Le saviez-vous ?
Pascal Garnier a un frère jumeau. Moi, je l’ignorais.
Enfin, quand je dis jumeau, je veux parler d’un « jumeau littéraire », en la personne de Patrice Juiff.
Vélo pliant – Sports, Loisirs, Santé – Fnac.
Dans Frère et sœur, j’ai retrouvé l’univers de Pascal Garnier, et notamment celui de L’A26 : des personnages simples, voire rustres, mais attachants, cabossés par la vie ; un frère et une sœur vivant dans des conditions précaires et un quotidien morose.
Comme son titre l’indique, dans ce roman il s’agit d’un frère, Robin, et d’une sœur, Jeanne. Ou, plus exactement, d’une sœur et de son frère, puisque Jeanne en est le personnage principal, l’élément déclencheur.
Depuis la mort de leurs parents, Jeanne et Robin vivent tous les deux, seuls, dans la maison familiale. Ils ont eu toutes les difficultés du monde à se faire accepter par le village.
Il faut dire que leur famille n’a pas vraiment bonne réputation :
« Après que la mère fut morte, ça s’est décanté. Les gens petit à petit, ils se sont faits moins méfiants. Ça a mis du temps. Mais quand même. Au début on était comme des assassins. Les pires de tous. Ceux qui tuent père et mère. Et puis aussi un frère et une sœur qui baisent entre eux. C’est vrai que ça changeait pas mal de truc qu’on soit plus que tous les deux. Robin était devenu mon tuteur. La justice avait dit oui quand il avait fait la demande. J’étais pas majeure, j’avais dix-sept ans. J’ai tout arrangé dans la maison. La décoration. J’ai mis des rideaux superbeaux. Robin a repeint toutes les pièces. Il a retapé plein de meubles qui se cassaient la gueule. Le toit. Tout. J’ai cherché du boulot. Au début personne voulait de moi. Parce que j’avais le même nom que le père. Et toutes ces légendes. J’ai eu du mal. Comme Robin quand on a laissé tomber les bêtes. Il trouvait rien. Sauf qu’il y a eu cette place chez le croque-mort. Il s’est présenté le premier et le dernier alors il a été embauché tout de suite. Faut dire que son patron l’a jamais regretté. C’était un bon travailleur. Sérieux et pas emmerdant. Moi je trouvais ça dingue comme boulot, récurer les cadavres. Mais lui, il s’est rapidement habitué. Il disait que c’était comme un art. Donc finalement j’ai mis une petite annonce pour le repassage. Ça a commencé avec Lydie et après le bouche à oreille comme quoi j’étais une vraie pro. Au bout de quinze jours je savais même plus comment me dépatouiller tellement j’avais de linge. Faut dire que j’ai jamais rien brûlé ou esquinté. Du travail supernickel. Et puis j’aimais ça. Je pouvais repasser des heures et des heures sans me fatiguer. Les gens commençaient à dire qu’on était vraiment des gentils. Pas du tout comme nos parents. Qu’après tout c’était peut-être pas contagieux. Et que même si c’était nous qui les avions zigouillés. Ben qu’on avait pas plus mal fait. Que personne ne les regrettait. De toute façon. »
Dans la vie de Jeanne, tout est réglé comme du papier à musique. Chaque jour se déroule tel un rituel, du lever au coucher, rythmé par le retour de Robin à la maison, les repas pris ensemble. Rien d’extraordinaire, mais le bonheur à ses yeux, le calme et la sérénité retrouvés, sans les parents. Juste elle et Robin, Moby et son cachalot, comme ils se surnomment mutuellement, sans oublier leurs chiens.
« Elle, elle était heureuse de la vie simple qu’elle menait. De l’exclusivité de leur relation. A elle et à son frère. Elle n’avait besoin de rien d’autre. Elle avait fait le deuil de la normalité amoureuse. Son corps était trop gros et son cœur trop petit. Réservé. Certes elle acceptait d’en consacrer une infime parcelle au bâtard. Mais seulement parce que c’était Robin qui le lui avait donné. Robin, le seul être qui ne lui reprochait pas d’être venue au monde. Qui savait l’aimer. Elle. Le monstre. Qui savait voir encore en elle la petite fille aux cheveux magnifiques que son papa lançait dans les nuages. »
Un matin, le ciel sans nuage de Jeanne s’assombrit : une douleur aiguë lui vrille les entrailles.
