pietra-viva-leonor-de-recondo-wespieser

« Le cœur de Michelangelo se serre un peu plus. Il chasse, une nouvelle fois, l’idée qui le taraude.
La prière est finie, les frères restent, incapables de revenir sur leurs pas, de s’éloigner. Michelangelo hésite à attendre leur départ pour commencer la dissection.
Le poids du lin décide pour lui. Dans un bruit sec, un pan du tissu tombe, dénudant une jambe d’homme. Michelangelo la regarde attentivement. Les poils sont longs et blonds. L’intérieur du genou est recouvert par un léger duvet. La cuisse est vigoureuse, il n’a pas besoin de l’inciser pour sentir la densité des muscles attachés à la rotule. Le pied est fin, les ongles sont propres et parfaitement coupés. L’homme était jeune, vingt ans peut-être.
Michelangelo a complètement oublié la présence des frères. Il touche le mollet. Comme il l’avait deviné, la peau est souple, à peine cireuse.
Le cœur de Michelangelo bat à tout rompre.
Avec délicatesse, il découvre entièrement le corps. Le sexe est caché par un linge. Il ne regarde pas le visage. Pas encore. L’idée qui cherchait à s’immiscer a maintenant envahi son esprit.
Le torse est imberbe. Les tétons, couleur corail, hissés sur leurs petits monticules de chaire flottent sur la peau immaculée. Les proportions du corps sont parfaites, telles qu’il les avait imaginées.
Andrea, c’est toi qui gis sous mes yeux, n’est-ce pas ?
Comment résister plus longtemps à l’envie de regarder le menton, la bouche, le nez et les paupières closes ? Définitivement closes.
Un râle s’échappe de la gorge de Michelangelo et va frapper la voûte. »

n vélo pliant est toujours un compromis, il ne peut pas tout faire à la fois.

Pour améliorer ses connaissances de l’anatomie humaine et perfectionner ainsi son art, Michelangelo Buonarroti réalise la dissection de cadavres à la morgue. En ce jour de printemps 1505, le corps que lui apportent les moines est celui du frère Andrea, le jeune moine dont la beauté lumineuse le fascinait.

« Andrea, tu es la beauté à l’état pur. La perfection des traits, l’harmonie des muscles et des os. »

« Andrea, tu es la beauté que je ne saurai jamais atteindre avec mon ciseau. Tu es la preuve ultime de la supériorité de la nature sur mon art.

Bouleversé par ce corps qu’il ne peut se résoudre à entamer, Michelangelo quitte Rome dans la précipitation, direction Carrare. Puisque le nouveau pape Jules II lui a confié la réalisation de son futur tombeau, le moment est venu pour le sculpteur de se rendre sur place choisir lui-même les blocs de marbre dont il aura besoin.

Sur place, il retrouve l’équipe des carriers avec laquelle il à l’habitude de commercer.

« Ils l’ont vu pendant ces longs mois, toujours parmi les premiers, à l’affût de chacun de leurs gestes, critiquant souvent leur manière d’attaquer le marbre. « Laissez la veine vous guider, sinon vous la massacrez ! », leur disait-il. Certains lui en ont voulu, l’ont traité de donneur de leçons et puis ils ont compris que c’était par amour simple de la pierre, de la montagne. Il en parlait comme de sa propre chair et, comme eux, son cœur en était fait. Au fil des jours, Michelangelo a senti leur résistance céder et, maintenant, il fait partie de leur grande famille. »

« Imagine les visages des premiers hommes quand un bout de paroi est tombé, quand le blanc a scintillé et qu’ils ont découvert ces pierres si blanches, issues de cette montagne si verte. Ils ont dû se retourner pour regarder la lune briller dans le ciel nocturne et se sont dit que des morceaux d’elle s’étaient échoués là. Comment auraient-ils pu appeler l’endroit autrement que Luna ? Ils ont raison. Tu ne crois pas ? Peut-être que sans le savoir nous continuons à creuser la lune, à la percer, à la trouer. Toi, tu la sculptes ! »

Pendant six mois, Michelangelo va partager le quotidien des villageois. Ce qui ne se fera pas sans accrocs pour cet être bourru et renfermé, certains diraient même misanthrope, n’aimant rien moins que la solitude.

