Suite au meurtre d’un épicier, Jefferson est arrêté par la police.
S’il était bien sur place le jour fatidique, au moment où le drame s’est déroulé, il n’a pas participé au braquage. Il s’est juste retrouvé embringué malgré lui dans une situation qui l’a dépassé.
Le mauvais endroit au mauvais moment.
Vélo pliable.Il voulait s’enfuir, mais il ne pouvait pas. Il était incapable de penser. Il ne savait pas où il était. Il ne savait pas comment il s’était retrouvé là. Il ne se souvenait même pas d’être monté dans la voiture. Il avait oublié tout ce qu’il avait fait ce jour-là.
Pour ne rien arranger, la victime est un Blanc. Bad luck, dans la Louisiane des années 40 où on ne s’embarrasse pas de vérité ni de justice : le jeune noir illettré est coupable, forcément.
Au procès, son avocat (un Blanc commis d’office, comme de bien entendu) ne trouve rien de mieux pour lui épargner la chaise électrique que de le faire passer pour un demeuré irresponsable.
Messieurs les jurés, regardez-le – regardez-le – regardez-moi ça. Est-ce que vous voyez un homme assis là ? Je vous demande, je vous supplie de regarder attentivement – est-ce que vous voyez un homme assis là ? Regardez la forme de ce crâne, ce visage aussi plat que la paume de ma main – regardez bien dans ces yeux. Y décelez-vous une trace d’intelligence ? Voyez-vous là un être susceptible de projeter un meurtre, un cambriolage, de préméditer quoi que ce soit ? Un animal traqué capable de frapper par peur, un trait hérité de ses ancêtres du fin fond de la jungle d’Afrique – oui, oui, c’est possible, mais échafauder des projets ? D’échafauder des projets, messieurs les jurés ? Non, messieurs, il n’y a pas de projets dans ce crâne. Ce que vous voyez ici, c’est une chose qui agit sur ordre. Une chose faite pour tenir le manche de la charrue, charger vos balles de coton, creuser vos fossés, couper votre bois, récolter votre maïs. C’est ça que vous voyez ici, et non un individu capable de préparer un cambriolage ou un meurtre. Il ne connaît même pas la taille de ses vêtements, de ses chaussures. Demandez-lui les noms des mois de l’année. Demandez-lui si Noël arrive avant ou après le 4 juillet. Parlez-lui de Keats, de Byron, de Scott, et observez si ses yeux montrent un signe de reconnaissance. Demandez-lui de décrire une rose, de citer un passage de la Constitution ou de la Déclaration des droits. Messieurs les jurés, cet homme, préméditer un cambriolage ? Oh, pardonnez-moi, je ne voulais certainement pas insulter votre intelligence en employant le mot “homme” – je vous prie d’excuser une telle méprise. (…) Il est innocent de toutes les accusations portées contre lui. Mais supposons qu’il ne le soit pas. Supposons-le un seul instant. Quelle justice y aurait-il à prendre sa vie ? Quelle justice, messieurs ? Enfin, autant placer un porc sur la chaise électrique !
Les délibérations n’ont pas traîné. La perspective d’un cochon qui grille sur la chaise a dû réjouir les jurés ; le jeune Noir est condamné à mort.
Pour Miss Emma, la marraine de Jefferson, celle qui l’a élevé comme son fils, la sentence est un déchirement, même si elle ne faisait aucun doute. Mais que son garçon ait été rabaissé au rang d’animal lui est plus insupportable encore.
Dès lors, la septuagénaire n’aura plus qu’une obsession : rendre sa dignité d’homme à Jefferson. Pour lui. Pour le reste du monde aussi.
J’veux pas qu’ils tuent un porc (…) J’veux qu’il aille à la chaise, comme un homme sur ses deux pieds.
C’est Grant Wiggins, le neveu de sa meilleure amie, qui est aussi l’unique instituteur de l’école noire du village, qu’elle choisit pour convaincre son « fils » qu’il n’est pas un animal.
Grant, le narrateur de Dites-leur que je suis un homme, se montre plus que réticent à cette idée.
Tante Lou, Miss Emma, Jefferson est mort. Ce n’est qu’une question de semaines ou de mois – mais il est déjà mort. Ces vingt et une dernières années, on a fait tout ce qu’on a pu pour Jefferson. Maintenant il est mort. Et je ne peux pas réveiller les morts. Tout ce que je peux faire, c’est de tâcher d’empêcher les autres de finir comme lui – mais lui, il nous a quittés. Je ne peux plus rien y faire, ni aucun de nous.
