zweig-soupcon-legitime Betsy et son mari coulent des jours paisibles à la campagne, aux environs de Bath.
Dans cet environnement champêtre où ils sont venus vivre leur retraite, ils se sentent parfois un peu isolés.
C’est pourquoi ils se réjouissent de voir un jeune couple s’installer près de chez eux.

Lors d’une visite de courtoisie pour souhaiter la bienvenue à leurs nouveaux voisins, ils vont faire la connaissance de la jeune Mrs Limpley, une femme aimable mais réservée.
Ce n’est qu’un peu plus tard qu’ils rencontreront Mr Limpley, un personnage “hors-normes” chez qui tout transpire l’excès : sa taille, sa corpulence, sa gaieté, ses emportements…
« Humainement Limpley était irréprochable. Il était débonnaire jusqu’à l’excès, il était altruiste et d’une obligeance telle qu’il fallait à chaque instant décliner ses offres de service, de surcroît il était honnête, loyal, ouvert et loin d’être bête. Mais ce qui le rendait difficile à supporter, c’était sa façon bruyante et sonore d’être heureux en permanence. Ses yeux embués rayonnaient toujours de satisfaction, à propos de tout et de tout le monde. Ce qui lui appartenait, ce qui lui arrivait était splendide, était wonderful ; son épouse était la meilleure épouse du monde, ses roses les plus belles roses, sa pipe la meilleure pipe avec le meilleur tabac. Il était capable de tenir la jambe un quart d’heure à mon mari pour lui prouver qu’on ne pouvait bourrer une pipe que précisément de la manière dont il la bourrait lui et que son tabac était d’un penny moins cher et néanmoins meilleur que les marques les plus onéreuses. Dans l’état de constante ébullition où le mettait son vain enthousiasme pour des choses tout à fait insignifiantes, indifférentes et allant de soi, il éprouvait le besoin de justifier et d’expliquer de long en large tous ces banals ravissements. Le moteur bruyant qui tournait en lui ne s’arrêtait jamais. Limpley était incapable de jardiner sans chanter à tue-tête, de parler sans rire et gesticuler, de lire le journal sans qu’une nouvelle ne l’incite à se lever pour se précipiter chez nous. Ses larges mains couvertes de taches de rousseur étaient, comme son grand cœur, toujours intrusives. Il ne se contentait pas de flatter le flanc de chaque cheval et de caresser chaque chien, même mon mari, qui avait pourtant un bon quart de siècle de plus que lui, devait consentir, lorsqu’ils étaient assis confortablement l’un à côté de l’autre, à ce que, dans sa candeur canadienne de bon camarade, il lui tapât sur les genoux. (…) Jamais avant de faire la connaissance de Limpley les personnes âgées que nous sommes ne s’étaient doutées que des qualités aussi estimables que la bonhomie, la cordialité, la franchise et la chaleur des sentiments pouvaient vous pousser au désespoir. »

Limpley est le parfait négatif de sa douce épouse qui, au fil des années, a dû s’accommoder du caractère expansif d’un mari à la présence écrasante et ignorant tout de la demi-mesure. A tel point que son enthousiasme constant, limite pathologique (il serait une femme qu’on n’hésiterait pas à le taxer d’hystérie), finit par épuiser tous ceux qu’il côtoie.

Mini vélo pliable révisé voici qq jours.

Néanmoins, Betsy se prend d’affection pour Mrs Limpley et les deux femmes passent quelques-uns de leurs après-midi à bavarder autour d’un thé. C’est lors d’une de leurs conversations qu’elle comprend que sa voisine souffre de ne pas avoir réussi à avoir d’enfant.
Pour briser sa solitude et la sortir de sa mélancolie, Betsy lui offre un chiot bulldog baptisé Ponto… dont Limpley va s’accaparer illico et faire la nouvelle victime de son affection débordante. L’homme va entourer l’animal de tous ses soins jusqu’à devenir lui-même l’esclave de son chien. Conscient de l’ascendant qu’il a sur son maître, Ponto règne sur la maisonnée en véritable dieu tyrannique et capricieux.

