mouches-automne-nemirovsky Tatiana Ivanovna est au service des Karine depuis si longtemps qu’elle fait presque partie de cette famille à laquelle elle est totalement dévouée. Elle a élevé son maître actuel, Nicolas Alexandrovitch, tout comme ses frères. Et quand, à son tour, il a eu des enfants, c’est à elle qu’a été dévolue la charge de les éduquer.
La fidélité de la vieille nounou est sans faille. Quand éclate la révolution de 1917 et que les Karine fuient vers Odessa, c’est elle qui garde le domaine déserté pour le protéger des pillards. C’est elle encore qui traverse le pays à pieds, trois mois durant, pour apporter à ses maîtres les derniers diamants de la famille qu’elle a sauvés et cousus dans l’ourlet de sa robe.
Alors bien sûr, quand les Karine quittent la Russie pour la France, Tatiana est du voyage.

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A Paris, les Karine rejoignent la communauté russe en exil, dans le quartier des Ternes. « Paris était envahie par le premier flot d’émigrés russes, qui tous s’entassaient dans Passy et aux environs de l’Étoile. »
Dans un dénuement inversement proportionnel à la splendeur à laquelle ils ont été habitués, les Karine tentent de se reconstruire une vie en France.
« L’appartement était petit, sombre, étouffant ; il sentait une odeur de poussière, de vieilles étoffes ; les plafonds bas semblaient peser sur les têtes ; des fenêtres on apercevait la cour, étroite et profonde, aux murs blanchis à la chaux, qui réverbéraient cruellement le soleil de juillet. Dès le matin on fermait les volets et les croisées, et dans ces quatre petites chambres obscures, les Karine vivaient jusqu’au soir, sans sortir, étonnés par les bruits de Paris, respirant avec malaise les relents des éviers, des cuisines qui montaient de la cour. »
Ces mouches d’automne qui donnent son titre à ce texte, ce sont eux, les exilés, désœuvrés, hébétés, tournant en rond dans leur logement:
« Ils allaient, venaient, d’un mur à l’autre, silencieusement, comme les mouches d’automne, quand la chaleur, la lumière et l’été ont passé, volent péniblement, lasses et irritées, aux vitres, traînant leurs ailes molles »

La nostalgie d’une époque à jamais révolue chevillée au corps, Nicolas Alexandrovitch et les siens dépérissent dans un monde qui leur est étranger à plus d’un titre.
« S’il n’y avait pas ces souvenirs au fond du cœur, l’existence serait supportable… Il prononça avec effort, entre ses dents serrées, sans tourner la tête :
« A quoi bon ? A quoi bon ? C’est fini. Ça ne reviendra plus. Que d’autres espèrent, s’ils veulent… c’est fini, fini », répéta-t-il avec une sorte de colère.
Hélène Vassilievna lui prit la main, porta à ses lèvres les doigts pâles, comme autrefois.
« Cela remonte du fond de l’âme, parfois… Mail il n’y a rien à faire… C’est la volonté de Dieu… Kolia, mon ami… mon chéri… nous sommes ensemble, et le reste… »

Moins encore que les autres, la vieille Tatiana n’arrive pas s’accommoder de sa nouvelle existence. Ce déracinement lui est insupportable. Son esprit est définitivement resté en Russie.
« Comment pouvaient-ils vivre, tous ces gens enfermés dans ces maisons noires ? Quand viendrait la neige ? » « (…) La neige… Quand elle la verrait tomber, ce serait fini… Elle oublierait tout. Elle se coucherait et fermerait les yeux pour toujours. Est-ce que je vivrai jusque-là ? murmura-t-elle. »
Emmurée dans ses souvenirs, elle finit par confondre le Paris d’aujourd’hui et la Russie de naguère.
« Elle pensait à Cyrille, à Youri, avec une sorte d’étonnement pénible… La guerre. Elle imaginait vaguement un champ et des chevaux au galop, des obus qui éclataient comme des cosses mûres… comme sur une image entrevue… où cela ?… un livre de classe, sans doute, que les enfants avaient colorié… Quels enfants ?… Ceux-là, ou Nicolas Alexandrovitch et ses frères ?… Parfois, quand elle se sentait lasse, comme cette nuit, elle les confondait dans sa mémoire. Un long rêve confus… est-ce qu’elle n’allait pas se réveiller, comme autrefois, aux cris de Kolinka, dans la vieille chambre ?…
Cinquante et un ans… En ce temps-là, elle avait, elle aussi, un mari, un enfant… Ils étaient morts, tous les deux… Il y avait si longtemps qu’elle se souvenait avec peine de leurs traits, parfois… Oui, tout passait, tout était dans les mains de Dieu. »

Jour après jour, la confusion s’empare de son esprit, ses pensées s’embrouillent, sa raison défaille.

