Peut-on, du jour au lendemain, quitter délibérément le devant de la scène, renoncer à la lumière et gagner l’ombre, délaisser la célébrité pour l’anonymat, se défaire de Ti-Lou pour redevenir simplement Louise Wilson ?
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À la cinquantaine bien entamée, l’heure de la retraite a sonné pour la courtisane, la fameuse louve d’Ottawa,
« La mangeuse d’hommes. Celle que tous réclamaient, même ceux qui arrivaient des antipodes, tant sa réputation était grande. Celle qui n’avait qu’à s’étendre dans la soie et le velours et à écarter les jambes pour se voir couvrir d’or et de compliments ».
Même si elle n’a rien perdu de sa prestance, elle a bien été obligée de constater que sur son corps vieillissant le temps avait fait son œuvre.
Bientôt toutes les petites ruses dont elle use dans sa chambre pour leurrer ses clients ne feront plus illusion.
« Madame Carlyle haïssait non seulement ce que représentait Ti-Lou, mais tout ce que son métier honteux lui rapportait. L’argent, toujours comptant, jamais déclaré, la notoriété –jusqu’à l’étranger ! Les Français achetaient des Cherry Delights pour Petit-Loup, les asiatiques pour T’lou, les Anglo-Saxons pour Tee-Lou.
Elle se réjouissait cependant de voir que la louve prenait du poids, depuis quelques années, et attendait avec délices le moment où la guidoune devenue trop grosse serait rejetée par ceux-là mêmes qui l’avaient tant désirée. Ils iraient peut-être jusqu’à la chasser du Château Laurier comme une indésirable, qui sait. Chaque boîte de Cherry Delights vendue était donc devenue pour elle une espèce de consolation, un baume sur cette plaie vive qu’elle endurait depuis si longtemps et dont elle pouvait enfin rêver de guérir, sa jalousie maladive pour la femme qu’elle n’aurait jamais pu être, parce que les chocolats aux cerises, un à un, menaient Ti-Lou droit à sa perte. »
L’annonce brutale de la mort de son médecin, son unique et fidèle ami, plonge soudain Ti-Lou dans l’angoisse. Autant s’éclipser en pleine gloire, avant qu’il ne soit trop tard. Alors, c’est décidé : elle plaque tout !
Elle laisse derrière elle la « sweet » royale du Château Laurier qu’elle occupait à l’année, luxueuse bonbonnière où flotte encore son parfum au gardénia, où se sont succédé hommes politiques et hommes d’église, notables les plus influents de la capitale de son pays, simples voyageurs ou époux volages, venus parfois de très loin lui présenter leurs plus vibrants hommages à l’occasion d’une visite galante.
Elle quitte Ottawa, direction Montréal, où est installée sa cousine, Maria. Ti-Lou voyage léger, n’emportant avec elle que deux gros sacs bourrés d’argent, fraîchement sorti des coffres des banques où elle l’avait méticuleusement amassé durant toutes ses années « d’activité ».
Arrivée à Montréal, la vieille guidoune est prise d’une bouffée d’angoisse ; la perspective de « s’enfermer comme une carmélite déchaussée et finir sa vie avec ses deux valises pleines d’argent »
la panique. Avant de gagner définitivement l’appartement qu’elle a loué boulevard Saint-Joseph, elle décide de passer sa première nuit dans une suite de l’hôtel Windsor, tout proche de la gare. Histoire de ne pas être trop dépaysée le premier jour du reste de sa vie.
Mais une fois dans sa chambre, Ti-Lou n’a plus qu’une envie : en ressortir au plus vite.
« La folie n’est-elle pas la fille de l’oisiveté ? Alors pas d’oisiveté. Jamais. Toujours s’occuper. Comme là, tout de suite, trouver quelque chose à faire, déballer les paquets qu’elle a rapportés de la rue Mont-Royal et qui contiennent un embryon de garde-robe, le strict nécessaire, sous-vêtements, robes de maison, pantoufles, articles de toilette. Non. Elle n’y arrivera pas. Elle est faite pour autre chose. Une autre vie. Pas pour cette fin-là. Elle n’est pas faite pour cette fin de vie là. Pour se persuader de ne pas sauter sur ses sacoches d’argent et courir à la gare Windsor prendre le premier train pour chez elle, Ottawa, la suite du Château Laurier, les draps imprégnés de son cher gardénia, les bras des hommes odorants et ingrats, elle place sa main droite à plat contre le miroir. Et contemple pendant de longues minutes les veines bleutées et les vilaines tavelures, les marques inconditionnelles du vieillissement. Si le reste peut tromper, pas ça. »
Quoi faire, où aller ? Prendre un verre au bar de l’hôtel, faire une balade dans le parc tout proche, dîner au restaurant, de l’autre côté du même parc ?
Selon la question qu’elle va poser au groom qui l’accueille à sa sortie de l’ascendeur et à la réponse que celui-ci va lui donner, Michel Tremblay va inventer cinq destins à Ti-Lou, du plus glauque au plus romantique.
Cinq hasards qui décideront de son avenir et qui lui feront croiser le chemin d’un tueur au rasoir, d’un ancien client sénateur, d’un gigolo, d’une femme de sénateur trompée et d’un policier accommodant.
Quel plaisir de retrouver Ti-Lou, un de mes personnages préférés de la comédie humaine de Tremblay. J’aime cette femme de tête, insoumise, fidèle à elle-même et à ses principes quel qu’en soit le prix à payer ensuite. Une femme digne et libre, « déesse dans la chambre à coucher, paria partout ailleurs »
, qui a elle-même décidé de la façon de mener sa vie, comme il en existait peu à travers le monde en ces années 1920.