Mais un jour, arrive ce que plus personne n’osait espérer : après neuf ans d’attente, Mrs Limpley attend enfin un heureux événement. Peu à peu, Limpley délaisse Ponto, jusqu’à l’ignorer totalement, transférant toute sa fougue sur sa femme enceinte, puis sur sa petite fille nouvellement née. Le chien se voit vite détrôné de son rôle de petite merveille recueillant toutes les attentions du maître de maison. Jusqu’au jour où survient le drame.

Après le succès rencontré par Le Voyage dans le passé, Grasset a publié Un soupçon légitime, nouvelle de Stefan Zweig restée inédite jusqu’en 1987 dans sa langue d’origine, et encore jamais traduite en français depuis.
Et peut-être aurait-ce été aussi bien qu’elle ne le soit jamais car si Zweig est un de mes auteurs de prédilection, je dois avouer que cette nouvelle m’a profondément ennuyé.

Pourtant, j’ai retrouvé dans ce Soupçon légitime ce que j’aime chez Zweig, à savoir cette peinture fine des relations humaines, l’étude délicate des passions (virant souvent jusqu’à l’obsession) et de leurs conséquences.
En revanche, on peut difficilement parler de finesse quant au procédé narratif choisi par l’auteur, tant les ficelles sont voyantes et l’effet de surprise inexistant.
Mais, le plus gros défaut de ce texte plutôt conventionnel, la raison pour laquelle mon attention s’est rapidement relâchée, réside dans la vision anthropomorphique qu’a Zweig de la race canine, conception à laquelle je n’adhère pas du tout. Cette façon de nier la réalité de la nature animale et de traduire les comportements des animaux en les ramenant au comportement humain m’exaspère au plus au point. Bien trop complexes pour un animal, les sentiments imputés au bulldog ne peuvent être ressentis que par un humain. Ainsi, Zweig m’est rapidement devenu aussi horripilant que ces mémères à chien-chiens qui prennent leurs compagnons pour des humains et les affublent de sentiments et d’intentions dont ils sont, par nature, incapables. Dès l’apparition de Ponto, je n’ai eu de cesse que d’arriver au bout de ma lecture.

Si dans l’absolu, moi aussi Ich liebe Zweig, cette fois-ci Zweig hat mich enttäuscht.
Mais que cette déconvenue ne décourage pas les plus téméraires qui ont pris, ou vont prendre, part au Challenge Ich Liebe Zweig organisé par Caro(line) et Karine : Zweig demeure à mes yeux un auteur incomparable.

Ce qu’elles en ont pensé :

Bladelor : « L’issue de cette nouvelle est largement prévisible, on sait assez rapidement où l’auteur va nous conduire mais malgré cela on a envie de lire jusqu’à la dernière ligne. Non pas pour vérifier notre hypothèse, mais pour le plaisir de déguster cette écriture superbe. »

Du soleil sur la page : « Dans ce style fluide et tout en délicatesse qui est le sien, Stefan Zweig est incomparable dans l’art d’évoquer de telles situations de jalousie, de vengeance, de passion démesurée… J’ai adoré comme chaque fois que je lis cet auteur. »

Emmyne : « Cette nouvelle à la si jolie couverture risque de décevoir. Plus conventionnelle, moins profonde, moins émouvante que Voyage dans le passé, on y ressent un peu trop clairement justement la structure narrative de la nouvelle ainsi que l’épilogue annoncé. »

Hécate : « Brillant et cruel, Zweig livre ici en quelques pages une analyse sans concession de la vacuité humaine et de l’humanité des chiens… »

Sarawastibus : « L’auteur dresse de saisissants portraits psychologiques de ses personnages humains… mais aussi animaux, leur donnant une humanité dérangeante à laquelle on adhère complètement. »

Songes littéraires : « Surtout ce qui m’a beaucoup plu, c’est l’analyse qu’il fait de l’homme face à un animal qu’il adore et choie, et en retour les “sentiments” de l’animal face à son maître. On l’assimilerait presque avec cet auteur, à une personne tellement ils peuvent être rusés, mesquins, retors… »

Véro l’encreuse : « C’est toujours un bonheur de découvrir un inédit d’un auteur dont on a déjà presque tout dévoré. »

Un soupçon légitime, de Stefan Zweig
(War er es ?) – Traduction de l’allemand (Autriche) : Baptiste Touverey
Grasset (2009) – 140 pages