homme-accidentel-besson« Nous n’aurions jamais dû nous rencontrer. Qu’on me comprenne : je ne regrette pas notre rencontre, c’est même très exactement l’inverse. Ce que je veux dire, c’est : nous étions programmés pour ne jamais nous rencontrer. Nos mondes étaient sans intersection. Tout nous séparait. Tout nous maintenait à distance. Seul un accident extravagant était susceptible de nous mettre en présence. La mort violente de Billy Greenfield a été un sacré accident. »

Remarquablement pratique grâce à sa petite taille, le vélo pliant est le must du moment pour se déplacer en ville sans encombre, en évitant tous les embouteillages.

Los Angeles, années 1980. Le narrateur est un jeune flic à la vie bien rangée. Côté boulot, les quartiers chics de la ville où il officie sont plongés dans une molle torpeur tandis que les banlieues alentours s’embrasent sur fond de conflits raciaux. Sa vie privée est tout autant exempte de la moindre agitation : heureux en couple, sa jeune épouse enceinte ne devrait pas tarder à lui donner un enfant.
Un jour, cette routine, qui n’est pas pour déplaire à notre inspecteur, va se trouver bouleversée : Billy Greenfield, un prostitué, dealer à l’occasion, est retrouvé assassiné au petit matin, gisant sur les pelouses fraîchement tondues d’une villa de rêve de Beverly Hills. Sur l’agenda de la victime, le nom d’une star d’Hollywood, coqueluche du moment : Jack Bell, qui serait ainsi la dernière personne à avoir vu Greenfield vivant.
Entre le flic et la vedette de cinéma va naître une passion aussi fulgurante qu’elle sera destructrice.

Indubitablement, ce “pitch” a des relents de mauvais téléfilm, façon M6. Besson se mettrait-il donc à piétiner les plates-bandes de Danielle Steele ou de Barbara Cartland ? Que nenni. Pas plus celles de James Ellroy d’ailleurs. Cela, en revanche, on le regrette dans les premières pages du roman. Ne s’improvise pas maître de roman noir qui veut. Quand Ellroy dépeint un L.A. des plus interlopes, Besson, lui, point avare de clichés, nous sert une Californie de carte postale en technicolor.
Il ne semble d’ailleurs pas plus à l’aise avec l’univers des commissariats. Les réparties de son inspecteur, à la “hard boiled”, sonnent faux. Dans cette partie du roman, le rythme est volontairement haché, les phrases courtes, les paragraphes succincts. Tant qu’à la fin ça en devient horripilant.
Et comme si cela ne suffisait pas, chaque paragraphe se clôt systématiquement sur une formule, tenant plus du poncif que de l’aphorisme, du type : « On manque facilement de place dans les geôles de Californie. Et il se présente toujours des candidats plus sérieux. Je dirais même que ça se bouscule au portillon. » « Il espérait simplement que le relevé d’empreintes nous fournirait des indices précieux même si on se doutait que pas mal de mains s’étaient posées sur ce corps, sur ces vêtements. Les prostitués, par définition, ne manquent pas de fréquentations.» «Spontanément, je me suis demandé pourquoi le petit allait tapiner du côté d’Hollywood alors qu’il avait tout ce qui lui fallait là, juste en bas de chez lui. Il devait préférer s’envoyer en l’air, avec des gens de la haute et s’endormir dans de beaux draps. » « Les Irlandais de cinquante ans, après avoir été quelquefois sanguins dan leur jeunesse, sont souvent placides et confiants. »
On touche le fond au moment de la première entrevue entre le narrateur et Jack Bell : « J’ai enchaîné “sans me départir d’une ostensible neutralité” (l’expression favorite de McGill) : « En tout cas, vous me confirmez que vous n’aviez pas rendez-vous avec Billy Greenfield, avant-hier à sept heures du soir ? » Il a rétorqué “sans se départir” d’un flegme très travaillé : « Je vous le confirme. » J’ignorais si nous jouions au chat et à la souris mais ça m’en avait tout l’air.» « J’ai poursuivi : « Consommez-vous des stupéfiants ? » Il a répliqué : « Si je réponds oui, vous me bouclez ? » Et moi : « Non, promis, ça restera entre nous. » Il a avoué : « Alors la réponse est oui. Mais je ne me fournissais pas auprès de ce monsieur Greenfield. » J’ai précisé : « Je ne crois pas vous avoir indiqué qu’il en était fournisseur. » »

