En cette fin d’hiver 68, niché au fin fond du Labrador canadien, le petit village de Croydon Harbour s’apprête à accueillir une nouvelle âme : Jacinta Blake va donner naissance à son premier enfant.
Comme souvent dans les coins reculés, la future maman accouche à la maison. Auprès d’elle s’affaire son amie Thomasina, une voisine qui s’est improvisée sage-femme pour l’occasion.
Remorque de transport vélo cargo pliable .
Son mari, Treadway, « n’a pas l’intention de traîner à la maison pendant l’accouchement – il est venu déjeuner et retournera d’ici une heure fendre les eaux de la rivière Beaver dans son canot blanc »
.
Non pas qu’il n’aime pas Jacinta, mais en bon Labradorien, cet homme taciturne et consciencieux a les grands espaces dans le sang.
« Treadway aime sa femme parce que il a promis de l’aimer. Mais le cœur de la vie sauvage l’appelle et il chérit ce cœur plus que cette promesse. »
p. 20
L’accouchement se déroule normalement, le nouveau-né est en pleine santé. À un détail près : il présente à la fois les attributs sexuels mâles et femelles.
Fille ou garçon ? C’est à la médecine que revient le dernier mot, car comme trop souvent dans notre société, tout est affaire de taille de pénis. Phallomètre à l’appui, celui du bébé est étiré à son maximum et mesuré au centième de millimètre près !
Puisqu’il atteint un centimètre et demi, l’enfant est officiellement considéré comme mâle, et condamné à suivre un traitement, puis à subir les opérations appropriées.
Le secret est bien gardé. Dans le petit village, à part les principaux intéressés, tout le monde ignore la situation.
Prénommé Wayne en mémoire de son grand-père, l’enfant est donc élevé comme un petit garçon, ce qui réjouit Treadway qui désirait un fils avec lequel partir chasser, relever les lignes de trappe, pêcher, stocker le bois, bricoler… Bref, réaliser toutes les tâches du quotidien d’un mâle du Labrador soucieux du bien-être de sa famille lors des très longs hivers.
Pour sa part, si elle se montre résignée, Jacinta ne peut s’empêcher de penser à cette fille que son enfant aurait pu être.
« Pour ce pâté, elle modèle ses noix de graisse en forme de cœur. Personne ne le saura parce que la couche de pâte va les recouvrir. Wayne l’ignore et, surtout, Treadway l’ignore. Elle fait la même chose avec la moutarde des sandwiches que Wayne emporte à l’école, mais cette fois avec des mots. Elle écrit des messages subliminaux à son fils, des messages qu’il va manger. Elle écrit « Mon fils chéri » et « Sois brave ». Pour sustenter secrètement son enfant. Elle a une fois écrit « Ma fille », mais n’a pu se résoudre à glisser ce sandwich dans la boîte à lunch de Wayne. Au cas où le sandwich s’ouvre et que les deux mots soient encore visibles et que quelqu’un les lise. C’est elle qui a mangé le sandwich de sa fille. » p. 108
Auprès d’elle, Wayne sait d’instinct qu’il peut aborder certains sujets qu’il se garde bien d’évoquer avec son père.
L’enfance de Wayne se déroule donc (presque) normalement, même si le petit garçon reste un peu à part, toujours en décalage avec les autres gamins de son âge.
À leur compagnie, il préfère celle de son amie Wally qui rêve de devenir chanteuse lyrique.
« Il aimerait demander à Wally de l’appeler Annabel. Former une paire d’amies inséparables comme Carol Rich et Ashley Chalk, qui jouent à la bataille navale dans la classe de M. Wiggleworth et se partagent des bâtons de réglisse sur l’escalier de secours de l’école. Wally et Annabel. » p. 252
Fasciné par la natation synchronisée, il se passionne pour les épreuves olympiques dont il suit les retransmissions télévisées avec Jacinta. Chaque fois qu’apparaît la nageuse russe, ses yeux brillent d’admiration.
