Rien ne va plus pour Eldon Fochs. Depuis plusieurs nuits, l’honorable doyen de la Corporation du Sang de l’Agneau est sujet à des crises de somnambulisme, lors desquelles il débite des insanités d’une voix qui n’est pas la sienne.
Pire encore, ces crises s’accompagnent d’accès de violence incontrôlés. Sa femme, qui ne reconnaît plus en lui le père de ses quatre enfants, l’enjoint d’aller consulter au plus vite un spécialiste.
Pour lui complaire, il se décide à voir le professeur Alexandre Feshtig, psychothérapeute agrémenté par les autorités religieuses.
D’abord réticent à se livrer, Fochs finit par confier les rêves perturbants qui le hantent. Au fur et à mesure des entretiens, il se laisse aller, avec une certaine complaisance, à des descriptions toujours plus détaillées d’actes pédophiles, viols, meurtres, incestes…
Faut-il n’y voir que l’expression de fantasmes refoulés ou les aveux pervers de crimes avérés ? Au bout de quelques séances, Feshtig soupçonne Fochs de lui donner le change. Dans les confidences de son patient, il relève de troublantes similitudes avec des événements récents qui ont bouleversé la congrégation sanguiste.
Feshtig prend sur lui d’alerter les responsables. Peu enclins au scandale, ceux-ci vont s’ingénier à minimiser les faits. Devant l’obstination du thérapeute, ils n’hésiteront pas recourir aux menaces pour étouffer l’affaire.
Père des mensonges est une plongée en apnée au cœur d’une secte religieuse rigoriste et dans l’esprit malade d’un de ses membres les plus éminents.
Toute ressemblance avec des faits réels bla bla bla… Les dérives sectaires/religieuses sont de plus en plus souvent dénoncées sur la place publique, ce qui tendrait à banaliser le sujet du roman de Brian Evenson. Mais cela serait occulter l’habileté avec laquelle il en décortique le mécanisme.
Evenson montre comment les plus hautes sphères de l’Église ne s’encombrent pas de principes pour préserver leurs intérêts. Commençant par nier l’évidence, elles n’auront aucun scrupule à couvrir le coupable et chercheront à cacher la vérité par tous les moyens. Et tous les moyens sont bons. Qu’importe qu’ils soient contraires aux préceptes religieux : l’intérêt prévaut sur la morale.
Le fondement de la Corporation du Sang de l’Agneau, c’est l’obéissance aveugle et la dévotion de ses ouailles. Pour sauvegarder leur emprise (et par-là même les revenus substantiels qu’elles en tirent), les autorités religieuses, plutôt que de soutenir les victimes, vont jouer la carte de la culpabilisation et du chantage à l’excommunication, qui équivaut pour eux à la mise au ban de la communauté.
« (…) Que tu l’aies fait ou non, ce n’est pas la question. Ce qui est en jeu, c’est l’obéissance
.
– L’obéissance ?
– Manquer à l’obligation d’obéissance envers ses supérieurs dans l’Église, c’est manquer à l’obligation d’obéissance envers Dieu. Dire du mal de toi, c’est dire du mal de Dieu. »
Père des mensonges montre également comment, Fochs, sous des dehors de respectabilité, profite de sa position au sein de la congrégation et joue de son rôle d’autorité morale pour commettre ses méfaits. Plus son délire schizophrénique croît, plus il se conforte dans le rôle du chevalier en croisade divine contre le mal. Poussant l’abjection à son paroxysme, il finit par se persuader que c’est Dieu lui-même qui l’a investi d’une mission vengeresse et que c’est lui qui commande ses actes. Ce qui, à ses yeux, lui garantit l’absolution et justifie tous ses crimes.
Sa ligne de conduite est la même avec sa propre famille, sa femme notamment :
« – Si je découvre que tu as quoi que ce soit à voir avec la mort de cette fille… commence-t-elle.
Je reste immobile, sans écouter le reste de la phrase. Je réfléchis déjà à ce que je peux lui dire.
– Ces deux garçons, dit-elle. Ça, je sais que tu l’as fait.
– Quels garçons ?
– Tu le sais parfaitement, dit-elle. Ceux dont les mères te tracassent. Je sais ce que tu as fait. Je peux pardonner ça comme un écart si tu jures de ne jamais recommencer.
– Qu’est-ce que j’ai fait ?
– Ne me force pas à le dire, dit-elle. Si je suis obligée de regarder les choses en face, je ne crois pas que je pourrai te pardonner.
Je me contente de fermer les yeux.
– Nous penserons à ça comme à un écart, dit-elle. Une rechute momentanée. Ton frère m’a tout dit sur toi au moment de notre mariage. Je pensais que tu avais changé, que tu avais abandonné tout ça en devenant adulte. Je ne voulais pas y croire, mais il n’empêche que je le savais. Donc, c’était ma faute.
Je suis prêt à la laisser endosser toute la culpabilité qu’elle voudra. J’accepterai volontiers sa collaboration.
– Mais tu ne peux pas continuer à faire ça, dit-elle. Promets-moi que tu ne vas pas recommencer.
Qu’est-ce que j’ai à perdre ? Bien sûr, je promets.
– Jure-le devant Dieu.
Je jure sans hésitation. Cela semble la satisfaire. Elle me laisse tranquille. »
A un moment du roman, lors d’une de ses hallucinations, un de ses doubles fait remarquer à Fochs que son nom sonne comme Fucks et qu’il ne faut donc pas qu’il s’étonne de son comportement. Dans Fochs, j’entends pour ma part Fox, ce qui lui irait également comme un gant tant l’homme développe des talents de manipulation, de ruse, de perversité et de cynisme.
