Revoilà François Laplante fils. Célibataire endurci d’une soixantaine d’années, ses antécédents psychiatriques suite aux aventures fabuleuses qu’il a vécues, adolescent, dans La cité dans l’œuf ont fait de lui un solitaire. « En fait, j’étais toujours perdant : si j’allais mieux, on me disait que c’était passager, si j’étais mal, que c’était normal. »
Son existence calme et routinière est pour lui source d’équilibre, tout comme ses béquilles chimiques. « Je suis donc devenu un véritable freak du contrôle de soi with a little help from my friends Paxil, Prozac, Effexor, des noms de démons qu’on croirait sortis d’un grimoire du Moyen-âge et qui cachent des poisons chimiques puissants dont mon cerveau a désormais besoin pour ne pas déraper. »
Et pourtant un jour, il croit bien que son cerveau lui joue à nouveau des tours : « Une petite et très vieille porte que je n’avais jamais vue auparavant s’élevait entre le (théâtre du) Monument-National et le l’immeuble qui le séparait du Montreal Pool Room, comme si un corridor avait été pratiqué entre les deux bâtisses, un couloir étroit qui menait peut-être à la cour arrière… »
Qu’y a-t-il derrière cette porte qu’il semble être le seul à voir ? Sa curiosité sera plus forte que son angoisse à l’idée de sombrer à nouveau dans la folie. Après avoir suivi un long couloir sous-terrain sombre et nauséabond, il va se retrouver parmi les personnages d’une grande toile à la Toulouse-Lautrec où les clients d’une taverne sont attablés autour d’un verre.
Le Mini Pop A de Gitane est un vélo pliant traditionnel mais remis au goût du jour technologiquement.
La première à lui adresser la parole est Gloria la si peu glorieuse. Dans une longue confession, elle va lui expliquer les raisons de sa présence en ce lieu. « La vérité est plate, kid, toujours. Et elle a toujours besoin d’un petit coup de pouce. Les légendes se fondent pas sur les faits mais sur ce qu’on décide de faire avec. La mienne fait pas exception. J’en suis la seule responsable et j’en suis fière ! »
Et nous voilà partis à la suite de cette ancienne chanteuse, à la recherche de la gloire, à Miami Beach où Xavier Cugat règne en maître incontesté. Une fois terminé son désopilant récit (les chihuahuas de Paris Hilton n’ont qu’à bien se tenir!), Gloria prévient François : « La prochaine fois que tu vas revenir ici, kid, parce que tu vas revenir, tu pourras pas t’en empêcher, si je fais plus partie des buveurs que tu vois autour de nous, si ma place est vide, si y a plus de traces de moi nulle part, dis-toi bien que chuis enfin heureuse, que chuis enfin libérée, que j’ai enfin été capable de me lever de table, de traverser le bar, d’ouvrir la maudite trappe dans le plafond que je regarde depuis des dizaines d’années et de monter dans la salle du Monument-National pour rejoindre les fantômes qui la hantent. »
Et effectivement, François Laplante fils va revenir, fasciné par cette porte visible de lui seul, et devenir le confesseur de ces âmes perdues. Willy Ouellette, le roi de la ruine-babines, Valentin Dumas, l’acteur qui avait perdu sa langue (deux fois), puis Jean-le-Décollé, l’homme-femme qui avait perdu sa tête (deux fois), et enfin Tooth-Pick, le bourreau sans fois ni loi, vont ainsi se succéder et profiter de l’oreille attentive de François.
Une sacrée gang qui vous met le cœur en joual. Ils sont tous là (ou presque) les nobobies du redlight de Montréal, guidounes et travestis de la Main : à travers les récits de ces cinq âmes bloquées au purgatoire, on croise les visages familiers de la Duchesse de Langeais, Carmen, Babaji, la grosse Sophie et son piano, la naïve Brigitte, Mae East, Fine Dumas et même la toute dernière, Céline Poulain. Sans oublier Maurice, le maquereau qui fait sa loi sur la Main et son homme de main, Tooth-Pick, « Un petit caniche méchant et trop gâté par son maître et qui teste à tous les jours jusqu’où il peut aller trop loin. Un petit Caligula de village qui respecte rien et personne, un Néron d’occasion qui se pense le centre de l’univers et qui peut pas supporter de ne pas être l’unique sujet de tout ce qui se passe autour de lui. »
Quelle joie j’ai eu à retrouver tous ces personnages qui me sont devenus si familiers au fil des romans de Michel Tremblay, je serais tenté de dire, comme les membres d’une famille que je me serais choisie. Flamboyants et pathétiques, mais avant tout humains et terriblement attachants, comme l’émouvant Willy Ouellette, le roi de la ruine-babines (est-ce que ça ne sonne pas plus joliment qu’harmonica ?) lorsqu’il déclare « Ça t’est-tu déjà arrivé, toé, de parvenir à un point où t’es pus capable d’en prendre ? T’sais, la seconde d’avant, t’avais encore de la patience ou ben de l’endurance, t’étais sûr d’être encore capable d’en avaler pour un bon bout de temps, pis tout d’un coup, y se passe quequ’chose, y a une cassure qui se fait quequ’part en dedans de toé, ça fait un gros crac au niveau de ton estomac… pis tu vois rouge ! »
Le trou dans le mur est un concentré d’émotion, de sensibilité (pas de sensiblerie), de délicatesse et d’humour : on rit de bon cœur aux mésaventures de Gloria la si peu glorieuse, on découvre la fêlure que cache l’attitude hautaine du comédien français Valentin Dumas, on est ému du courage de Jean-le-Décollé… Michel Tremblay transcende le destin pathétique de ses personnages pour en faire de vrais héros du quotidien. Avec tout son talent, il réussit à leur donner corps, mais surtout il leur donne une âme, et quelle belle âme !
Tremblay ne s’en cache pas. C’est son opération d’un cancer de la gorge qui a déclenché l’écriture de ce nouveau roman, juste à sa sortie de l’hôpital. Le trou dans le mur est donc la vision du paradis selon Tremblay, un paradis dont le QG ne pouvait être qu’un théâtre.
Le trou dans le mur, Michel Tremblay
Actes Sud – 248 pages