caribou-island-vann Gary s’est mis en tête de construire une cabane en rondins sur la parcelle de terrain qu’il a achetée sur Caribou Island, de l’autre côté du lac Skilak.
Cette cabane au cœur d’une nature intacte, Gary en rêve depuis longtemps. Elle cristallise à ses yeux l’idéal de l’esprit pionnier qui l’a attiré sur les terres d’Alaska. C’est pour cet idéal, ce mythe de la « frontière », qu’il a délaissé la Californie et sa thèse en littérature médiévale pour venir s’installer ici, sur la péninsule Kenai, avec sa femme Irene, plusieurs dizaines d’années auparavant.
Plutôt que de devenir professeur d’université, Gary s’est improvisé constructeur de bateaux et pêcheur, des occupations plus conformes à ses nouvelles aspirations. Mais aucun de ses projets ne s’est révélé à la hauteur de ses attentes, le laissant profondément insatisfait de sa vie.
“Gary was a champion at regret. Every day there was something, and this was perhaps what Irene liked least. Their entire lives second-guessed. The regret a living thing, a pool inside him.

Ce vélo électrique pliant est très maniable se logera parfaitement dans la soute de votre camping car, bateau.

En trente années de mariage, Irene a appris à connaître son mari. En son for intérieur, elle sait que la nouvelle entreprise de Gary est vouée à l’échec, d’autant qu’il surestime ses capacités en décidant de construire sa cabane en partant de zéro et sans l’aide de quiconque “No foundation, even. No plans, no experience, no permits, no advice welcome.”
Qui plus est, Irene n’a aucune envie d’aller s’enterrer sur ce bout d’île perdue, sans rien du confort auquel elle est habituée dans leur maison surplombant le lac.
Ce projet, c’est celui de Gary, et de lui seul. Malgré tout, elle accepte de l’aider à construire la cabane : rester à l’écart de ce projet rendrait la situation et les relations avec son mari encore plus difficilement supportables.

Quand s’ouvre le roman, Irene et Gary sont sous une pluie battante, occupés à charger des rondins de bois sur leur bateau. Une tâche pénible et fastidieuse que la météo rend plus épuisante encore. La saison est bien avancée ; la température a déjà chuté et les premières neiges ne devraient plus tarder. Trempée par l’eau glacée qui la transperce jusqu’aux os, Irène est transie de froid. Néanmoins, elle tient à se montrer à la hauteur des attentes de Gary. Résignée, elle fait ce que son mari lui demande, sans rien dire.
“The wind and rain formed a roar, against which Irene could bear no other sound. She walked mute, found the bow, placed her log, turned and walked back, no longer hunched. There was no dry part left to save. She was soaked through.
Gary walked past her a kind of bird man, his arms curved out like wings first opening. Trying to keep his wet shirt away from his skin? Or some instinctive first response to battle, readying his arms? When he stopped at the truck bed, water streamed off the end of his nose. His eyes hard and small, focused.
Irene moved in close. Should we stop? She yelled over the roar.
We have to get this load out to the island, he yelled back, and then he pulled another log, so Irene followed, though she knew she was being punished. Gary could never do this directly. He relied on the rain, the wind, the apparent necessity of the project. It would be a day of punishment. He would follow it, extend it for hours, drive them on, a grim determination, like fate. A form of pleasure to him.
Irene followed because once she had endured she could punished. Her turn would come. And this is what they had done to each other for decades now, irresistibly. Fine, she would think. Fine. And that meant, just wait.”

De la même façon, elle obtempère quand Gary, indifférent au gros temps, lui enjoint d’embarquer avec lui pour transporter le chargement jusqu’à Caribou Island. La traversée s’avère périlleuse : la pluie cingle les visages et empêche d’y voir correctement, les eaux agitées secouent dangereusement le bateau. Les vagues passent par-dessus le bastingage, l’eau s’engouffre sans peine dans l’embarcation déjà trop chargée, manquant de la faire couler avant qu’elle puisse gagner sa destination.
Arrivés de justesse sains et saufs, Irene et Gary ne sont pas au bout de leur peine pour autant. Aux abords de la parcelle, pas de plage mais de gros rochers qui les empêchent d’accoster et les obligent à entrer jusqu’à la ceinture dans l’eau glacée pour débarquer leur chargement. Encore un détail pratique qui a échappé à la vigilance de Gary.