« La douleur encore. Qui lui tordit son rêve. L’étira jusqu’à ce qu’elle se réveille en sursaut, des milliers de cœurs battant à la surface de sa peau. Au même rythme insensé. Elle s’assit. Pressa des deux mains sur son ventre. Tendu et dur sous la couche épaisse et protéiforme de graisse. Elle dégoulinait. Semblait fondre en une pluie de sueur glacée. En claquant des dents, elle se mordit la langue. Cette fois la douleur insista plus longtemps. Fit mine de vouloir s’installer. Elle n’avait jamais eu aussi mal. Tant qu’elle n’y croyait pas. Qu’elle crut que son rêve avait déraillé, se prenant pour la réalité. Puis la douleur disparut. Mais cette fois plus lentement. Laissant des traces sonores, brouillant toutes les sensations en un amas indéchiffrable. Anarchique. Elle avait soif. Elle se raccrocha à cela. Cette envie. Ce besoin vital. Elle se leva. »
La douleur la prend par surprise, mais aussi le sang, qui lui dégouline le long des jambes. Une fois ses esprits retrouvés, Jeanne prend les choses en main et décide de ne rien dire, pour ne pas inquiéter Robin qui ne voit dans sa mine fatiguée et son teint blême que les conséquences naturelles de son indisposition mensuelle.
« Un petit mot sur un papier arraché à un carnet et dessus les pattes de mouches de l’écriture de Robin. « T’inquiète pour rien, ma Moby, on m’a toujours dit que les trucs de gonzesse ça fatiguait beaucoup, repose-toi comme il faut. J’ai mis ton pantalon de pyjama dans la machine à laver. Ton cachalot qui t’aime. » »
Pourtant, les suites de ce “petit incident” vont être lourdes de conséquences pour le frère et la sœur.
A coup de phrases courtes, le déroulé des événements alternant avec les “confessions” de Jeanne, Patrice Juiff nous dresse le portrait d’une victime de la vie, une âme simple, qui prend les choses comme elles viennent, sans chercher à les analyser, ni même les comprendre – d’ailleurs, en est-elle simplement capable ? –, inconsciente de la portée de certains de ses actes, faisant entrer malgré elle le malheur dans la maisonnée.
Malgré l’horreur de ses actes, Jeanne m’a touché car son âme frustre déborde d’amour. A aucun moment, elle ne cherche à faire de mal à qui que ce soit. Est-elle réellement responsable de ce qui arrive par sa faute ? Si son passif familial n’excuse pas tout, il l’exonère quand même de beaucoup de choses.
« En prison les filles elles m’appelaient Jeanne. Au début ça me faisait bizarre. Je me retournais même pas. Je croyais pas que c’était à moi qu’on s’adressait. Vous comprenez, chez moi, c’était toujours la grosse ou la baleine ou Moby pour le père et Robin. Dans le village pareil. Jeanne. Si, quand j’étais toute petite. Avant l’histoire avec mon père. Jusqu’à mes sept ans. Après je me suis mise à grossir, à grossir. Je mangeais beaucoup. Ouais, je crois. Mais bon. En quelques mois j’étais devenue énorme. Un vrai petit cochon de lait. A huit ans je pesais déjà bien soixante kilos. J’étais la grosse de l’école. Il en faut toujours un ou une. Les autres mômes se foutaient souvent de ma gueule. Mais je trouvais ça normal puisque je n’étais pas normale. C’est là que ma mère, elle m’a de moins en moins supportée. Avant, elle s’occupait pas mal de moi. J’étais la petite dernière et la seule fille. Alors elle m’habillait comme un bonbon à la fraise. Elle était dingue de mes cheveux. C’est vrai, j’avais des supercheveux. Après, ils sont devenus gras comme le reste. Elle a fini par les couper avec une rage, je vous jure. Tout juste si elle me les avait pas arrachés. J’ai pas cherché à savoir pourquoi elle m’aimait plus. Mais tout ça c’est à cause de cette histoire. On a jamais eu de preuves contre papa. D’ailleurs on l’a même jamais accusé. Seulement soupçonné. M’enfin tout le monde disait que c’était lui le responsable. Même si c’était pas lui directement qui l’avait tuée, la fille. Et comme on a jamais retrouvé le meurtrier… »
Malgré son style tout ce qu’il y a de plus simple, Frère et sœur reste imprimé dans les esprits pour longtemps, car dans le monde de Patrice Juiff, « Y’a comme un truc qui pue la merde, tu trouves pas ? »
Les deux tentatrices qui m’ont donné envie de découvrir ce roman:
Cuné : « C’est tout une ambiance qui s’installe, une moiteur crasse, c’est comme si les faits se succédaient sans avoir de sens, plutôt comme si Jeanne était incapable de comprendre ce qu’elle énonce. Il s’en suit un décalage un peu cotonneux, on ne sait plus au final comment la cerner. Un vrai drame sans aucun pathos. »
Laure : « Rien n’est ordinaire dans cette histoire mais je ne veux point trop en dire, sinon qu’il faut la lire et accuser l’uppercut en pleine face, la force terrible des mots, des phrases courtes, scandées, qui font mouche et monter toute l’horreur dans ce huis-clos, en même temps qu’un amour qui balaie tout. »
Arsenik (qui à mon avis dévoile un peu trop de l’intrigue) l’a également lu et aimé : « Ce roman est pire que noir, Patrice Juiff a été gratter loin, très loin dans la noirceur humaine. »
Frère et sœur, de Patrice Juiff
Plon (2003) – 161 pages