« Il n’a jamais su pourquoi il avait tant besoin d’être seul, pourquoi cette incompréhension entre lui et le reste du monde le rassurait, le protégeait même. »

Lui qui n’a pas son pareil pour faire jaillir les hommes de la pierre, ne sait pas communiquer avec eux. Maladroit, il est souvent blessant, involontairement… ou non, pour peu que sa vanité s’en mêle, car sa Pietà et son David lui valent déjà une solide réputation.
Ce n’est donc pas étonnant si son meilleur ami, Cavallino, est un doux dingue qui se prend pour un cheval.

« En effet, il est souvent perdu au milieu des autres, et les deux seules personnes à qui il pourrait se confier sont un fou qui se prend pour un cheval et un moine à la beauté sidérante, mort avant qu’ils n’aient pu se parler. Le sculpteur, aux mains douées d’un rare pouvoir, n’est pas dupe et se plaît à dire à ses semblables : « Ne regardez pas mon visage, il est laid. Regardez plutôt mes mains ! Elles sont si puissantes qu’elles façonnent la réalité, qu’elles donnent vie à la pierre. Dans le sillon creusé par mon ciseau, les veines de marbre se gorgent de sang. » »

Aux rapports humains, Michelangelo préfère le contact de son ciseau sur la pierre. Il s’abandonne totalement à son art, oublieux de tout ce qui l’entoure.

« Là il improvise un petit établi sur lequel il pose la pierre. Sans plus attendre, il commence.
La main d’Andrea irradie sa mémoire. Il dégrossit rapidement le marbre avec son ciseau à quatre dents. Quelques tailleurs de pierre, intrigués, se sont regroupés autour de lui.
« Je n’ai jamais vu personne aller aussi vite.
– C’est comme si, sous son ciseau, le marbre se ramollissait.
– Ça ne nous arrive jamais à nous ! »
Michelangelo ne les écoute pas tant il s’évertue à redonner vie à la main d’Andrea.
« Qu’est-ce tu crois qu’il va faire ?
– Je ne sais pas, mais on dirait des doigts. »
Les hommes s’éloignent, laissant Michelangelo à son travail.
Très vite, la main surgit. Elle est posée sur quelque chose. Des éclats plus tard, la petite bible se dessine. La paume la recouvre, la protège avec la même délicatesse que celle caressant l’hermine.
Tu vois, Andrea, si je le veux, tu es près de moi.
Michelangelo n’éprouve aucune nostalgie, aucune tristesse. Il est heureux d’être là, à tailler, lisser, polir. Se laisser happer par ce qui prend forme, ce qui se métamorphose. De la sienne, bien vivante, naît la main morte d’un autre. Une main qui, maintenant prise dans le marbre, conquiert son éternité minérale.
La journée passe sans que Michelangelo s’en aperçoive. Il ne s’arrête que lorsque la sculpture est achevée. »

C’est donc avec une brusquerie rare qu’il va tenter de se défaire du petit Michele, dont la mère vient de mourir, qui s’est pris d’une inébranlable amitié pour lui (d’autant plus inexplicable si l’on considère la violence avec laquelle le sculpteur ne cesse de le rabrouer).
Contre toute attente, l’homme à l’âme tourmentée va être touché par la naïveté et la spontanéité de l’enfant à travers lequel il entrevoit peu à peu celui qu’il était, et avec lequel il partage la même douleur du décès prématuré de sa mère.
Au contact du petit Michele[1], Michelangelo va retrouver le souvenir confus de sa mère disparue, prisonnier d’un coffret enfoui au pied d’un arbre.

Qu’on ne s’y méprenne pas, Pietra viva, de Léonor de Récondo n’est pas un roman historique, ni une étude d’histoire de l’art.
Pietra viva est une aventure intérieure, un voyage initiatique, au terme desquels un homme se réconciliera avec les humains, avec lui-même, avec la mort et les disparus, avec son art.

« Dans son art, il a toujours sculpté la pierre pou la transformer en peau, pour qu’elle ne soit plus que chair et tissu. Maintenant, il réalise que ses personnages veulent devenir marbre, ne désirent rien d’autre que de voir leur peau se pétrifier jusqu’à en être rugueuse, afin de retourner à ce qu’elle est véritablement : des souvenirs millénaires fossilisés, emprisonnés dans le cœur blanc de la montagne. »

« Maintenant il réalise que ses personnages veulent devenir marbre, ne désirent rien d’autre que de voir leur peau se pétrifier jusqu’à en être rugueuse afin de retourner à ce qu’elle est véritablement : des souvenirs millénaires fossilisés, emprisonnés dans le cœur blanc de la montagne. »