Cette scène d’ouverture, réellement éprouvante pour les nerfs du lecteur, ne laisse rien présager de bon pour la suite. Et effectivement, les choses ne vont pas aller en s’arrangeant.
Tandis que Gary, toujours aussi mal préparé, s’escrime à bâtir sa cabane avec des outils inappropriés, n’anticipant aucun des problèmes qui ne manquent pas de surgir, Irene va être la proie de violentes migraines causées, pense-t-elle par une méchante sinusite due au froid. Elle se retrouve clouée au lit, le crâne vrillé par la douleur malgré les antalgiques.
Pendant ce temps, Gary poursuit son travail, mû tout autant par son rêve que par le ressentiment qu’il nourrit à l’égard de sa femme qu’il soupçonne de simuler sa maladie pour l’obliger à abandonner son projet.

Témoin de ce fiasco, leur fille Rhoda, âgée d’une trentaine d’années, s’inquiète du tour que prennent les événements et de la tension croissante qui enfle entre ses parents. Elle-même impliquée dans une relation sentimentale qui ne la satisfait pas vraiment, elle veut croire que les choses vont s’arranger pour ses parents. Quant à leur fils, Mark, il y a longtemps qu’il a pris ses distances avec sa famille, menant une existence marginale, partageant son temps entre la pêche, les compétitions de karting et les séances de fumette avec ses potes.

L’Alaska, une nature à l’état sauvage peu hospitalière, des conditions de survie extrêmes, un homme qui s’improvise pionnier et se lance dans une aventure qui le dépasse, construit une cabane sans aucune préparation préalable… Force est de constater que Caribou Island présente de troublantes similitudes avec Sukkwan Island (sans parler de leurs titres !). Et pourtant, on aurait bien tort de penser qu’il s’agit du même livre, qu’on va relire la même histoire.

Alors que Sukkwan Island se concentrait sur la relation père/fils, dans Caribou Island David Vann dissèque un mariage en déliquescence, un couple qui se heurte aux frustrations des promesses non tenues, aux désillusions qui nourrissent les rancœurs, au fossé qui sépare les idéaux de la réalité.
“None of your life has measured up. You think you were destined for more. You think you were worth more.”

Un dicton dit : A house is not a home (qu’on pourrait traduire par Une maison ne fait pas un foyer). De toute évidence, A cabin is not a home, non plus ; Gary s’y prend aussi mal pour construire sa cabane que pour bâtir son couple. Au fil des années, il en est arrivé à envisager le mariage comme “a thing ill-conceived from the start, something that had made both their lives smaller.” “He didn’t understand marriage. The gradual denial of all one desired, the early death of self and possibility. The closing of a life prematurely. But this wasn’t true, he knew. It was only the way it seemed right now, during a bad time.”

Pour Irene, la cabane est l’arme ultime que Gary a trouvée pour la punir de la vie qu’il mène depuis qu’il l’a épousée, comme s’il la tenait responsable de ses déboires et échecs à répétition. Elle se sent désespérément seule, dans son couple mais aussi au sein de sa famille. Autour d’elle, tout le monde se demande si ses migraines ne sont pas psychosomatiques, un moyen d’attirer l’attention sur elle. Pourtant, sa souffrance, insupportable, est bien réelle. David Vann parvient à faire endurer à son lecteur la douleur qui lui martèle les tempes, à éprouver la confusion qui nimbe son esprit, et ressentir encore plus intensément le sentiment de claustrophobie qui règne sur l’île. On se sent comme tomber dans un gouffre sans fond, une spirale sans fin.
Alors, qu’est-ce qui la pousse à seconder son mari dans son entreprise ? Elle pourrait tout aussi bien le laisser se débrouiller, qu’il construise sa cabane tout seul. Sa relative passivité s’explique par le traumatisme qui a marqué son enfance, un drame familial qui la plonge depuis dans l’angoisse permanente de se voir abandonnée. Elle sent que si elle ne suit pas son mari, son couple va exploser et elle ne saurait supporter un nouvel abandon. Et pourtant, d’un côté comme de l’autre, le moindre échange est lourd de reproches, d’agressivité à peine masquée. C’est à qui poussera l’autre le plus loin dans ses retranchements, tant physiques que psychologiques.