« Je sais que je n’ai pas intérêt à lui permettre de deviner la vérité. Je suis venu le voir non parce que je souhaite qu’il découvre ce que je suis, mais parce que j’ai besoin, mais parce que j’ai besoin, sous une forme ou une autre, de verbaliser ce que j’ai fait à des enfants au cours des dix dernières années, et en particulier ce que j’ai fait au cours des derniers mois. J’ai gardé trop de choses enfouies et ça commence à déborder. J’ai besoin d’une soupape. »
Pour tenir son lecteur en haleine de bout en bout, Brian Evenson use d’un stratagème narratif efficace : après avoir rendu compte de l’échange de courriers entre Feshtig et les instances de la Corporation du Sang de l’Agneau, il laisse la parole à Fochs. En orientant le récit du seul point de vue du “méchant”, il immerge le lecteur dans les tréfonds de son âme pervertie. A l’image de celle-ci, le style est descriptif et froid, exempt de toute empathie pour les victimes. L’usage de la première personne du singulier amplifie chez le lecteur le phénomène d’identification alors même que toute compassion lui est impossible. Sa lecture n’en est que plus oppressante et éprouvante.
Les remugles nauséabonds de cette plongée en eaux profondes collent longtemps à la peau, une fois le livre refermé.
Merci Solène.
Pour en savoir plus sur ce roman et son auteur, deux entretiens passionnants à découvrir sur le Magazine littéraire et chez Bartleby.
Le site web de l’auteur.
Ils l’ont également lu :
Amanda : « Au final un roman glaçant qui se lit quasiment d’une traite, à condition de reprendre son souffle après certaines scènes. J’en redemande, personnellement. »
Bookomaton : « La plupart du temps, j’attends d’un livre qu’il me secoue, me montre la vie sous un jour différent ou ébranle mes convictions : de ce point de vue, Père des mensonges a amplement rempli sa mission. »
Canel : « C’est bouleversant, écœurant, dérangeant. Mais on a beau ressentir une aversion croissante pour le personnage et un violent sentiment d’injustice et de révolte, on est malgré tout captivé et on aimerait pouvoir lire ce livre d’une traite. »
Cathulu : « Père des mensonges est un roman extrêmement troublant qui happe son lecteur et ne le lâche plus. »
Choco : « Cette première rencontre avec Evenson fut donc très très bonne et continuera avec ses autres titres, tout aussi critiques sur la religion. »
Clara : « Brian Evenson évite les écueils du glauque ou du voyeurisme. Son sens de l’analyse est tout simplement remarquable. »
Cuné : « Tordu et impossible à lâcher. »
Dasola : « Je ne regrette pas ma lecture, mais je la conseillerai avec modération. »
Hécate : « Avec l’art consommé de ceux qui ont été confronté à ce genre de système, il dissèque la volonté de pouvoir et la perversion d’un système où toute tentative pour dire le vrai, pour dénoncer un crime couvert par la hiérarchie, devient une sentence d’expulsion, d’exclusion, de mort sociale. »
Karine : « Une lecture qui fait mal, qui effraie, mais que j’ai quand même beaucoup appréciée. Je n’ai pu refermer le livre avant d’avoir tourné la dernière page. »
Kathel : « Un livre que je ne peux me résoudre à recommander, parce qu’il ne pourra pas “plaire” à tout le monde, parce qu’il n’a rien de plaisant justement, mais j’admets que ce genre de dénonciation en forme de coup de poing est tout à fait utile et salutaire. »
Keisha : « Un court roman qui ne peut laisser indifférent. Au début j’ai trouvé que cela était un peu forcé et incroyable, mais je pense finalement que l’auteur a voulu éviter toute “subtilité” et foncer dans le tas, pour plus d’efficacité. Je signale aussi que ce roman ne se complaît pas dans les descriptions superflues et insoutenables, le sujet se suffit à lui-même. »
Leiloona : « Ce roman est une peinture excessivement sombre de l’âme humaine qui dénonce un certain conformisme religieux, mais c’est une peinture cubiste. Le lecteur s’y perd, ne sait plus démêler le vrai du faux et plonge tête baissée dans ce dédale tortueux. »
Lou : « Un roman passionnant, moins éprouvant à lire qu’il n’y paraît et au final, une lecture qui fait réfléchir. A ne pas laisser passer. »
Moisson Noire : « Si le brillant et bluffant La confrérie des mutilés se démarquait par son originalité, Père des mensonges – premier roman de l’auteur – est plus sobre, plus conventionnel, et pourrait à ce titre en décevoir certains. Mais il n’en est pas moins prenant, habilement construit, et s’attaque à un sujet particulièrement tabou et révoltant. »
Sylvie : « Fantôme ou monstre dans une partie du récit. Schizophrénie, dédoublement de la personnalité de l’autre. Récit dérangeant, très violent mais fascinant. »
Sentinelle : « Si Père des mensonges illustre parfaitement toutes les manipulations et dérives du pouvoir spirituel, il n’en reste pas moins que je n’ai rien appris de ce que je ne savais déjà avant cette lecture. Si Brian Evenson a voulu jeter un pavé dans la mare, il en est donc pour ses frais en ce qui me concerne… »
Stéphie : « Je ne vous cache pas que ce livre n’y va pas avec le dos de la cuillère, ceci dit rien n’est gratuit. J’ai trouvé saisissante la manière de l’auteur de nous faire accéder d’une part à la folie grandissante de son protagoniste mais également de ne nous épargner aucune de ses déviances. Parfois, on est même aussi perdu que lui dans les méandres de ses hallucinations. »
Père des mensonges, de Brian Evenson
(Father of Lies) Traduction de l’anglais (États-Unis) : Héloïse Esquié
Le Cherche Midi / Collection Lot 49 (2010) – 234 pages