Il s’avère seulement que cet homme n’est nul autre que le génial Michel-Ange. Tout comme les personnages qu’il libère de la pierre à coup de burin et de ciseaux, son cœur (de pierre) va être libéré de sa gangue minérale en s’ouvrant à Michele.
Cet homme rongé par la colère, la douleur et le chagrin du deuil de sa mère perdue, après six mois passé en compagnie de l’humble communauté de Carrare, rentrera à Rome apaisé

« La mort fait l’éloge de la vie comme la nuit celle du jour. »

Pietra viva est également une réflexion sur la création artistique, le pouvoir de l’œuvre sur la mort et la fin de toute chose.
Malgré son thème central âpre, Pietra viva est un roman terriblement lumineux, d’une extrême douceur, tout en sensibilité et sensualité. Le style de Léonor de Récondo n’est bien sûr pas étranger à cette sensation : d’une grande simplicité, il se fait souvent poétique et impose sa rythmique si particulière.

« L’inadéquation fondamentale entre l’image qu’il a de son âme et son apparence le pousse à vouloir modeler le corps des autres, à s’approprier leur beauté. Cavallino est tout l’inverse. Peu lui importe de ne pas ressembler à un cheval. Cette incohérence n’a jamais traversé son esprit. Il est ce qu’il désire être, tout simplement. Et Michelangelo, en le regardant caresser la crinière de sa belle jument blanche, se demande si le plus fou des deux n’est pas celui qui reste de l’autre côté de la barrière du rêve, celui qui poursuit la beauté sans jamais l’atteindre. »

Comme la suavité du marbre émeut la main qui le caresse, la douceur des mots de Léonor de Récondo bouleverse l’âme du lecteur. Pietra viva est un magnifique roman.

Dans un entretien vidéo avec les librairies Mollat, l’auteur explique la genèse de ce roman.
Le mieux est sans doute de sa faire sa propre idée en en lisant un extrait ici.

Une très belle découverte que je dois aux Matchs de la rentrée littéraire PriceMinister 2013. matchs-rentree-litteraire-2013-price-minister

Ce qu’ils en ont pensé :

Cannibales Lecteurs : « Pietra Viva recherche moins la véracité historique que celle, poétique, des hommes et des âmes. Car c’est là que le roman s’avère magnifique. Épousant celui de l’artiste, le style épuré de Léonor de Récondo va à l’essentiel de la phrase et des sentiments. »

Cécile : « De longues phrases avec de belles images et beaucoup de poésie. C’est ce que j’ai particulièrement aimé dans ce livre : le style ! Je suis moins enthousiaste sur l’évolution du personnage principal au cours du roman. »

Charlotte l’Insatiable : « Une belle ode à la création aussi, qui rappelle que même si la création permet de donner vie à ce qui n’existe plus, rien n’a plus de valeur que cette vie justement, qui inspire toute création. Défier la mort par la création oui mais surtout vivre et ressentir pour créer, c’est la leçon offerte au grand maître et c’est sans doute la formule adoptée par Léonor de Récondo. »

Flo : « Ce livre est beau, tout simplement, tant du point de vue de la forme que du fond. »

Gambadou : « Un récit sensible, plein de créations et d’émotions qui naissent au fil de la lecture. Un roman sur une quête intérieur. Une écriture poétique et sincère. »

Jostein : « Une fois de plus, Léonor de Récondo a réussi à me faire apprécier son univers. Même si le sujet est difficile et sérieux, j’aime l’atmosphère douce, sensible et enveloppante du récit. »

La Cause Littéraire : « Ce livre touche à la magie la plus secrète du bonheur littéraire. Il relève d’un art parfaitement maîtrisé de l’écriture et de la structure mais aussi – dirions-nous surtout ? – il fait naître dans l’âme du lecteur les élans les plus profonds et les plus nobles vers la beauté, la bonté, l’humanité. »

Lili Galipette : « Quel roman sublime ! Le récit est une longue élégie qui vibre cependant d’espoir en la personne de Michele, le garçon orphelin qui s’empare de la vie et ose regarde vers demain. »

Praline : « Ce roman fut un véritable plaisir, un délice. La langue est belle, précise, ciselée ; les personnages, sensibles. Michelangelo est vivant dans ces pages. Et les moments que l’on passe avec lui sont enrichissants. »

Plus encore sur Babelio.

Pietra viva, de Léonor de Récondo
Éditions Sabine Wespieser (2013) – 240 pages

Notes

[1] J’émettrai ici un infime bémol : j’ai parfois trouvé Michele un peu trop mature et philosophe pour ses six ans.