant, il s’avère rapidement que les deux ados ont pêché par excès de confiance en eux. Leur plan supposément infaillible ne se déroule pas comme ils l’avaient prémédité.
Leur confiance en eux ébranlée, leur aplomb menacé, leur profonde amitié va-t-elle survivre ?

« Au fond, ce crétin qui semait à plaisir autour de lui les pièces à conviction cherchait à être exécuté. Cet enfant de salaud avait tout gâché, alors que lui, Artie, n’avait jamais laissé la moindre trace derrière lui. La dernière fois, c’était l’hiver dernier… La nuit glacée, le col de son pardessus relevé jusqu’au nez, le ciseau à froid dans sa poche, bien emmailloté de ruban adhésif, le coup, et plouf ! le corps basculant de l’embarcadère dans le lac. L’avait-il vraiment fait, ou l’avait-il imaginé ? Au fond, c’est là l’inconvénient d’agir tout seul, l’acte se dilue dans le souvenir, alors qu’il demeure vivant quand il est accompli à deux. »

« En fait de pièce à conviction, on ne faisait pas mieux. La perte des lunettes pouvait encore s’excuser : un accident. Mais ce chiffon couvert de sang, traînant toute une journée à quelques pas d’un régiment de policiers. Quelle stupidité ! Alors, alors ? La question se posait à lui pour la première fois : s’ils n’étaient pas des êtres hors série, mais seulement des jeunes gens pareils aux autres, en vertu de quoi avaient-ils fait ce qu’ils avaient fait ? »

C’est le jeune Sid Silver qui couvre l’affaire pour le Daily Globe où il pige pour payer ses études. Sa perspicacité aidera à confondre le sinistre tandem, qu’il fréquente plus ou moins intimement à l’université.

“The story you are about to see is true. The names have been changed to protect the innocent.”
Les plus ancien(e)s se souviennent très certainement de cette formule qui ouvrait chaque épisode de la série Dragnet. Meyer Levin aurait tout aussi bien pu la mettre en exergue de son roman, Crime.
En effet, les Artie Strauss et Judd Steiner de Levin ne sont autres que Richard Loeb et Nathan Leopold, deux adolescents de la haute-société de Chicago qui en 1924 ont assassiné Bobby Franks (Paulie Kessler, dans le roman). Quant à Meyer Levin lui-même, il était à cette époque jeune reporter au Chicago Daily News.

Trente ans plus tard, en 1956, Meyer Levin revient sur ce drame resté célèbre aux États-Unis sous le nom d’affaire Leopold & Loeb qui a rapidement franchi les limites de Chicago, puis de l’Illinois, pour devenir le « crime du siècle » qui passionnera le pays tout entier (l’origine sociale et religieuse de Judd et Artie, ainsi que leur statut d’ « invertis » sont pour beaucoup dans le retentissement de cette affaire).

« Tout était consommé. Ils avaient rendu la voiture, le cercle était fermé, fermé sur un échec. Le meurtre même avait été gâché. Et, même si l’assassinat n’avait été qu’une expérience nécessaire, faite en pure perte, l’aventure était nulle. Or l’aventure avait représenté une création, une entité, un tout poétique, une fleur du mal, et à tout le moins une fusion entre Artie et lui. Et tout cela était brisé, ramené à zéro. »

« Et ce jour-là, dans le soleil, serré tout contre lui derrière la palissade, Judd découvrit un autre Artie. La face de suif avait fait place à un visage radieux aux yeux brillants, le corps dégingandé prenait soudain une grâce languide. Quand la nuit vint, le roi qui peupla sa vision avait les traits d’Artie… »

Dès les premières pages, le lecteur sait que Strauss et Steiner sont coupables. L’intérêt de Crime est ailleurs. D’abord, dans les rapports ambigus qui président au fonctionnement de ce duo meurtrier, puis, dans un second temps, dans les débats du procès qui décideront de leur sort.

Par certains aspects, Crime se rapproche de De sang froid, de Truman Capote. Mais là où Capote s’en est tenu à la scrupuleuse restitution des faits, Levin romance la réalité, imagine certains dialogues et pensées intimes des personnages, transpose certains faits… [2]

J’ai été totalement captivé par toute la première partie du roman (soit près des deux-tiers) centrée sur la psychologie des deux assassins : les liens troubles de domination/soumission qu’ils entretiennent, le complexe de supériorité et le sentiment de totale impunité qui les animent.
À quel faux-pas leur orgueil risque-t-il de les pousser ? Leur amitié résistera-t-elle à la pression des événements ? Jusqu’où Artie va-t-il exercer son ascendant sur Judd, et jusqu’à quelle extrémité celui-ci lui prouvera-t-il sa loyauté ? Autant de questionnements qui rendent le récit passionnant.
Meyer Levin, qui connaissait bien les deux protagonistes, excelle à en dresser un portrait réaliste et complexe. Il est d’ailleurs troublant pour le lecteur d’éprouver de la compassion pour l’un ou l’autre de ces montres de froideur et de suffisance.