Malgré le statut social que lui confère son métier, il ne se sent pas légitime pour assurer la charge qui lui est confiée.
– Je ne sais pas encore si le shérif va m’autoriser à lui rendre visite. Et supposons qu’il le fasse ; je fais quoi alors ? Qu’est-ce que je lui dis ? Est-ce que je sais ce que c’est, un homme ? Est-ce que je sais comment un homme est censé mourir ? J’essaie encore de comprendre comment il devrait vivre. Est-ce que c’est mon rôle de montrer à quelqu’un qui n’a jamais vécu comment il doit mourir ?
Alors qu’il considère sa mission vouée à l’échec, il finit par accepter à contrecœur de rendre visite à Jefferson en prison, poussé par l’insistance de sa tante et aussi pour complaire à Vivian, sa petite amie.
Après des débuts difficiles, à force de patience et de persévérance, il va peu à peu gagner la confiance du jeune garçon.
adieu meusieu wigin dite leur que je sui for dite leur que je sui un omme adieu meusieu wigin je vé demandé a paul sil peu vou zaporté mon caillé
sincerman jefferson
On l’aura bien compris, dignité humaine et peine de mort sont au centre du roman d’Ernest J. Gaines.
Le shérif s’est dirigé vers la table du téléphone pour appeler Bayonne. Je n’ai entendu qu’une partie de la conversation, parce que je ne pouvais pas me sortir la date et l’heure de l’esprit. Comment les gens peuvent-ils trouver une date et une heure pour prendre la vie d’un homme ? Qui leur confère le pouvoir de Dieu ?
Mais, ce ne sont pas là les seuls sujets de Dites-leur que je suis un homme. Il y est aussi question de ségrégation et de racisme. De la condition de la population noire, en butte aux incessantes vexations et autres humiliations des Blancs. Des années après l’abolition de l’esclavage, la domination blanche est toujours en vigueur dans les esprits.
J’essayais de décider de l’attitude à adopter devant eux. Me conduire comme un instituteur, ou comme le nègre que j’étais à leurs yeux (…) Me montrer trop intelligent aurait été insultant pour eux. Me montrer stupide aurait été encore plus insultant envers moi-même.
Tu sais ce que c’est qu’un mythe, Jefferson ? lui ai-je demandé. Un mythe est un vieux mensonge auquel les gens croient. Les Blancs se croient meilleurs que tous les autres sur la terre ; et ça, c’est un mythe. La dernière chose qu’ils veulent voir, c’est un Noir faire front, et penser, et montrer cette humanité qui est en chacun de nous. Ça détruirait leur mythe. Ils n’auraient plus de justification pour avoir fait de nous des esclaves et nous avoir maintenus dans la condition dans laquelle nous sommes. Tant qu’aucun de nous ne relèvera la tête, ils seront à l’abri. Ils sont à l’abri avec moi. Ils sont à l’abri avec le révérend Ambrose. Je ne veux plus qu’ils se sentent à l’abri avec toi. Je veux que tu ébrèches leur mythe en faisant front. Je veux que toi – oui, toi- tu les traites de menteurs. Je veux que tu leur montres que tu es autant un homme, davantage un homme qu’ils ne le seront jamais.
Gaines va plus loin en montrant comment la ségrégation sévit de la même façon parmi les Noirs eux-mêmes et comment Vivian, la petite amie de Grant, a été répudiée par sa famille de mulâtres pour avoir préféré fréquenter un homme de couleur alors que sa pâle couleur de peau lui aurait ouvert les portes du monde des Blancs.
En la personne de Paul, l’adjoint du shérif, l’auteur offre tout de même une petite lueur d’espoir sur la possibilité d’une fraternité entre hommes, Blancs et Noirs, de bonne volonté.
Quand Vincent lui a demandé s’il avait des dernières paroles à prononcer, il a regardé le pasteur et lui a déclaré : « Dites à nan-nan que j’ai marché. » Et il a marché droit, Grant Wiggins. Il a marché droit. Je peux en témoigner. Il a marché droit.
Il règle aussi quelques comptes avec la religion, à travers l’opposition entre Grant, l’athée, et le révérend Ambrose, homme d’Église, entre le salut de l’homme et le salut de l’âme.
Je ne suis pas avec toi en ce moment parce que – parce que je n’aurais pas été capable de faire front. Je n’aurais jamais été capable de parcourir avec toi ces derniers pas. Je t’aurais fait honte. Mais le vieil homme te fera honneur. Il sera fort. Il se servira de leur Dieu pour te donner de la force. Tu verras, Jefferson. Tu verras. Il est courageux, plus courageux que moi, plus courageux que tous les autres – sauf toi, j’espère. Ma foi est en toi, Jefferson.
