Pour les médias, Truman Capote a toujours été un bon client.
Loquace, brillant, volontiers vachard, l’enfant terrible de la littérature américaine n’a jamais eu sa langue de bois dans sa poche et n’était pas avare de traits d’esprit et de bons mots.
Chez Brompton, on pense vélo, mais pliable.
Littérature, journalisme, politique, sujets de société…. Capote s’intéresse à tout, a un avis sur tout, comme en témoigne cette compilation de six entretiens accordés de 1966 à 1980 à de grands noms de la presse américaine [1].
De ces six entretiens, le plus passionnant reste pour moi celui avec Eric Norden, de Playboy (comme quoi, cul et cul…ture peuvent faire bon ménage). Capote y parle longuement du processus d’écriture de De sang froid et de ses répercussions émotionnelles, mais également de sujets plus politiques comme le mouvement hippie, le racisme, la censure, ou l’avènement en Californie d’un sénateur nommé… Ronald Reagan.
Le plus touchant est celui où, soumis aux questions très personnelles de David Frost (sur son enfance, la signification de Noël pour lui, ses superstitions, ses amitiés et ses amours…), l’auteur fait tomber le masque de l’amuseur publique et botte en touche pour ne pas trop laisser paraître ses blessures intimes.
Dans les autres entretiens, Truman Capote aborde de front des thèmes comme le sexe, la pornographie, Dieu, les Stones et Mike Jagger (qu’il ne ménage pas) mais se dérobe aussitôt que les questions des journalistes touchent des sujets plus intimes, comme l’amitié, l’amour, le bonheur.
Autant de sujets qui permettent de saisir un peu mieux la nature profonde de Capote, et même de déceler chez lui un certain antisémitisme quand il fustige la soi-disant mainmise des cercles juifs sur les médias culturels en Amérique (édition, télévision, cinéma…).
Après Un plaisir trop bref, recueil de la correspondance de l’écrivain dont j’avais déjà beaucoup apprécié la lecture, j’ai aimé entendre à nouveau la voix de Capote à travers cette série d’entretiens.
Morceaux choisis :
À propos de ”De sang froid”
« Comme les années passaient et que se multipliaient les ajournements et les complications juridiques, je ne savais toujours pas si j’allais être capable d’achever le livre ou si le livre était du tout possible. Au bout de trois ans, j’ai failli abandonner tout le projet ; j’étais émotionnellement trop engagé et ne pouvais endurer la constante morbidité de la situation. C’était en train de devenir une question de survie personnelle. Mais je me suis forcé à continuer et je suis allé jusqu’au bout de cette fichue entreprise. C’est un livre qui a été écrit au bord des nerfs. Si j’avais su ce que j’allais avoir à endurer au long de ces six ans – peu importe ce qui s’est passé depuis – je n’aurais jamais commencé le livre. Il a provoqué trop de souffrance. Rien ne le justifie. »
L’interview de Playboy (Eric Norden, Playboy, 15 mars 1968), p. 54
Le processus d’écriture
« Souvent, avant même que je n’écrive les premiers mots d’un livre, j’ai déjà écrit des fragments et des passages qui constitueront le tiers, ou la moitié, ou la totalité de l’ouvrage ; et, quand j’écris, j’assemble ces fragments en une sorte de mosaïque. La question la plus importante reste toujours pour moi : comment le livre finira-t-il ? Je tâche d’avoir les deux ou trois pages finales avant de commence le livre, parce que c’est vers elle que je tends depuis le tout début et que je veux toujours que l’argument central du livre soit manifeste. Mais l’écriture d’un roman est un processus si complexe et intime que l’on ne peut vraiment le réciter comme une formule. »
L’interview de Playboy (Eric Norden, Playboy, 15 mars 1968), p. 104-105
« C’est comme la fin du roman d’E.M. Forster, A Passage to India : elle va aux grottes, s’y glisse et dit : « Ah, mais il n’y a pas d’écho. » Vous y êtes ? Et quand on entreprend une œuvre d’art, ou supposée telle – et je considère ainsi que tout ce que je fais, peu importe quoi… (il rit) se battre pour un ticket de chemin de fer – mais en ce qui me concerne – c’est un gros effort de ma part ; il y a toujours cette question que je me pose : « Ah, mais y a-t-il un écho ? » Est-ce que vous comprenez ça ? Quand je projette ma voix, est-ce que j’entends une autre voix me répondre ?… Est-ce qu’elle a quelque réverbération ? Ou n’est-elle qu’un son métallique et plat ?… »
Un dimanche avec Mister C. (Entretien avec Andy Warhol, Rolling Stone, 12 avril 1973), p. 162-163
Les hippies
« (…) la seule critique que j’adresserais aux hippies est qu’ils sont eux-mêmes très proches, dans leurs valeurs, de la classe moyenne et aussi indéfectiblement conformistes ; ce conformisme prend divers aspects, mais dans la constance avec laquelle ils adhèrent à leur propre code de conduite, qui gouverne tout, du costume au langage, est une forme de comportement petit-bourgeois. Bien sûr, presque tous ces jeunes sont issus de la petite ou de la grande bourgeoisie, et il n’y aurait probablement pas de hippies s’il n’y avait une Oak Road à Cleveland et une jolie maison blanche en bois avec un jardin bien entretenu. Quatre-vingts pour cent de ces jeunes finiront par se ranger et il y aura un courant de révolte d’une autre sorte. Chaque génération produit ses rebelles, mais ils finissent par rentrer dans l’ornière et se faire absorber. Hélas ! »