La seconde partie dédiée au déroulement du procès m’est apparue plus technique et m’a moins captivé. Elle n’en demeure pas moins intéressante dans ce qu’elle dévoile de la naissance du métier d’aliéniste, sorte de profiler de l’époque, et de l’introduction des arguments psychanalytiques dans la défense des coupables.

Crime est donc un très bon roman qui mériterait d’être plus largement connu.
Le seul reproche que je pourrais lui faire serait sa traduction, qui apparaît par moment un peu datée.

Edit du 11/07 : suite à mon tweet, les éditions Phébus m’ont fait savoir que Crime « a eu droit à un petit relifting en 2011 ». Voilà qui balaye le petit bémol que j’avais exprimé en fin de billet.

Un extrait à découvrir ici.

Ce qu’ils en ont pensé :

Criteïne : « Crime, un roman effroyable mais envoûtant, le portrait de deux adolescents fascinés par le crime parfait et fascinants par leur indifférence au crime. »

Émeraude : « Voilà un roman excellent. Vraiment génial. Meyer Levin est parti de faits réels, et vécu et en fait un roman impossible à lâcher. »

Guillome : « Ce roman m’a captivé du début à la fin. (…) Malgré cette histoire qui peut paraître classique par sa thématique et son déroulement, ce roman n’est reste pas moins passionnant. »

Moon : « La critique l’avait salué comme un nouveau “Crime et Châtiment”. Sans aller jusque là, on peut affirmer qu’il s’agit de l’un des récits “criminels” les moins convenus de la littérature de ce siècle. »

Romain : « Crime est l’un des meilleurs polars qu’il m’ait été donné de lire. Je suis toujours fasciné par le talent d’un romancier qui, malgré le fait que l’on connaisse le dénouement de l’histoire, parvient à nous tenir en haleine à tel point que poser le livre devient impossible. »

D’autres avis sur Babelio.

Crime, de Meyer Levin
(Compulsion) Traduction de l’anglais (États-Unis) : Magdeleine Paz (1958)
Phébus / Collection Libretto (1999) – 387 pages

Notes

[1] Rapidement dans ma lecture, l’arrogante assurance de deux jeunes gens « biens sous tout rapport » et l’homosexualité latente qui sous-tend leurs rapports m’a poussé à faire le rapprochement avec La corde, d’Alfred Hitchcock. Avec raison puisque une recherche rapide sur Internet m’a indiqué que Patrick Hamilton, l’auteur de la pièce dont est tiré le film, se serait inspiré de l’affaire Leopold & Loeb. J’ai appris par la même occasion que Richard Fleischer a tiré un film du roman de Levin : Le Génie du mal, en 1959.

[2] Le hasard a voulu que, tout de suite après Crime, je me plonge dans les Entretiens de Truman Capote, parus aux éditions Rivages. Dans l’un d’eux, le journaliste demande à Capote : « Pourrait-on dire, puisque beaucoup de reporters utilisent des techniques non romanesque – Meyer Levin dans Compulsion, Walter Lord dans A Night to Remember, etc.- que le roman-document peut être défini par la proportion des techniques romanesques qu’il intègre et par la mesure dans laquelle l’auteur s’absorbe dans son sujet ? À quoi Capote répond: « Compulsion est un ouvrage de fiction inspiré par la réalité, mais qui n’y est aucunement lié ; quant à l’autre livre, je ne l’ai pas lu. Le roman-document ne doit pas être confondu avec le roman-documentaire, genre populaire intéressant mais impur, qui autorise toutes les libertés de l’auteur de fiction, mais ne contient ordinairement ni la persuasion des faits ni l’altitude poétique à laquelle la fiction est capable d’atteindre. L’auteur laisse son imagination se débrider sur les faits ! Si j’ai l’air arrogant ou chagrin sur cette question, ce n’est pas seulement que j’ai à protéger mon enfant, mais je crois vraiment que rien de semblable n’existe dans l’histoire du journalisme. » (Truman Capote, Entretien avec George Plimpton, The New York Times Book Review, 16 janvier 1966)