« On ne pourrait pas m’acheter un maillot de bain comme Elizaveta Kirilovna sans rien dire à Papa ?
– Je ne crois pas.
– Ça veut dire peut-être ?
– Je ne pense pas, Wayne.
– Même si je le voulais très fort, très, très, très fort et que je ne lui disais rien et qu’il ne le saurait jamais et que je l’achetais avec mon argent à moi ?
– Je ne sais pas si je peux me rendre complice d’une chose pareille, Wayne.
– Qu’est-ce que ça veut dire, complice ?
Jacinta revisse le couvercle de du pot de beurre de cacahuète Skippy.
– Tu es complice quand tu participes à quelque chose en secret, en le cachant à une autre personne.
– Et c’est toujours mal ?
– Ça peut l’être si tu caches quelque chose de grave à quelqu’un que tu aimes.
– Mais ça pourrait être bien, aussi ?
– Si tu le faisais pour sauver ta vie.
– Et si c’était entre les deux ?
– Tu me donnes mal à la tête, Wayne.
– Imagine que tu caches quelque chose d’important à quelqu’un que tu aimes parce que ça va te sauver la vie…
– Wayne.
– Parce que j’aimerais vraiment, vraiment, vraiment, vraiment…
– Arrête.
– … avoir un maillot comme Elizaveta Kirilovna. Plus que tout au monde. » p. 90-91
Le passage à l’adolescence va se révéler plus problématique. L’écart entre lui et les autres, son père en particulier, va grandissant à mesure que sa part de féminité lutte pour faire surface et s’exprimer librement.
« Vous définissez un arbre sans voir ce qu’il est ; il devient le nom que vous lui donnez. C’est la même chose pour les hommes et les femmes. Où que Wayne tourne son regard, il ne voit que l’un ou l’autre, homme ou femme, abandonné par l’autre. Ces deux solitudes peuvent-elles accepter de voir Wayne enjamber ce fossé sans le qualifier de monstre ? » p. 348
Pensant vivre ce combat intérieur plus facilement en ville, Wayne part s’installer à Saint-Jean de Terre-Neuve, contre l’avis de Treadway.
Certains se poseront la question, fatalement.
Autant balayer leurs craintes d’entrée : Annabel, premier roman de Kathleen Winter, n’a rien d’une étude clinique à l’usage des internes en médecine ou d’une chronique croustillante pour voyeurs en mal de sensationnel. La simple évocation de Middlesex, de Jeffrey Eugenides devrait suffire à évacuer tout malentendu.
De l’hermaphrodisme (aussi appelé intersexuation), l’auteur canadien ne considère que l’aspect humain. Avec finesse et pudeur, à partir d’un cas exceptionnel (on recense un cas d’hermaphrodisme vrai sur 83 000 naissances), elle propose une réflexion sur des questions universelles comme le genre, l’identité, la différence, et leur indissociables contreparties : la cruauté, l’intolérance, la moquerie, la pression sociale, le qu’en-dira-t-on.
Une des grandes forces de ce roman réside dans ses personnages, profondément humains, totalement ordinaires et donc, forcément complexes.
Tout d’abord Wayne/Annabel, bien sûr, que l’on suit sur une vingtaine d’années. Un enfant qui étouffe sous le poids du secret et des non-dits, un être en devenir, toujours en construction, tant physiquement que psychiquement.
« Wayne a la sensation que toute l’histoire de sa vie s’accumule comme un nuage. Il ne peut pas en parler de manière cohérente. Il aimerait l’expliquer à quelqu’un mais ignore comment s’y prendre parce qu’en un sens les aspects physiologiques, avec leurs étiquettes et leurs termes médicaux, réduisent tout ce qu’il est à quelque chose qu’il ne veut pas être. (…)
(…) il ne peut expliquer tout ce qu’il est avec seulement des mots. Le nuage se déploie à l’intérieur de lui pour gagner sa gorge où il se ramasse en une boule de plomb et de tristesse. Une boule qui risque de rendre muet. » p. 412
Ses parents, un couple uni, vont progressivement s’éloigner à force de tensions croissantes, pour finir par devenir des étrangers l’un pour l’autre, deux solitudes vivant côte à côte.