Dans leur biographie, La vie d’Irène Némirovsky 1903-1942 (Grasset Denoël, 2007), Olivier Philipponnat et Patrick Lienhardt écrivent page 235 :
« De 1926 à 1940, Irène Némirovsky n’a écrit qu’un long, unique et perpétuel roman, manuscrit ininterrompu d’où se sont détachés, à maturité, nouvelles et récits secondaires. Mais le tronc demeure, qui porte ces fruits et n’est autre que l’arbre généalogique des Némirovsky. D’où la sève autobiographique de ses livres, plus ou moins concentrée. Le Bal (1929) était un surgeon de Golder (1930), dont procède Le Pion (1933), lui-même écho du Malentendu (1926). »

Les mouches d’automne, nouvelle publiée en 1931, ne fait pas exception.
Le destin de cette vieille gouvernante était déjà au cœur d’un texte paru sept ans plus tôt, La Niania. Il est d’ailleurs intéressant d’avoir, réunies dans cette édition des Cahiers Rouges, les deux variations de cette même histoire.
Ensuite, le personnage de Tatiana s’inspire directement de Zézelle, la nounou française d’Irène Némirovsky qu’elle considérait comme une mère. Dans les journaux de travail du Vin de solitude conservés à l’Institut Mémoires de l’Édition Contemporaine (IMEC), elle écrit en 1934 :
« Dans mon enfance, elle (Marie) représentait le refuge, la lumière. Combien de fois elle m’a consolée, quand j’étais injustement punie, rudoyée, grondée. Elle m’apaisait, elle était pleine de mesure, de sagesse. (…) Je n’aimais vraiment qu’elle au monde. » [1]

Reléguant les événements historiques au second plan, Irène Némirovsky se concentre sur les vicissitudes intérieures de ses personnages pour livrer un récit intimiste marqué du sceau de « l’âme slave ». En à peine une soixantaine de pages, elle évoque avec justesse la douleur et la mélancolie des immigrés russes de Paris, ressassant le passé et les jours meilleurs à l’envi.

Ce qu’elles en ont pensé :

Alice : « Un pur délice à lire et l’écriture est terriblement poignante. »

Nanoucz : « Le style est limpide, comme toujours chez Irène Némirovsky, les sentiments sont suggérés, par petites touches. »

nemirovsky-expo Ce billet me donne l’occasion de parler ici de l’exposition Irène Némirovsky, « Il me semble parfois que je suis étrangère » qui se tient jusqu’au 8 mars (et peut-être au-delà) au mémorial de la Shoah, à Paris.
Y sont regroupés des archives personnelles, des manuscrits, des papiers officiels… jamais présentés au public retraçant le destin de l’auteur.
Au-delà des billets adressés à sa famille depuis le camp de Pithiviers, le plus émouvant est certainement ce court extrait sonore d’une émission de radio de 1939, seul enregistrement de la voix d’Irène Némirovsky qui subsiste.

nemirovsky-destin-images-corpet Un mini site est consacré à l’exposition.

A signaler également, la parution, à l’occasion de cette exposition, d’un très bel ouvrage regroupant la plupart des archives présentées : Irène Némirovsky, un destin en images, sous la direction d’Olivier Corpet.

Les mouches d’automne, d’Irène Némirovsky
précédé de La Niania, suivi de Naissance d’une révolution
Grasset / Collection Les cahiers rouges # 87 – (2009) – 123 pages

Notes

[1] Dans le prière d’insérer de Mouches d’automne, en 1931, elle écrira (ATTENTION : SPOILER) : « Ces Mouches d’automne ont paru dans une collection à tirage limité, et les critiques qui en ont parlé, ont désapprouvé la fin, invraisemblable et « mélo ». Il me paraît assez intéressant de préciser que le suicide de la vieille tante Tatiana est le seul fait authentiquement, absolument réel du récit. Ainsi est morte ma gouvernante, une femme au cœur simple et dévouée qui m’a élevée, que j’aimais comme une mère. Par hommage à sa mémoire, et parce que je crois que l’on doit répondre de ses erreurs, je n’ai rien voulu changer à la présente édition. »