L’interview de Playboy (Eric Norden, Playboy, 15 mars 1968), p. 95
Le racisme
« Le racisme n’est un problème spécifiquement américain. Regardez l’Inde, où le système des castes détermine le rôle de chacun dans la société. Les Brahmanes, en haut de l’échelle, ont la peau blanche ; les intouchables d’en bas sont noirs, et c’est la gradation de la couleur qui détermine le sort des castes intermédiaires. Prenez l’Angleterre, qui connaît aujourd’hui une situation raciale explosive à cause de l’énorme immigration des gens de couleur venus du Commonwealth ; l’Angleterre a des ghettos tout aussi sinistres que Harlem, et il y existe une discrimination sociale et économique contre les Noirs. Et dans les pays où la race ne constitue pas un problème pressant, il existe de rigides barrières de classe, comme en Russie. Certes, rien de tout cela ne justifie notre propre situation, mais je crois que la preuve est ainsi faite que le racisme et l’exploitation ne sont pas un phénomène spécifiquement américain, mais un phénomène universel. »
L’interview de Playboy (Eric Norden, Playboy, 15 mars 1968), p. 98
« De toute ma vie, je n’ai pas eu d’autre idée que de m’identifier complètement aux gens de couleur qui étaient le moins du monde en communion avec moi. C’est quelque chose à quoi j’ai vraiment cessé de penser. Je comprends tout à fait que ça n’est pas vrai de la plupart des Blancs, mais je crois que l’argument selon lequel il n’y a pas de Blanc qui ne soit coupable de racisme est tout à fait erroné. Mais sur un autre plan, importe-t-il vraiment qu’on soit libéré de tout sentiment négatif à l’égard de tout sujet ? Peu importe combien vois aimez quelqu’un, il y a, vous le savez, une part de cette personne que vous n’aimez pas. »
L’interview de Playboy (Eric Norden, Playboy, 15 mars 1968), p. 98-99
Mike Jagger…
« Il est une des rares personnes que j’aie vues capables de réaliser cet acte d’extraversion, puis de redevenir presque instantanément quelqu’un d’autre. Si bien qu’en ce sens il est vraiment un comédien extraordinaire. Et c’est exactement ce qu’il est, parce que, primo, il ne sait pas chanter ; secundo, il ne sait pas danser ; tertio, il ne connaît rien à la musique. Mais il connaît tout de la scène où il règne en maître. Et il présente un… acte extraordinaire, dont l’élément vital est l’énergie. Vous ne trouvez pas ? »
Un dimanche avec Mister C. (Entretien avec Andy Warhol, Rolling Stone, 12 avril 1973), p. 149
« Ce que je trouve étonnant, c’est qu’il n’y a rien de ce qu’il fait où il excelle. Il n’est pas… Il ne sait pas du tout danser ; en fait, il ne sait absolument pas bouger. Il bouge d’une façon qui est la plus gauche parodie, simultanément de la majorette américaine et de… Fred Astaire. On dirait qu’il a combiné ces deux étranges types. D’un côté, c’est le pas de la majorette, mais de l’autre, il faut le réaliser à la Fred Astaire. Bizarrement, cette combinaison fonctionne. Elle fonctionne au moins pour la plupart des gens… »
Un dimanche avec Mister C. (Entretien avec Andy Warhol, Rolling Stone, 12 avril 1973), p. 149
…et les Rolling Stones
« Mais ce qui est surprenant, c’est que dans tout ce rock’n’roll apparemment spontané, il n’y ait pas réellement la moindre spontanéité. J’ai assisté à des douzaines de concerts des Rolling Stones, qui ne variaient pas d’un iota. C’est le spectacle dans tous ses détails le plus contraint que j’aie jamais vu. Pas une once de spontanéité. Jusque dans la foule. C’est un spectacle ultra-professionnellement conçu et préparé. »
Un dimanche avec Mister C. (Entretien avec Andy Warhol, Rolling Stone, 12 avril 1973), p. 134
« Je pense que lorsqu’ils sont bons, c’est vraiment par accident, même si tout chez eux a été répété dans le moindre détail. Les chansons des Beatles avaient souvent un certain sens, mais je ne puis me représenter une seule chanson des Rolling Stones qui, de bout en bout, fasse une suite absolument logique. Tout est dans le son. »
Un dimanche avec Mister C. (Entretien avec Andy Warhol, Rolling Stone, 12 avril 1973), p. 175
Ronald Reagan
« Quand à Ronald Reagan, je l’ai récemment rencontré pour la première fois et c’est un personnage vraiment désarmant, qui ne se résume pas à l’aberration californienne que les initiés semblent voir en lui (…). S’il ne peut pas correspondre à mon propre choix politique, je puis tout à fait comprendre qu’il plaise à l’électeur californien. Ne le sous-estimez pas. »
L’interview de Playboy (Eric Norden, Playboy, 15 mars 1968), p. 86-87
Le bonheur
« Votre bonheur personnel égale-t-il votre succès professionnel ?