La figure de Grant est intéressante car complexe et paradoxale : il rêve de fuir son village et sa condition qui le frustre, mais ne peut se résoudre à abandonner les siens et ses origines.
– Je voudrais pouvoir simplement me sauver de cet endroit.
Vivian a secoué la tête.
– Tu sais que tu ne peux pas.
– Pourquoi pas ?
– Pour la même raison que tu ne l’as pas encore fait.
– J’en ai toujours eu envie.
– Mais tu ne l’as pas fait.
– Pourquoi ?
– Tu connais la réponse, Grant. Tu les aimes plus que tu ne détestes cet endroit.
Désabusé, il est convaincu que quoi que fassent les Noirs, leur condition les voue à l’échec. Il ne croit plus au pouvoir de son métier, le temps lui ayant montré à maintes occasions que l’éducation ne suffit pas à assurer un avenir plus clément à ses jeunes élèves.
C’était lui, Matthew Antoine, l’instituteur de l’époque qui se tenait près de la clôture pendant que nous fendions le bois. Il nous avait prédit alors que la plupart d’entre nous mourraient de mort violente, et que les autres seraient ramenés au niveau de bêtes. Il n’y avait d’autre choix que de fuir, fuir, nous disait-il. Qu’il était l’exemple vivant d’un homme qui aurait dû fuir. Qu’en lui – il ne le disait pas, mais nous le sentions – il n’y avait que de la haine pour lui-même et du mépris pour nous. Il se détestait pour son sang mêlé et pour la lâcheté de sa vie, et il nous haïssait de les lui rappeler quotidiennement. Non, il ne l’exprimait pas, mais il nous le montrait tous les jours. Il nous montrait clairement sa haine pour lui-même et pour nous. Il ne pouvait nous apprendre qu’une chose, nous sauver. Parce qu’ici, il n’y avait pas de liberté. Il l’exprimait sans le dire. Mais nous le sentions. Quand nous racontions à nos parents ce que nous éprouvions, ils nous suppliaient de retourner à l’école et d’apprendre tout ce que nous pouvions. Certains y retournaient pour apprendre vraiment. D’autres seulement pour la forme. Et comme ils n’avaient nulle part où s’enfuir, ils sont allés dans les champs ; d’autres ont rejoint les petites et les grandes villes pour chercher du travail, mais leur sort a été encore pire.
On ne pourra reprocher à Gaines de parler de ce qu’il ne connait pas puisque lui-même est un Noir du Sud des États-Unis et que l’Amérique rurale des années 40 qu’il dépeint est celle de son enfance.
Dans un style dépouillé, sans démonstration ni effets de manches superflus, il parvient à faire sourdre l’émotion. Je défie quiconque de ne pas avoir la gorge nouée à la lecture des dernières pages bouleversantes de ce roman débordant d’humanité.
Un immense merci au blogueur-chouchou-de-ces-dames de m’avoir permis de réparer une grossière lacune en attirant mon attention sur cet auteur majeur que je ne connaissais pas.
Ce qu’ils en ont pensé :
Ingannmic : « C’est donc l’histoire d’une lutte, que nous raconte Ernest J. Gaines. Non pas d’une lutte armée, s’exprimant dans la haine et violence, mais celle d’une lutte qui se joue d’abord en soi-même, pour se détacher du poids des mythes qui autorisent une partie de l’humanité à asservir l’autre. »
Jérôme : « En fait, ce roman, c’est tout cela à la fois. L’injustice, la religion, l’éducation, l’amour, le statut de l’homme noir dans une région où la ségrégation n’est pas un vain mot, la place de chacun au sein d’une communauté… c’est tout cela et bien davantage encore. »
Thibault Dablemont : « Ce livre simple et touchant nous montrera ce combat de Wiggins contre lui-même, son instituteur, l’avocat ou encore le shérif et finalement contre un Jefferson qui a fini par croire qu’il ne vaut pas mieux qu’un cochon. »
Val-m-les-livres : « J’ai trouvé que de traiter du mythe de l’homme blanc comme étant supérieur à l’homme noir était une superbe idée. Bien sûr ce roman est aussi un manifeste contre la peine de mort, mais sans insister, tout est finesse. »
De nombreux autres avis sur Babelio.
Dites-leur que je suis un homme, d’Ernest J. Gaines
(A Lesson Before Dying) Traduction de l’anglais (États-Unis) : Michelle Herpe Voslinski
Éditions Liana Levi /Collection Piccolo n°22 (2003) – 304 pages