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Tout fout le camp ma pov’ dame !
Après Pluton qui n’est plus une planète, Moby Dick n’est plus une baleine.
Et dire que pendant toutes ces années, j’ai cru que Moby Dick était une fille. Me voilà aussi désappointé qu’un touriste japonais perdu au bois de Boulogne, devant la bosse suspecte du travelo qu’il prenait pour une charmante parisienne.

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A l’origine de ce séisme littéraire, la sortie du troisième volume des œuvres d’Herman Melville aux éditions La Pléiade, avec une nouvelle traduction de Philippe Jaworski, le spécialiste de Melville.

Explication de texte. En 1941, quand Giono publie sa traduction de Moby Dick (en collaboration avec Lucien Jacques et Joan Smith), Melville n’a pas encore le statut qui est le sien aujourd’hui dans la littérature américaine. De surcroit, Giono avait une connaissance approximative de l’anglais (il travaillait à partir d’un texte traduit au mot à mot par une de ses amies), encore plus de la culture américaine. Aujourd’hui, Melville est entré dans le panthéon des classiques et la tendance veut que le traducteur prenne le moins de liberté possible avec le texte original. Deux bonnes raisons de dépoussiérer le texte.

En 1851, l’œuvre originale de Melville parait sous le titre The Whale, puis Moby Dick or The whale. L’erreur sur le sexe de ce(tte) cher(e) Moby viendrait du fait que Giono ait traduit « whale » par baleine alors que c’est le terme générique qui désigne l’ensemble des cétacés (par exemple, un « Killer whale » est un épaulard, un « Sperm whale », un cachalot. Si, si je vous assure).

Dans sa Note sur la traduction, Philippe Jaworski enfonce le clou en soulignant que le texte précise que Moby Dick « est pourvu de terribles dents ». Or, les baleines, elles, sont dotées de fanons (il n’y a que la baleine du Pinocchio de Disney pour avoir des dents !). Donc, à partir de maintenant, Moby Dick sera un cachalot.
Et puis, tout le monde le sait, Dick est le diminutif de Richard, qui est, jusqu’à preuve du contraire, un prénom exclusivement réservé aux garçons (et, incidemment, un des petits noms réservés au sexe masculin). Voilà comment l’héroïne de nos jeunes années devient un garçon, ou plutôt retrouve son identité masculine d’origine. Et Jaworski de conclure que « ce monstre est à l’évidence un monstre mâle, ce qui est caractéristique de l’univers de Melville et qui renvoie à l’homosexualité, l’un de ses thèmes récurrents ».

Le changement de sexe de Moby Dick n’est pas la seule nouveauté de cette nouvelle traduction.
Dans sa traduction, Giono avait tout simplement “zappé” tous les passages faisant références aux techniques maritimes. Philippe Jarowski a fait des recherches dans les études historiques sur la pêche, des descriptions de naturalistes, de membres d’équipages de baleiniers pour retrouver le lexique exact des termes employés par les pêcheurs de l’époque. Et Jarowski de préciser dans sa Note « On ne connaissait pas de “rames” dans les canots et les baleinières au XIXe siècle, mais des “avirons”, ni de “rameurs” mais des “canotiers” ou des “nageurs”. Les chasseurs ne parlent pas du “jet” de la baleine, mais de son “souffle” ».

Alors que Leonard Wolf se plaignait « du style répétitif de cet informe torrent de phrases interminables », Jarowski a pris le parti de conserver cette structure spécifique au roman. Pour lui, « la langue de Melville est la clef de son monde. (…) D’aucuns pourront les juger disgracieuses avec leur charpente rhétorique voyante ou malhabile ; il faut pourtant faire sentir que l’écrivain cherche des révélations de sens plutôt qu’il n’expose, selon une construction impeccable, une idée ou une argumentation préalablement conçue ».

Toujours dans le registre de la syntaxe et du style, Jarowski rend au capitaine Achab son niveau de langue. « On ôterait beaucoup de la dignité dramatique du personnage en renonçant à ouvrager la langue de ses monologues, comme le fait Melville. (…) Rien chez Achab n’appelle le ton bourru du loup de mer que d’aucuns ont cru devoir adopter en traduction. Achab, dans les dialogues, peut être brutal ; il n’est jamais grossier, et surtout pas ordurier. »

Enfin, cerise sur le gâteau, Melville était un comique. Du moins, c’est encore Philippe Jarowski qui nous l’apprend. Selon lui, « Moby Dick est, avec les Aventures de Huckleberry Finn de Mark Twain, le plus grand roman comique américain du XIX e siècle ». Rien que ça !
Pour preuve, il cite en exemple un passage du chapitre XVIII, où Ismaël présente son ami Queequeg au capitaine Peleg. Celui-ci, qui n’arrive pas à répéter correctement le nom du jeune polynésien, l’appelle quohog (qui désigne une grosse palourde en Nouvelle-Angleterre), puis hedgehog (qui veut dire hérisson).
Dans la nouvelle version, le tour de force repose sur l’exploitation de mots contenant le couple de consonnes C/Q ou Q/C, proches de la forme francisée Quiqueg. Voici ce que donne le passage : « Allons… dites à votre Qui… Quiconque… Quelconque ? Comment l’appelez-vous ?… Dites à ce Quiconque d’approcher (…) Il nous faut absolument ce Quinconce… Je veux dire Quiconque… dans l’une de nos pirogues. »
Comme quoi, le travail du traducteur n’est pas aussi anodin qu’il peut y paraître. Ainsi que le disait Catherine Argand, dans le numéro de février 1997 de Lire, « Toute traduction est affaire d’interprétation, et de ce fait vieillit bien plus vite que l’œuvre originale. Seul le dilemme du traducteur ne varie pas: fidélité à l’esprit ou à la lettre ? »

Œuvres : Tome 3, d’Herman Melville
Traduction de l’anglais (États-Unis) : Philippe Jaworski – Gallimard/La Pléiade – 1 405 pages