santis-colaone-italie-hommes En septembre 2007, aux étudiants de l’université de Columbia (New York) qui l’interpellaient à propos de la pendaison d’homosexuels iraniens, Mahmoud Ahmadinejad avait affirmé :
« En Iran, nous n’avons pas d’homosexuels comme dans votre pays. Nous n’avons pas ce phénomène, je ne sais pas qui vous a dit que cela existait chez nous. »

Le vélo pliant offre une grande plage de réglages en hauteur de la selle pour pouvoir être utilisé par toute la tribu.

Quelque quatre-vingts ans plus tôt, Benito Mussolini avait tenu des propos similaires.
Dans les années 30, alors que les fascistes au pouvoir en Italie travaillaient à l’élaboration d’un nouveau Code pénal, le Duce avait rétorqué qu’une loi réprimant les homosexuels était inutile puisque « en Italie, il n’y a que des vrais hommes ».

L’hypocrisie affichée par les autorités n’a pas empêché pour autant le gouvernement de confiner, des années durant, plusieurs centaines d’hommes sur le seul motif de leur orientation sexuelle.

A San Domino, petite île de l’archipel des Tremiti, juste en face de celle où étaient détenus les prisonniers politiques, ces homosexuels vivaient en semi-liberté, surveillés par des carabiniers.
En 1938, à 26 ans, Antonio Angelicola, tailleur dans la boutique de sa mère à Salerne, était de ces exilés.

En 1987, quand s’ouvre le récit, Antonio a soixante-quinze ans. Dernier témoin de cette période, le vieil homme s’est laissé convaincre par deux documentaristes, Rocco et Nico, de retourner à San Domino.
Au cours d’un trajet en voiture pour le moins mouvementé, il va revisiter un passé douloureux qu’il a toujours beaucoup de difficulté à évoquer.

Il va raconter le quotidien des homosexuels confinés sur l’île, prison à ciel ouvert où, paradoxalement, ils se sentaient plus en sécurité que chez eux, n’ayant plus besoin de se cacher, ne craignant plus d’être dénoncés.
D’ailleurs, au moment de leur libération, beaucoup ne pourront retenir leurs larmes, anticipant l’humiliation de devoir retourner dans leurs villages affronter le regard de leurs familles et de leurs voisins.

A San Domino, la vie s’organise. A l’échelle de l’île, une société s’instaure où chacun exerce le métier qui était le sien dans la vie civile. Parfois, des fêtes sont même organisées sous l’œil amusé des gardiens, faisant oublier un instant les conditions de détention précaires, le manque de nourriture, de soins et d’hygiène. Entre les détenus, les amitiés se nouent, les jalousies se font jour, les tensions s’exacerbent.
Malgré le tragique de la situation, le récit n’est pas dénué d’humour, même si c’est souvent l’humour du désespoir.

Quand il revient au présent de 1987, le récit se concentre sur l’évolution des rapports entre les trois protagonistes.
D’une part, Antonio et Rocco qui entretiennent des rapports conflictuels, le premier affichant une mauvaise volonté évidente face au second qui ne voit en lui que du “matériel” pour son documentaire.
D’autre part, Rocco et Nico, dont la relation pourrait outrepasser la simple amitié professionnelle liant un journaliste et son cameraman.

Grâce à la pugnacité de certains[1], il n’est plus possible d’ignorer aujourd’hui le sort réservé aux Triangles roses déportés dans les camps par les nazis. Martin Sherman en a tiré une sublime pièce de théâtre, Bent. En mai 2008, à Berlin, l’Allemagne a même inauguré solennellement un monument en leur mémoire.

En revanche, cet épisode de l’histoire italienne est encore souvent passé sous silence et reste peu connu des Italiens eux-mêmes. C’est d’ailleurs en lisant l’interview d’un survivant que Lucas de Santis a pris connaissance des faits dont il n’avait jamais entendu parler auparavant.
Les dessins de Sara Coleaone – trait élégant et épuré, bichromie – sont en harmonie avec la sobriété du scénario, laissant ainsi toute la place à l’émotion.

Deux documents ajoutent à la valeur pédagogique et historique de En Italie, il n‘y a que des vrais hommes : une préface de deux historiens, Tommasso Giartosio et Gianfranco Goretti, auteurs de La città e l’isola. Omosessuali al confino nell’Italia fascista, et la reproduction, en annexe, de l’interview de Giovanni Dall’Orto parue dans le magazine Babilonia, dont s’est inspiré de Santis pour créer le personnage d’Antonio.

Les premières planches (pas vraiment représentatives de l’ensemble, à mon avis) sont proposées à la lecture chez Dargaud. J’ai mis en annexe de ce billet un document PDF trouvé sur le web proposant d’autres planches, ainsi que des extraits de la préface et de l’interview de Babilonia.
Luca de Santis a ouvert un blog à cette adresse.
Avec Sara Colaone, il a donné plusieurs interviews intéressantes, notamment à Bodoi, ActuaBD, Clair de Plume et Clubgay.fr.

Ce qu’ils en ont pensé :

Aurore : « Une bande dessinée très sensible mais qui jamais ne verse dans la sensiblerie de mauvais goût, En Italie, il n’y a que des vrais hommes raconte ce qui n’est presque jamais dit, et encore moins dans le genre de la bande dessinée. (…) Quant au graphisme, le pari est réussi : pas de colorisation excentrique et de mauvais goût, l’encrage et l’aquarelle apporte à ce récit parfois difficile sa touche d’authenticité. »

Bernard Alapetite : « Le récit n’ira pas sans va et vient du petit monde des îliens à aujourd’hui. Si d’un coté le procédé met en perspective le récit de Ninella de l’autre il l’alourdit parfois, l’alchimie entre les deux époques ne se faisant pas parfaitement. Une bande dessinée c’est bien sûr un scénario mais aussi, surtout des dessins; ceux de Sara Colaone par leur stylisation rigoureuse, leur bicolorisme, et leur petit coté bois gravé me rappellent les illustrations de mes premiers livres de lecture dans les années cinquante. S’ils sont efficaces et clairs, ils manquent un peu de sensualité pour le sujet. »

Tasse de thé : « Le choix de la construction de l’album sous forme de navigation constante entre les deux époques, par le biais de nombreux retours en arrière, permet au lecteur d’apprendre ce que fut la vie de ces hommes bannis de manière totalement injuste et humiliante. Et de mettre en parallèle les deux périodes durant lesquelles se déroule l’action. Le tout dans un graphisme fin et élégant, et des tons sépias qui sont là aussi un choix heureux. »

En Italie, il n’y a que des vrais hommes, de Luca de Santis et Sara Colaone
(In Italia sono tutti maschi) Traduction de l’italien : Claudia Migliaccio
Dargaud (2010) – 176 pages

Notes

[1] Je pense particulièrement au combat mené par Pierre Seel. Interné à Schirmeck à l’âge de 15 ans, il a été jusqu’à sa mort à 82 ans, en 2005, le seul français à témoigner publiquement de sa déportation pour homosexualité. Ce n’est qu’en 2008 qu’un autre Triangle rose français, probablement le dernier survivant, se fera connaître : Rudolf Graza, déporté près de trois ans à Buchenwald.