nemirovsky-jezabelQui est cette femme plus très jeune, mais que l’on devine avoir été très belle, pour laquelle le public se bouscule et s’échauffe dans la salle du tribunal ? Prostrée dans le box des accusés, Gladys Eysenach est inculpée pour le meurtre d’un jeune homme qu’elle a abattu d’un coup de revolver.
Probablement, malgré leur différence d’âge, l’un de ses (nombreux) amants.
Comment cette femme riche, gâtée par la vie, figure incontournable des soirées mondaines de l’entre-deux-guerres, en est-elle arrivée là ?

Après avoir fait défiler à la barre les témoins, amis et relations de l’accusée, Irène Némirovsky va entreprendre le récit de la vie de Gladys, Jézabel [1] moderne.

Paru en 1936, Jézabel est un roman fichtrement moderne. Si son style accuse parfois quelques rides, son thème est toujours, malheureusement, d’actualité : l’obsession de la jeunesse, rester jeune à tout prix, plaire quel qu’en soit le prix…

Succession de fêtes, bals et soirées, la vie de Gladys Eysenach ressemble à une coupe de champagne, faite de bulles légères, insouciantes et aériennes, dégustées avec désinvolture dans des lieux plus sélects les uns que les autres.
Comme le breuvage doré, Gladys s’amuse à faire tourner les têtes des hommes et à faire battre plus fort leurs cœurs. Le jeu de la séduction a sur elle aussi les effets de l’alcool, et elle en abuse jusqu’à l’ivresse, jusqu’au vertige.
« Les serments, les supplications, les larmes, elle y était accoutumée comme un ivrogne l’est au vin ; elle n’en était pas rassasiée, mais leur doux poison lui était nécessaire comme le seul aliment qui l’eût fait vivre. Elle ne s’en cachait pas. Elle pensait qu’une femme n’est jamais blasée, qu’elle est un petit animal infatigable, qu’un ambitieux peut se lasser des honneurs et un avare de l’or, mas que jamais une femme ne renonce à son métier de femme ; quand elle pensait à la vieillesse, elle lui paraissait si lointaine encore qu’elle la regardait en face sans trembler, s’imaginant que la mort viendrait pour elle avant la fin du plaisir. »

Brompton a longtemps été la référence contre laquelle essayait de se mesurer tout vélo pliant.

Narcissique et égocentrique, Gladys ne vit que par et pour la séduction.
« Qu’y avait-il de meilleur au monde, quelle volupté comparable à celle de plaire ?… Ce désir de plaire, d’être aimée, cette jouissance banale, commune à toutes les femmes, cela devenait pour elle une passion, semblable à celle du pouvoir ou de l’or dans un cœur d’homme, une soif que les années augmentaient et que rien, jamais, n’avait pu étancher complètement. »
Elle jouit pour y parvenir d’un atout essentiel, sa beauté qui subjugue les hommes et suscite la jalousie des femmes.
« Gladys avait de sa beauté une conscience profonde qui ne la quittait pas. Elle la ressentait comme une paix intérieure à chaque instant du jour. Sa vie était simple : s’habiller, plaire, retrouver un homme amoureux, se rhabiller, plaire… Parfois, elle songeait : « J’ai quarante ans… » En ce temps-là, avant la guerre, c’était un âge terrible, « l’âge-limite » ; rares étaient les femmes, comme elle, dont la beauté demeurait intacte à quarante ans. »
Mais la beauté possède son versant noir : la peur incommensurable de vieillir et de se voir délaisser.
« Elle voulut s’élancer, mais tout à coup elle s’arrêta, songea :
– Mon visage…
Comme il devait être ravagé après une nuit pareille… Elle n’avait pas le droit de pleure, de laisser voir sa souffrance. C’était bon pour la jeunesse de laisser couler les larmes sur des joues qu’elles embellissaient comme la pluie sur une fleur… Jeannine pouvait pleurer. Elle n’avait pas trente ans, elle… Ses larmes attendriraient Monti. Elle, Gladys, devait se souvenir que les pleurs faisaient fondre le fard sur les joues. »