Son caractère frondeur va s’illustrer, notamment, lors de cette scène d’anthologie où, souhaitant prendre un verre au bar de l’hôtel, elle s’en voit interdire l’entrée au prétexte qu’elle n’est pas accompagnée d’un membre de la gente masculine, comme le veut l’usage :
« On a comme un problème, là. Je vous l’ai dit. Chus veuve. Les veuves ont pas le droit de prendre un drink avant le souper ?
– Pas dans le bar. S’y sont pas accompagnées.
– Qu’est-ce qu’y font ? Vous les encouragez à boire tu-seules dans leur chambre parce que leur mari a eu le mauvais goût de crever trop tôt ?
– J’sais pas quoi vous répondre, madame…
– J’vois ben ça, vous avez la bouche ouverte comme un poisson mort…
– Chus désolé.
– Vous êtes pas désolé pantoute. Ça vous dérange pas pantoute de renvoyer une pauvre femme boire tu-seule dans sa chambre, comme une soûlonne, comme quelqu’un qui se cache pour boire ! J’me sus jamais cachée pour boire, je commencerai pas à soir… C’est mon seul soir à Montréal, pis je veux un drink avant le souper. Pis au milieu du monde. Si vous m’ouvrez pas les grilles prétentieuses de votre maudit paradis, j’vas le faire moi-même ! »
Extravagante et flamboyante, Ti-Lou a l’habitude d’être au centre de l’attention générale et ne craint pas les regards. Pendant plus de trente ans, elle a été un objet d’adoration. Et aujourd’hui, même en retraite, elle n’a rien perdu de son goût pour la séduction.
« Elle part de ce grand rire qui a fait frémir tant d’hommes, un tonnerre en cascade qui se termine par une espèce de reniflement animal, un tourbillon dont elle n’est pas certaine que ce soit de la joie, qui vient de loin et qui lui fait monter un hoquet de souffrance. »
D’ailleurs, au fond d’elle-même, a-t-elle réellement envie du désœuvrement qui l’attend ?
« En a-t-elle seulement assez ? Non, bien sûr. Si son corps n’était pas en train de la trahir, si son physique avait été immuable, si le temps n’avait eu aucune emprise sur lui, elle continuerait. C’est faux qu’elle soit fatiguée. Elle n’est pas fatiguée. Elle a fait un choix intelligent, réfléchi : lâcher avant qu’on la lâche. » p. 80 « (…) chus venue à Montréal pour me cacher, pour disparaître, pour vivre la vie plate de quelqu’un qui espère être capable de se reposer sans en être sûr ! Chus venue crever dans l’anonymat, le vrai, celui où quelqu’un est tellement tu-seul qu’y se rappelle même pas que les autres existent. »
À travers le cas de Ti-Lou, Tremblay confronte son lecteur à certaines de ses peurs ancestrales : la vieillesse, la solitude, la mort, mais aussi l’amour. La guidoune quinquagénaire et diabétique, sans chum ni enfants, saura-t-elle accueillir l’amour quand il se présentera à elle ? Sera-t-elle capable d’aimer en retour ?
Malgré sa tonalité mélancolique, ce nouvel opus de la Diaspora des Desrosiers est, comme tous les romans de Michel Tremblay, drôle et bourré d’une humanité qui réchauffe le cœur. Il résonne de cette verve savoureuse teintée de joual si caractéristique.
Une fois encore, dans Au hasard la chance, l’auteur québécois excelle à décrire les âmes humaine, et tout particulièrement celles des femmes, même les plus détestables comme Jeannine Carlyle, qui…
« (…) s’était débattue pendant des années pour ramasser le pécule nécessaire pour racheter ce petit fonds de commerce dans l’hôtel le plus chic d’Ottawa. Sa clientèle, si on excluait les voyageurs de passage, se composait en grande partie des membres les plus influents de la capitale de son pays, des hommes imposants, puissants, qui hantaient l’étage que le gouvernement canadien se réservait au Château Laurier pour les rencontres et les réunions internationales. Elle voyait passer chez elle des ministres dont les photos paraissaient sans cesse à la une des journaux et qu’elle traitait avec une flagornerie à la limite de la décence, ainsi que leur personnel qu’elle accueillait nettement moins bien et qu’elle appelait le menu fretin en plissant le nez. »
Ti-Lou est décidément un personnage attachant. Une fois passés en revue ses cinq hasards, on se surprend à lui imaginer d’autres destins, à en faire l’héroïne d’une série qui lui serait tout entièrement dédiée. Aventurière, enquêtrice,… pourquoi pas. En tout cas, femme volontaire, libre et indépendante.
Michel Tremblay revient sur la genèse de son roman pour le Journal de Montréal.
Ce qu’ils en pensent :
L’Ivre de Lire : « Au hasard la chance est non seulement extraordinairement bien écrit, saura vous faire rire comme pleurer, d’une page à l’autre, pétillant d’intelligence et d’humanisme, mais c’est surtout, fait rarissime dans nos littératures contemporaines, un roman qui ouvre les cœurs, même les plus récalcitrants, et qui, une fois fermé, vous fera vous sentir meilleur. »
Topinambulle : « C’est un roman qui m’a surprise. À l’image de sa protagoniste, je trouve qu’il a du mordant, du dynamisme. Un ton différent d’un livre comme La traversée du continent – que j’ai beaucoup apprécié, mais pour des raisons différentes. Celui-ci est plus fébrile. »
Et d’autres avis sur Babelio
Au hasard la chance, de Michel Tremblay
Actes Sud (2013) – 160 pages