Résignée, Jacinta est une mère rongée par la culpabilité pour avoir permis que soit étouffée la part féminine de Wayne.
« Ça doit ressembler à ça d’avoir une fille, songe Jacinta, mais elle enfouit cette pensée au plus creux d’elle-même. Elle ignore ce qui pourrait faire le plus de tort : laisser cette nappe souterraine jaillir librement à la surface ou la priver d’eau graduellement jusqu’à ce qu’elle finisse un jour par tarir. » p. 104
« Dire la vérité ou en subir les conséquences. Si vous taisez la vérité, vous ne pouvez pas gagner. Vous avalez la vérité et elle durcit dans votre ventre pour vous empoisonner lentement. » p. 154
Quant à Treadway, homme incapable de se confier, pas plus que d’exprimer ou d’afficher ses sentiments, il s’y prend très maladroitement avec ce fils si singulier.
Heureusement, il y a Thomasina, l’ange-gardien, qui dès sa naissance s’est prise d’affection pour ce garçon-fille qu’elle appelle Annabel, en souvenir de sa fille disparue, quand ils ne sont que tous les deux. Présence protectrice, par delà les années et les kilomètres, elle veille sur Wayne et se manifeste fidèlement au travers des cartes postales qu’elle lui envoie du monde entier.
Enfin, il y a le Labrador, son univers rude, hyper masculin ; une région sauvage et reculée où la nature somptueuse rythme la vie des habitants et leur impose ses conditions de vie exigeantes.
« Rares sont les moments, dans la vie des femmes, où elles peuvent sentir le soleil palpiter sur leurs paupières dans un endroit caché sans personne pour leur demander quoi que ce soit,. Leur demander où est le sel ou leur enjoindre d’attendre un homme qui peut rentrer dans trois mois ou ne jamais revenir. Les femmes de Croydon Harbour savent toujours ce qu’on attend d’elles, et elles se plient à ces injonctions, tout comme les hommes sont censés accomplir certaines tâches, eux aussi, ce qu’ils font, si bien qu’il ne reste jamais de temps pour autre chose. »p. 41-42
Plus qu’un sublime décor, cette nature est un personnage à part entière ; sa rigueur marque profondément les caractères et les individus. C’est aussi, pour Treadway un lieu un peu magique, propice au recueillement et au ressourcement.
« Treadway Blake se rend en ce lieu comme il l’a toujours fait, ce berceau des saisons, de l’éperlan et du caribou blanc, source d’un savoir profond qu’on ne trouve pas dans les créations humaines. Ce n’est que dans le vent qui balaie le territoire que Treadway goûte cette liberté que son fils va chercher ailleurs. Treadway est un homme du Labrador, mais son fils est parti comme partent les fils et les filles du pays, en quête d’une liberté que leurs pères n’ont nul besoin de chercher parce qu’elle les habite. » p. 454
Premier roman de Kathleen Winter, Annabel est une magistrale et bouleversante réussite. Le récit, grave, tendu, sans cesse sur le fil, souvent poétique, est d’une profonde beauté.
Les vingt premières pages sont à lire et/ou à télécharger ici.
L’auteur lit un extrait (en V.O.) ici.
Kathleen Winter blogue régulièrement à cette adresse.
Lors de la sortie d’Annabel au Québec, elle a donné plusieurs entretiens dont un aux Éditions du Boréal (vidéo) et un autre à Radio Canada International (audio).
Un excellent moment de lecture que je dois à la dernière opération Masse Critique de Babelio ainsi qu’aux éditions Christian Bourgois.
L’avis de La Livrophile.
Annabel, de Kathleen Winter
Traduction de l’anglais (Canada) : Claudine Vivier
Christian Bourgois (2013) – 464 pages