Tout ce que je puis dire est que je ne suis pas malheureux. Je ne connais personne que je puisse honnêtement considérer comme heureux. Quiconque se dit totalement heureux doit être incroyablement stupide. Seuls les imbéciles et les simples d’esprit qui errent dans le soleil par une journée de printemps sont heureux. »
L’interview de Playboy (Eric Norden, Playboy, 15 mars 1968), p. 107
Sexe, pornographie et censure
« La pornographie n’entraîne pas un homme dans la rue pour y commettre des viols ; si elle avait un effet, ce serait tout le contraire. Après tout, le but essentiel de la pornographie est d’activer la masturbation ; elle sert donc à relâcher les tensions sexuelles et non à les exaspérer. Les gens qui se rendent coupables de viol ou d’autres agressions sexuelles souffrent d’un état pathologique, une sorte de pulsion claustrophobe qui les entraîne à se libérer de leurs frustrations sexuelles par la perpétration d’un acte de violence. Ils ont été stimulés par des tendances internes qui ne trouvent à s’exprimer que dans la violence, et un ouvrage salace aurait sur leur comportement autant d’effet qu’un exemplaire du Christian Science Monitor. La pornographie n’a pour eux aucun sens ; si elle en avait, ils achèteraient des ouvrages pornographiques et resteraient chez eux à se masturber tranquillement. Mais pour ceux qui sont moins malades mais ont quand même des problèmes sexuels, la pornographie peut constituer une forme très salubre de soulagement et servir de tranquillisant à la libido. »
L’interview de Playboy (Eric Norden, Playboy, 15 mars 1968), p. 73
« Vous avez dit un jour: “L’acte sexuel est pareil à un éternuement.”
Oui. Je l’entendais littéralement. Je développais une métaphore pour l’orgasme. Quelle est la sensation physique la plus proche de l’orgasme ? Et j’en suis venu à me dire que c’était un éternuement. »
Quand est-ce qu’un écrivain devient une star ? (David Frost, The Americans 1970), p. 117
Dieu
« Croyez-vous en Dieu ?
Pas en tant que tel. Ce que j’ai voulu dire en assimilant l’art à la religion, c’est que l’art peut servir de guide et de réconfort pendant la traversée de la vie. L’art est une récompense aux simples difficultés d’exister. »
Quand est-ce qu’un écrivain devient une star ? (David Frost, The Americans 1970), p. 114
La postérité
« Je me moque de ce que l’on dit de moi tant que ça n’est pas la vérité. »
Quand est-ce qu’un écrivain devient une star ? (David Frost, The Americans 1970), p. 118
« Dans un film sur votre vie, qui choisiriez-vous pour tenir votre rôle ?
Greta Garbo. Ça serait son grand rôle pour un retour à l’écran. »
Vingt questions à Truman Capote (Nancy Collins, Playboy #27, décembre 1980), p. 204
Entretiens, de Truman Capote
(Conversations) Traduction de l’anglais (États-Unis) : Michel Waldberg
Rivages (1988) – 210 pages
Notes
[1] 1. Le roman-document (George Plimpton, The New York Times Book Review, 16 janvier 1966) – L’interview de Playboy (Eric Norden, Playboy, 15 mars 1968) – Quand est-ce qu’un écrivain devient une star ? (David Frost, The Americans 1970) – Noël : lieux, souvenirs (Mary Cantwell, Mademoiselle #74, décembre 1971) – Un dimanche avec Mister C. (Entretien avec Andy Warhol, Rolling Stone, 12 avril 1973) – Vingt questions à Truman Capote (Nancy Collins, Playboy #27, décembre 1980)