Porte-t-elle encore le deuil de Jean-Louis, après tant d’années ? Jean-Louis est mort à la naissance, en mille neuf cent soixante et un, étranglé par le cordon ombilical au cours d’un accouchement difficile. Le médecin de famille, retardé par la neige, est arrivé trop tard et Jean-Louis est mort. Jean-Louis est mort et moi je suis son vivant-remplaçant, se dit Louis, l’enfant de substitution, à qui on refile le même prénom et qui part dans la vie avec un sacré handicap, le poids du mort sur les épaules. Quoiqu’il fasse, le vivant ne peut pas combler le vide : remplacer un mort, c’est être rarement à la hauteur. Louis se souvient des attentes gigantesques de Régine. Toujours il fallait être en mesure d’y répondre, de satisfaire ses espérances maternelles, d’exaucer ses désirs, mais l’entreprise s’est avérée impossible et la douleur de Régine insondable. Comment oublier et remplacer ce petit être étranglé par le cordon ? Une vie n’y suffit pas. Et maintenant tout ça lui colle à la peau. Combien de fois s’est-il rendu compte qu’il occupait dans la vie, malgré lui, la place du remplaçant ? Sur le banc de touche à l’école, sur liste d’attente pour l’obtention d’un appartement ou le résultat d’un concours, en deuxième choix lorsqu’il est en concurrence avec d’autres candidats pour du boulot… C’est le syndrome Poulidor. Faire la course en tête, c’est découvrir que le premier est indisponible, ou mort.
le vélo pliant.
(p. 70-71)
Sauvez Régine, de Luc Tartar
Éditions de l’Amandier (2010) – 212 pages