Sournoise, perverse, voleuse de mari, briseuse de couple, impatiente de piquer la place de la “légitime”, frustrée d’être dépendante des instants volés qui lui sont consentis…
La maîtresse est malfaisante et dangereuse… mais malheureuse ! Rongée par la culpabilité aussi, si possible. C’est toujours mieux.
Mais amoureuse, jamais. Satisfaite de sa condition et comblée par sa relation, encore moins. Il ne manquerait plus que ça !
Son image dans l’inconscient collectif a cela de rassurant pour beaucoup qu’elle ne compromet en rien la morale judéo-chrétienne. Envisager que la réalité puisse être tout autre leur est inconcevable.
Et pourtant…
La narratrice d’Instinct primaire, de Pia Petersen, est de ces femmes qui s’accommodent très bien de leur condition d’amante. Mieux, son choix est dûment assumé, certainement pas subi.
Elle savait que l’homme qu’elle aime n’était pas libre mais elle a préféré laisser cours à son amour plutôt que de se résigner et renoncer.
Un vélo pliable sans rayon — Sott.« Être amoureux est un état généreux. Pourquoi se priver de cela ? »
« On ne décide pas qui on aime, ni quand. On décide seulement d’y aller ou pas et pourquoi refuser quelque chose d’aussi essentiel que l’amour ? Il est hors de question de vivre avec des regrets, rien que pour rassurer des gens qui n’ont pas le culot de vivre. »
Pour autant, pas question pour elle de chercher à effacer la femme de son « homme » ; elle ne la considère même pas comme une rivale potentielle.
« Je te donnais quelque chose que ne pouvait te donner ta femme. Ça ne me semble pas scandaleux. Elle t’apportait également quelque chose que je ne pourrai jamais t’apporter. Personne ne peut tout donner, personne ne peut être tout pour l’autre. Faut-il alors, pour honorer un contrat, tourner le dos à quelque chose de peut-être vital ? Pour quoi faire ? Tant que les deux vies ne se chevauchent pas, où est le mal ? Je n’avais rien pris à ta femme, elle n’avait pas moins à cause de moi. Au contraire. Je n’étais pas une voleuse, mais une maîtresse. »
N’en déplaise à certains: sa relation amoureuse est au beau fixe.
Jusqu’au jour où sans qu’elle n’ait jamais rien exigé, l’homme décide de divorcer… et lui demande de devenir sa femme et la future mère de ses enfants. Alors que tant de femmes dans sa situation en auraient pleuré de joie, la proposition lui semble grotesque. Plus encore de la part de celui qu’elle croyait en phase avec ses convictions.
« Le mariage, c’est signer un contrat dans lequel il est stipulé qu’il ne faut plus jamais tomber amoureux de quelqu’un d’autre. Est-ce que l’on a si peur de perdre l’autre que l’on soit obligé de lui mettre un contrat autour du cou ? Jamais je ne me suis imaginée t’enchaîner à moi par peur de te perdre. Pourquoi te contraindrais-je à rester avec moi si tu ne le veux pas ? Je ne veux pas d’un homme qui resterait par devoir. »
Et puis, des enfants, elle n’en veut pas.
« Je le voyais bien dans ton regard quand je te disais non, pas d’enfant, tu te demandais si j’étais normale, peut-être étais-je un monstre ? Peut-être que je ne t’aimais pas assez ? Tu ne voyais donc pas l’immensité de l’amour que j’avais pour toi ? Refuser le lien de l’enfant pour ne pas perdre mon lien avec toi, ce n’était rien ? »
« Ce n’est pas que je n’aime pas les enfants mais je t’aimais encore plus, je ne voulais pas courir le risque de nous perdre, d’abandonner notre histoire (…). »
Instinct primaire est une longue lettre dans laquelle la narratrice engage un dialogue qu’elle n’a jamais pu établir jusque-là, pour expliquer sa décision à l’homme qu’elle a aimé (qu’elle aime toujours), mais qu’elle a pourtant préféré quitter.
« Je l’écrirai sur plusieurs jours, elle sera cette conversation avec toi que je n’ai pas eue et en la continuant, je prolongerai notre dialogue, que tu le veuilles ou pas. C’est comme ça. Je savoure que tu es à nouveau présent dans ma bien. Ça fait du bien. »
S’il est une émouvante déclaration à un amour perdu, ce texte est aussi une réflexion singulière et engagée sur la condition de la femme et ses “corolaires” : la maternité, le mariage.
« Ils se marièrent, vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants. » Dès leur plus jeune âge, les enfants mâles et femelles sont conditionnés pour reproduire plus tard un schéma préétabli.
« Depuis mon enfance, on m’a raconté qu’une femme doit désirer se marier, elle doit vouloir des enfants et si ce n’est pas le cas, elle n’est pas normale, une vraie femme cherche l’homme avec qui construire le nid, un homme prêt à s’engager jusqu’au bout, ce bout étant la construction de la famille et accessoirement, elle peut viser une carrière mais toujours accessoirement, l’enfantement étant le but final. »
Pour la majorité des femmes, ce modèle représente le Graal de la réussite sociale (auquel on pourrait ajouter la maison avec jardin, la voiture familiale et le Labrador).