Confrontée à la débâcle de son couple, Irene s’imagine qu’une sorte de malédiction frappe sa famille, que le destin se répète de génération en génération : d’abord sa mère, puis elle et ensuite sa fille, Rhoda. Et il est vrai que Rhoda ne semble pas réellement épanouie par sa vie avec Jim, dentiste de dix ans son aîné. Espérant toujours qu’il la demande officiellement en mariage, elle consulte les brochures et rêve d’une cérémonie sur les plages d’Hawaï, loin de ce coin perdu d’Alaska.
“Irene felt a strange calm then. Rhoda standing before her, worried, condescending, understanding nothing. And yet Rhoda was the person she was closest to in this world. She stepped forward and gave Rhoda a hug, held her tight. I’ll only tell you this once she said quietly. I’m alone now.
Mom.
Shh. Just listen. If you don’t wake up, you’ll be alone like this too. Your life spent, and nothing left. And no one will understand you. And you’ll feel so angry, you’ll want to do far more than throw a bowl through a window.
Rhoda pushed away. What the fuck, Mum.
That’s all I have to offer you. Just the truth.
You’re scaring me, Mom.
Well maybe you’re starting to understand.”
De son côté, Jim ne montre aucun empressement à épouser la jeune femme. Bien au contraire, coureur de jupons patenté, il compte bien profiter des quelques années qui s’offrent encore à lui pour prendre du plaisir, notamment avec Monique, une jeune touriste venue en Alaska avec son copain Carl, qui se montrera une manipulatrice perverse.

Gary, Jim, sans oublier Mark, les hommes ne sortent pas grandis de Caribou Island. Les femmes y sont plus sensées, plus fortes ; en un mot, plus adultes. Elles n’hésitent pas à se montrer critiques envers ces hommes immatures : Monique dit de Carl: “This was one of the things she liked about Carl. Given enough time, he could recognize shit. And unlike most men, he didn’t persist in stupidity just because someone was watching.” De son côté, Rhoda s’interroge : “Why can’t they just be men? Why do they have to become men?”

Et puis, bien sûr, la nature est l’autre personnage central de Caribou Island. L’Alaska de David Vann n’est pas celui des paysages idylliques étalés pleine page dans les brochures touristiques. Ce n’est pas non plus cette terre vierge où Gary rêvait d’imprimer ses rêves et de bâtir sa vie. Chez Vann, les grands espaces sont dénués de toute poésie et se montrent tour à tour inhospitaliers, menaçants ou déprimants.
“Alaska felt like the end of the world, a place of exile. Those who couldn’t fit anywhere else came here, and if they couldn’t cling to anything here, they just fell off the edge. These tiny towns in a great expanse, enclaves of despair.”

J’ai retrouvé dans Caribou Island tout ce qui m’avait emballé dans Sukkwan Island, en mieux, en plus puissant encore. Caribou Island est plus complexe, plus ample que Sukkwan Island (qui n’était en fait qu’une des nouvelles du recueil Legend of a suicide, faisant officiellement de Caribou Island le premier roman de David Vann).
Autour des deux figures centrales, Irene et Gary, d’autres personnages évoluent dans des intrigues parallèles. Les chapitres, courts, se succèdent, alternant les points de vue des différents protagonistes. La beauté du style est en totale opposition avec l’ambiance de regrets, de désillusions, de claustrophobie dans laquelle baigne tout le roman.
Enfin, de la première à la dernière page, la tension ne faiblit pas, laissant le lecteur en alerte constante, redoutant que l’issue tragique qu’il sait, dès les premières pages, inéluctable, ne finisse par survenir.

Pour les anglophones, la version paperback de Caribou Island est déjà disponible.
On peut lire les premières pages du roman sur le site de Penguin ou le PDF joint en annexe à ce billet.
Les autres devront patienter encore un peu ; le roman est en cours de traduction.

Également en annexe, en PDF, un document The story behind the book, dans lequel David Vann s’exprime sur ce nouveau livre (et dans lequel on découvre que Caribou Island partage un autre point commun avec Sukkwan Island).
Et toujours, le site web de David Vann.

Caribou Island, de David Vann
HarperCollins (2011) – 298 pages