Pour échapper à l’outrage du temps, Gladys se montrera prête à tout : du plus grotesque (trafiquer ses papiers d’identité pour rajeunir officiellement de dix ans) au plus tragique (tuer un homme). Tout, n’importe quoi, plutôt que vieillir.
« Le jour où elle eut cinquante ans, où elle eut entendu sonner à ses oreilles à toutes les heures : « Tu as cinquante ans… Toi, Gladys, qui hier encore… Tu as cinquante ans, cinquante ans, et jamais tu ne retrouveras ta jeunesse… », ce jour-là, elle alla pour la première fois dans une maison de rendez-vous, et depuis, chaque fois que la mélancolie devenait trop amère, chaque fois qu’elle était torturée par le doute d’elle-même, elle allait passer une heure là.
Lorsqu’un homme inconnu était plus empressé, plus généreux que de coutume, une sorte de paix divine affluait à son cœur.
« Si on me reconnaît ? songeait-elle. Je suis libre… Et puis, que dira-t-on ? Vicieuse ?… Ah ! vicieuse, folle, criminelle, mais pas vieille, pas incapable d’inspirer l’amour, pas cette abomination, pas cette horreur !… »

Obsédée par la peur de vieillir, Gladys entretiendra des relations pour le moins tendues avec sa propre fille, Marie-Thérèse, à qui elle reproche de lui rappeler en permanence, par sa simple existence, son âge véritable. Pour gagner quelques années aux yeux du monde, elle n’aura de cesse de la faire passer pour une enfant bien plus jeune qu’elle ne l’est en réalité, finissant même par se persuader de ses mensonges.
Ce thème de la haine maternelle, tout comme le personnage de cette femme refusant à sa fille le droit de lui voler la vedette, m’ont fortement rappelé Le bal, nouvelle qui a valu le succès à l’auteur.

Dans Jézabel, Irène Némirovsky fait le portrait sans concession, mais sans jugement, de cette femme dont l’égoïsme infini trouve ses racines dans une histoire personnelle difficile, marquée notamment par une mère froide et frivole et un père aimant mais trop souvent absent.
Fine psychologue, elle ne s’arrête pas aux apparences, va chercher la réalité qui se cache derrière, et s’attache à souligner les complexités et les ambivalences de son personnage, réussissant à la rendre tout à tour pathétique, ignoble, cruelle ou émouvante.

Marqué du sceau de la mort, ce roman qui conduit le lecteur inéluctablement vers son dénouement fatal (même si l’on devine un peu trop rapidement la nature du lien qui unit Gladys et sa victime), nous rappelle à toutes fins utiles que, quoi qu’on fasse, on n’échappe pas à la vieillesse… quoi que les publicitaires et autres vendeurs de tissu essaient de nous faire croire.

Je n’ai pas trouvé sur ce roman d’autre avis que celui posté sur Zazieweb par Florian qui, à mon avis, sans spoiler vraiment en dévoile un peu trop sur l’intrigue.

Le site officiel dédié à Irène Némirovsky propose une bio et bibliographie complètes.
Un diaporama consacré à l’auteur sur le site du New York Times.

PS : j’ai lu ce roman dans l’édition J’ai lu de 1969, représentée sur l’illustration (il a été réédité depuis chez Albin Michel).
La page de garde arborait un tampon « Offert par Buitoni ». Comme quoi, considérer les livres comme de vulgaires conserves peut avoir du bon puisqu’il a permis que le roman de Némirovsky se retrouve dans la bibliothèque familiale et que je le (re)découvre quarante ans plus tard !

Jézabel, d’Irène Némirovsky
Éditions J’ai lu – n° 328 (1969) – 186 pages

Notes

[1] Dans la Bible, Jézabel est une princesse phénicienne, épouse d’Achab, roi d’Israël. Elle poussera son mari, sur lequel elle exerce son emprise, au despotisme. C’est elle qui introduira le culte de Baal en Israël, persécutant les fidèles de Yahvé. Elle fera exécuter son adversaire le plus acharné, le prophète Elie. Elle finira assassinée par Jéhu qui la jettera en pâture aux chiens avant de s’emparer des trônes d’Israël et de Juda.