Mais, la narratrice refuse de se voir réduite à sa seule fonction reproductrice.
« Où que tu ailles sur la planète, la femme ne se définit toujours pas en tant qu’être humain, seulement en tant que femme, en tant qu’instinct de reproduction ou de procréation et elle refuse de modifier sa façon de voir. »
« Le féminin qui se revalorise par la mission de la maternité ne peut pas être un progrès. »
« Elle [la femme] dit qu’en donnant la vie, elle assume à bras-le-corps cette responsabilité, elle est donc généreuse. Mais est-ce vrai ? Donne-t-elle cette vie pour l’enfant ou pour elle-même et ses propres intérêts ? N’est-ce pas son moi qu’elle fait perdurer au travers de sa reproduction ? Une multiplication d’elle-même dans le temps ? Est-elle plutôt narcissique ? »
« Mais l’amour désintéressé, je te le demande, n’est-ce pas une manière de se découvrir dans sa relation à l’autre, une manière de s’abandonner, de se donner, de tout donner ? Et les femmes qui pensent accéder à un niveau supérieur en enfantant, en quoi est-ce désintéressé ? (…) Cette générosité à laquelle toutes font référence est bidon puisqu’elle est fondée sur une obligation, un devoir, une absence de choix ou un but comme prolonger sa propre enfance, ou laisser une trace de soi dans le monde, ou sauver un mariage, ou donner du sens à sa vie. L’enfant paie simplement le prix.
Mais on le dit encore, ne pas enfanter est un acte d’égoïsme. »
De même, elle n’imagine pas que l’amour doive être validé par un mariage. À quoi bon un contrat d’appartenance alors que l’amour sous-entend confiance et respect mutuels ? N’aimerait-on vraiment que sous contrat, sous contrainte ? Et d’abord, qui peut prétendre n’aimer qu’une seule et même personne, et l’aimer toute sa vie ?
« Notre itinéraire nous change, on vit une métamorphose permanente, on n’est jamais vraiment le même, alors comment peut-on s’établir dans un lien, soutenu par un contrat ? »
Quitte à devoir signer un contrat qui engage les personnes, autant que les clauses soient réalistes et les objectifs, atteignables :
« (…) j’ai enchaîné, lui donnant le coup de grâce en lui demandant ce qu’elle pensait du mariage à durée déterminée. Est-ce que ce type de mariage ne serait pas une idée à creuser ? »
Inutile de dire que ces déclarations finissent de scandaliser ses quelques amies, déjà mortifiées par sa condition « marginale » de maîtresse et de femme sans enfant.
« Est-ce que je me rendais compte de ce que je faisais ? N’avais-je aucune pitié des autres ? Étais-je réellement si égoïste ? Elle ne s’est pas demandé si je t’aimais et ce que pouvait représenter d’aimer un homme qui n’est pas libre. »
Une telle liberté de penser et de vivre, revendiquée et assumée, embarrasse, effraie même, parfois, parce qu’elle renvoie chacun à ses propres choix de vie et à ses propres frustrations.
Il est plus commode, plus lâche aussi, de faire comme toute le monde, par conformisme, résignation, souci des convenances, peur de la solitude. Plus facile aussi, ensuite, de juger et condamner ceux qui ont choisi une option de vie autre que celle suivie par le plus grand nombre.
« (…) elles m’ont toutes regardée d’un air froissé et suspect, elles étaient dérangées par ma liberté, par ce choix fondamental que je ne regrettai pas, je leur montrais que c’était possible d’aller au-delà du mari et de l’enfant mais pour elles, c’était inacceptable, j’aurais dû ressentir un regret, être stérile ou avoir malgré moi dépassé l’âge, cela aurait été concevable. Être épanouie sans être mère, sans avoir d’enfants éveille presque toujours une agressivité qui ne dit pas franchement son nom. »
L’auteur pointe également un paradoxe troublant : alors même qu’elle dispose, comme jamais auparavant, des clés de son émancipation, la femme ne serait-elle pas l’artisan de son propre malheur ?
« Peut-être que la femme a l’homme qu’elle mérite ? Malgré tout, c’est elle qui inculque les premières bases de son existence. En Asie, on tuait bien les petites filles, non ? Les mères voulaient des garçons, rien que des garçons et elles les ont gâtés au point qu’ils sont devenus grassouillets et mous. Les mères mettent en place le modèle social dès les couches. La preuve, c’est qu’elles donnent des poupées aux petites filles afin de les préparer à leur rôle à venir. Alors, à qui la faute ? »
« La femme, est-elle allée au-delà de sa naturalité ? Non. Est-ce qu’elle le veut ? Non plus. Est-ce qu’elle ne s’est pas interdit le choix ? Absolument. Toutes les femmes n’ont pas l’instinct maternel mais elles ont toutes une amie qui dit tu vas le regretter un jour. »
« En tant que principale acheteuse de livres, la femme impose son goût sur le monde littéraire et au travers de ses goûts, sa perception de la littérature. Entre Harlequin et l’autofiction, je me demande bien où j’irais pour me poser des questions sur le monde.
