barakat-maitre-amour« C’était un homme de courte taille au visage poupin. Le jeune patron n’était pas de ceux qui en imposent. Il avait, comme moi, deux petits seins. Et, comme moi également, un petit ventre qui semblait l’embarrasser : il le rentrait quand il marchait ou le dissimulait sous d’amples vêtements de sport. Non, il n’était pas de ceux qui en imposent et qui portent la cravate, comme il aimait à le répéter lui-même. Au début, cependant, je restais sur la défensive : cette modestie était peut-être feinte (…) »

Vous allez me dire que les vélos pliables, cela existe déjà. Cela ci, en dehors de ces roues originales, ne semble pas changer grand chose.

Quelle est donc la nature de cet amour que porte Wadî’ à son jeune patron Tarîq, lui qui pourtant est tout amour pour Samia, sa femme ? Cet « amour ineffable, noble, sublime et élevé » est un sentiment complexe qui ne peut se résumer à une passion homosexuelle. Il y a dans ce sentiment plus d’admiration et d’idéal de fraternité que de réel désir sexuel.

Dans le long monologue qu’est Mon maître, mon amour, Wadî’ va revenir sur sa rencontre avec Tarîq, et refaire le chemin de sa vie à l’envers pour finir par replonger dans un passé qu’il a occupé son existence à rejeter. Une enfance fortement marqué par la moquerie de ses camarades qui aimaient dérouiller à l’occasion ce petit gros, trop bon élève pour faire partie de leur bande. Il y a aussi sa mère malade, et son père, cuisinier dans une famille riche, qu’il méprise pour sa soumission docile à ses employeurs.
A l’adolescence, Wadî’ décide d’abandonner le camp des faibles. « Je veux m’asseoir à la table. Je ne serai pas l’orphelin du festin, content d’avoir les restes. Je veux être un scélérat, le plus professionnel des scélérats, sans perdre mon âme. » Dans un Liban en guerre, il se retrouve à la tête d’un gang de trafiquants d’armes et de drogue, imposant sa loi aux plus faibles que lui. Plus tard, obligé de fuir son pays, Wadî’ se retrouve avec Samia, à Chypre. Commence alors pour lui une longue période de dépression, où il n’est plus que l’ombre de lui-même.
« Les jours et les mois ont passé, et Samia ne m’a pas quitté.
Elle n’est pas allée en Australie rejoindre les siens. Les jours, les mois ont passé et lorsque je me réveille le matin, elle est toujours là, près de moi. Avec moi. Je me dis qu’elle vit encore de souvenirs – des souvenirs de ce que j’étais. Qu’elle espère que va passer ce qui ne peut être que passager, que je vais redevenir l’homme qu’elle a aimé. Je me dis que c’est le dernier jour et, le jour suivant, je me réveille et la trouve là, près de moi. Comme la vielle. Du côté du lit qu’elle occupe habituellement. »
« Chaque aube est une épreuve ardue, chaque matin un âpre combat. Etendu sur le canapé, dans le salon, il me vient à l’esprit que la fuite de Samia sera, selon toute vraisemblance, une délivrance pour moi, une libération que j’espère sans me l’avouer. » Jusqu’au jour de sa rencontre avec Tarîq…

Au fil des chapitres, on comprend un peu mieux qui est Wadî’, les pièces du puzzle s’assemblent et révèlent ce que Tarîq a fait ressurgir de plus enfoui au fond de lui : le souvenir d’Ayyoub, l’ami fidèle de son enfance, celui qui était comme son frère et dont il a perdu la trace. « Mon chagrin est indescriptible. Je pleure comme peut-être je n’ai jamais pleuré. Je sanglote, peu m’importe qu’un passant me voie, ou, depuis le balcon, Samia. Je verse des larmes intarissables et mon cœur brûle pour Ayyoub. Comme je brûle pour lui mon Dieu ! Je ne désire rien en ce monde que voir son visage. »
Soudain, le récit de Wadî’ s’interrompt quand il disparaît mystérieusement. Samia reprend le flambeau laissé par son mari. Par tous les moyens, elle va essayer de comprendre pourquoi celui-ci a disparu, allant jusqu’à rencontrer Tarîq. A partir des bribes du passé de Wadî’, elle envisagera tous les scénarios imaginables susceptibles de donner un sens à cette mystérieuse disparition, d’expliquer l’inexplicable.

Retomber en enfance. Quoi qu’on fasse, notre enfance nous poursuit toute notre vie. Voilà le message de Sayedi wa habibi (titre original du roman). Aussi profond que soient enfouies nos blessures, elles ne manquent pas de remonter à la surface un jour ou l’autre. L’enfance à tout jamais marque le destin des hommes. Hoda Barakat montre aussi comment la violence du monde extérieur, en l’occurrence ici celle d’un pays en guerre, peut transformer les hommes, souvent à leur corps défendant.
Il m’a manqué un je-ne-sais-quoi pour adhérer totalement à cette chronique douce-amère. Peut-être ai-je été trop gêné par cette espèce de voile qui brouille la frontière entre rêve et réalité. Un bon roman cependant.

Mon maître, mon amour, d’Hoda Barakat
Traduction : Edwige Lambert
Actes Sud – 174 pages