Besson est un auteur que je suis fidèlement chaque année depuis Son frère. Et pourtant, si je trouve estimable le besoin d’un auteur de se renouveler, de se refuser à écrire toujours le même livre, je n’ai pu m’empêcher de penser « Mais qu’est-il allé faire dans cette galère ? ».
Et puis, tout d’un coup, au détour d’une phrase, le miracle Besson se produit. « Evidemment, tout commence à ce moment exact, le processus s’enclenche, celui que nous n’arrêterons pas mais comprenez que nous sommes dans l’ignorance de cet enclenchement, dans une parfaite innocence ; l’ingénuité. Nous ne savons pas que nous venons de mettre la main dans l’engrenage qui va nous dévorer. » Tout comme les deux protagonistes, le lecteur est alors pris dans le tourbillon de la passion. Besson redevient Besson, les descriptions et dialogues vaseux font place à l’introspection ; et Besson n’est jamais meilleur dans l’expression de l’indicible, dans la subtilité des sentiments et de la fugacité du temps.
Oubliés les lieux communs des premières pages, désormais les mots font mouche, les sentiments sonnent juste, certains passages touchent au sublime. « Nous avons échangé quelques mots au cours du déjeuner, c’étaient des paroles ordinaires, des choses de presque rien, comme en disent les couples qui s’arrêtent sur les aires d’autoroute, le jour des départs en vacances. Sans doute y avait-il encore de l’embarras entre nous, et l’inconfort de ceux pour qui se profilent des instants décisifs, mais c’était aussi, déjà, les mots simples des amants réguliers. » « Et c’est cela que nous redoutions sans nous l’avouer. Le monde entre nous. A nouveau. »
Et bien sûr, comme dans ses autres romans, Besson y développe ses obsessions : le manque, l’absence et la souffrance qui en découle : « Nous n’avions pas fini de nous aimer. Non, pas fini de nous aimer. Tout nous a été retiré trop vite. Il nous restait tant à faire. Une vie entière, peut-être. Un amour total, pourquoi ça s’arrêterait ? J’essaie d’apprendre à vivre sans lui. Chaque jour, j’essaie. Je vous jure que j’essaie. Je n’y arrive pas. »

Y a-t-il un flic pour sauver Hollywood ? Avec Un homme accidentel, Philippe Besson fait son coming-out littéraire en ce sens où pour la première fois, il ne se cache pas derrière un personnage féminin pour exprimer la passion entre deux êtres. Ici, on l’aura compris, la passion fulgurante balaye tout sur son passage. Du coup, l’énigme policière, sans surprise, passe rapidement au second plan. Les personnages secondaires sont relégués au rang de figurants : Laura, l’épouse bafouée, McGill, le collègue discret et compréhensif ou la mère du narrateur, effacée. Cette passion vorace donne à Besson l’occasion de publier sa première scène de sexe. Pas vraiment réussie, ni vraiment indispensable d’ailleurs.
Alors forcément, puisqu’il s’agit d’une relation improbable entre deux hommes fleurissent ici et là des comparaisons entre Un homme accidentel et Brokeback Mountain. Le raccourci est facile et un peu rapide. Bien sûr, il s’agit d’une rencontre, d’un coup de foudre improbable, entre deux hommes, emportés malgré eux par la fulgurance de leurs sentiments. Dans les deux cas, l’universalité du propos dépasse sans mal le cadre restreint des amours homosexuelles. Mais là où les deux personnages d’Annie Proulx choisissent de “rentrer dans le droit chemin”, préférant donner le change à la société plutôt que de vivre ouvertement leur relation, les personnages de Philippe Besson, le narrateur principalement, décident de vivre le moment intensément, quitte à en payer le lourd tribut. A chaque fois qu’il a l’occasion de faire marche arrière, le narrateur préfère lâcher prise et s’abandonner à ses sentiments, même s’il pressent que cela va le conduire à sa perte. L’inéluctabilité d’une fin tragique amplifie le sentiment d’urgence qui se dégage du récit.
En fait, le seul défaut de cet Homme accidentel, ce sont ses 64 premières pages. Il faudrait les arracher. Alors, il serait excellent.

L’avis de Flo.

Un homme accidentel, de Philippe Besson
Julliard – 252 pages