Ce sont les femmes qui dirigent le monde littéraire, les femmes qui de plus en plus s’imposent dans les médias. Ce sont elles qui décident de notre culture aujourd’hui. Elles répondent aux désirs des femmes, ce sont même elles qui créent ces désirs mais elles restent enfermées dans des cercles féminins.
(…) Je me rends compte que la femme laisse une liberté créatrice à l’homme qu’elle ne concède pas aux femmes. Elle crée son propre ghetto, elle féminise l’écriture à outrance et diminue la diversité des sujets. Elle n’accepte aucune liberté de la part de l’écrivain femme qui soit être principalement sensible et amoureuse, sous peine d’être hors du coup et elle soutient avec force la liberté de l’écrivain homme, qui lui peut écrire ce qu’il veut, c’est un homme, non ?
La littérature qu’elle impose est celle dans laquelle elle se reflète, se perçoit, se reconnaît, où elle revit ses rêves et ses attentes et ses problèmes, une littérature qui parle d’amour, de couple, de maternité, de psychologie. Une littérature qui ne veut pas penser, pour quoi faire, la vie est quand même trop courte.
(…) Si la femme n’a pas de vision du monde en dehors d’elle-même et de ses propres problèmes, que tout ce qui n’est pas elle ou sa famille ne la concerne pas, que tout ce qu’elle recherche, c’est son double et qu’elle se targue de prescrire des lignes directrices de l’interprétation du monde selon des idées arrêtées, comment alors poser des questions au futur, à ce qui est à venir ? N’est-ce pas là une diminution de la liberté créatrice ? Comment écrire le monde qui vient si l’on ne peut pas sortir de son propre jardin ? »
Le moins que l’on puisse dire, c’est que Pia Petersen, par la voix de sa narratrice tout au moins, n’y va pas avec le dos de la cuillère. Son plaidoyer politiquement incorrect est jubilatoire. En libérant ainsi la parole de ces femmes ostracisées et condamnées au silence, mais plus nombreuses que d’aucuns voudraient le laisser penser, elle risque fort de faire grincer des dents dans les chaumières.
Un texte bref mais dense, indispensable et salutaire.
À glisser d’urgence entre toutes les mains, hommes et femmes confondus.
Pour aller plus loin, deux entretiens avec Pia Petersen :
le premier, à lire dans l’Huma ; l’autre, à écouter dans l’émission Vertigo, de la radio suisse RTS
Ce qu’elles en ont pensé :
Asphodèle : « Que ça fait du bien de lire une prose sincère, vraie qui ne s’encombre pas du quand-dira-t-on ! »
Aupouvoirdesmots : « Une lettre qui amène une réflexion sur le conditionnement lié à notre sexe. Et enfin, peut-on aimer et rester libre ? »
Cathulu : « Avec rigueur et méthode, Pia Petersen défend son point de vue féministe, n’hésitant pas parfois à se montrer extrémiste, à débusquer les hypocrisies sociales et ça fait un bien fou. Un livre dérangeant dans le meilleur sens du terme. Une lettre qui devrait engendrer bien des polémiques dans le ronron ambiant. »
Gwenaëlle : « Qu’on soit homme ou femme, on ne peut pas rester indifférent aux questions qui sont posées. (…) Pia Petersen défend, à mes yeux, un vrai féminisme. Non pas une femme qui se définirait par rapport aux hommes mais par rapport à elle-même, en tant qu’être humain pensant et libre. »
L’Irrégulière : « Ce texte, c’est le cri d’une femme qui assume de ne pas vouloir ce qu’on croit que toutes les femmes veulent. »
Pharefelue : « Pia Petersen revendique simplement le fait que l’on puisse être heureuse sans avoir d’enfant, qu’on puisse désirer s’accomplir, s’épanouir, de façons différentes. Et souligne que c’est tellement évident que ça ne devrait PAS faire polémique. »
PILC n°18 : « On croyait commencer la lecture d’une lettre d’amour, on comprend peu à peu que l’on s’est engagé dans une déclaration d’indépendance et d’insoumission totale au monde tel qu’il veut nous conduire et paradoxalement, on découvre que l’amour véritable réside bien sûr dans cette capacité à laisser libre et à partager ce qui ne nous appartiendra jamais pourvu que l’on ne soit pas dans cette logique implacable de la possession qui domine la société. »
Stéphie : « Pour moi, cette lettre est un très bel hymne à la liberté, au droit d’assumer ses choix, ses envies et à la nécessité de revendiquer son droit au bonheur même si nos choix sont différents de ceux attendus par la norme. »
Titine75 : « Cette lettre d’une centaine de pages est un magnifique plaidoyer pour la liberté en amour et pour celle des femmes. »
Et d’autres avis, encore, sur Babelio.
Instinct primaire, de Pia Petersen
NiL / Collection Les Affranchis (2013) – 108 pages