banlieue_parisienne

Cité dortoir made in banlieue parisienne © Wouam

Un vélo pliant en aluminium avec une fourche télescopique.

« Ce que je sais de l’Algérie, je l’ai su par les médias, par mes lectures, les discussions avec les copains. Au temps où j’habitais la cité, chez tonton Ali, j’en avais une perception trop vraie pour être réelle. Les gens jouaient à être algériens, plus que la vérité ne pouvait le supporter. Rien ne les obligeait mais ils sacrifiaient au rituel avec tout l’art possible. Émigré on est, émigré on reste pour l’éternité. Le pays dont ils parlaient avec tant d’émotion et de tempérament n’existe pas. L’authenticité qu’ils regardent comme le pôle Nord de la mémoire encore moins. L’idole porte un cachet de conformité sur le front, trop visible, ça dit le produit de bazar, contrefait, artificiel, et combien dangereux à l’usage. L’Algérie était autre, elle avait sa vie, et déjà il était de notoriété mondiale que ses grands dirigeants l’avaient saccagée et la prenaient activement à la fin des fins. Le pays vrai est celui dans lequel on vit, les Algériens de là-bas le savent bien, eux. Le drame dans lequel ils se débattent, ils en connaissent l’alpha et l’oméga et s’il ne tenait qu’à eux, les tortionnaires auraient été les seules victimes de leurs basses œuvres. »
(p. 21)


« Comme dans la cité, on sait ce qui se passe, ce que fait chacun, ce qu’il pense, ce qu’il dissimule. On se parle, on se surveille, on se donne des conseils, on se réunit pour les fêtes, les enterrements, les démarches auprès de la mairie, les campagnes de nettoyage des cages, le tour de garde dans les parkings. On sait qui est islamiste, ce qu’il mijote, et qui ne l’est pas et de quoi il a peur. On sait tout. Mais en même temps on ne sait rien, on se côtoie seulement, on croit savoir, on est dans sa tête, pas dans la tête des autres, on suit son idée, celle des autres ne nous arrivent pas ou nous parviennent déformées par le ouï-dire. On pratique au moins quinze langues et autant de dialectes dans la cité, comme dans les camps, on ne les connaît pas tous. On fait semblant, on baragouine. Et puis, qu’est-ce que nous avons à dire, à part le temps qu’il fait et les mêmes vieilles lamentations, celles d’hier qui se répètent en force, qui reviendront multipliées par trente à la fin du mois ? Les habitants de la cité connaissent Paris, leur capitale, et les Parisiens connaissent la cité, leur banlieue, mais que savent-ils exactement ? Rien. Nous sommes des ombres, des rumeurs, les uns pour les autres. Entre eux, entre nous il y a un mur, des barbelés, des miradors, des champs de mines, des préjugés fondamentaux, des réalités inconcevables. »
(p. 118)


« Arrêter l’islamisme, c’est comme vouloir attraper le vent. Il faut autre chose qu’un panier percé ou une bande de rigolos comme nous. Savoir ne suffit pas. Comprendre ne suffit pas. La volonté ne suffit pas. Il nous manque une chose que les islamistes ont en excès et que nous n’avons pas, pas un gramme : la détermination. Nous sommes comme les déportés d’antan, pris dans la machination, englués dans la peur, fascinés par le Mal, nous attendons avec le secret espoir que la docilité nous sauvera. »
(p. 131)

Le village de l’Allemand, de Boualem Sansal
Gallimard (2008) – 272 pages