« Parfois je pense que c’est justement là notre erreur (…) En nous disant qu’ils sont encore jeunes. Aux yeux du monde extérieur, les voici soudain devenus adultes, parce qu’ils ont fait quelque chose que nous considérons, nous les adultes, comme un crime. Mais je trouve qu’en fait ils se comportent plutôt comme des enfants à cet égard. C’est exactement ce que je voulais faire comprendre à Serge. Que nous n’avons pas le droit de leur prendre leur jeunesse pour la seule et unique raison que, selon nos normes d’adultes, il s’agit d’un crime que l’on doit expier toute sa vie. »
Un restaurant chic d’Amsterdam.
Un de ces lieux courus par le gotha mondain, où il faut montrer patte blanche et où il est prudent de réserver des mois à l’avance pour espérer se voir attribuer une table.
de vélos pliants.
C’est là que se rendent, visiblement à contrecœur, le narrateur, Paul Lohman, et sa femme, Claire. Ils doivent y retrouver Serge, le frère de Paul, et sa femme Babette.
Et c’est bien parce que Serge a usé de son influence qu’il a pu obtenir une table, comme ça, du jour au lendemain. On ne refuse rien à un homme en passe d’être élu chef du gouvernement des Pays-Bas.
Professeur en disponibilité, Paul a toujours mal supporté la suffisance et les airs supérieurs de son aîné. Leur rivalité ne date pas d’hier.
Agacé – et un brin jaloux, sans doute – de la réussite de son frère, Paul ne se gêne pas pour afficher ouvertement son hostilité et dire tout haut ce qu’il en pense. Par jeu ou par provocation, il prend systématiquement le contrepied de ce que peut dire son frère.
« Entendre qualifier un film, même quand on l’a beaucoup apprécié, de chef-d’œuvre par son propre frère aîné, c’est comme porter ses vieux vêtements usés qui sont devenus trop petits pour lui, mais qui sont de votre point de vue surtout usés. Mes options étaient limitées : reconnaître que le film de Woody Allen était un chef d’œuvre revenait à enfiler ces vêtements usés, ce qui était par là même exclu d’avance. Un cran au-dessus de « chef-d’œuvre » n’existant pas, je pouvais tout au plus essayer de prouver que Serge ne l’avait pas compris, qu’il trouvait que le film était un chef-d’œuvre pour de mauvaises raisons, mais cela signifiait sans doute tout un tas de circonvolutions et de contorsions, bien trop évidentes pour Claire en particulier, et pour Babette sans aucun doute aussi.
En définitive, la seule option qui me restait était de démolir radicalement le film de Woody Allen, ce qui était assez simple : il y avait suffisamment de points faibles à souligner, des points faibles qui n’ont guère d’importance dans un film que l’on trouve bon, mais que l’on peut utiliser en cas de besoin pour trouver le même film mauvais. »
Sous des dehors policés, le repas s’ouvre dans une ambiance lourde de tensions et de rancœurs. Les deux couples sont sur leurs gardes. Embarrassés, tous les quatre essaient tant bien que mal de faire bonne figure et de préserver les apparences. On évite prudemment les sujets qui fâchent ; on s’en tient aux vacances à venir, aux derniers films que l’on a vus… Les insinuations se font sous couvert de sourires crispés (on est entre personnes civilisées, tout de même !)
Ce n’est pas le serveur, omniprésent et ultra-guindé, qui va aider à détendre l’atmosphère. Et pour ne rien arranger, Serge et sa femme sont en froid. Sans doute se sont-ils encore disputés dans la voiture, en route pour le restaurant ; Babette est arrivée avec les yeux rougis. La déconfiture du couple que forment Serge et Babette n’est pas sans réjouir Paul, qui voit là un signe de la faillibilité de ce frère à qui tout a réussi. Cette petite victoire lui est d’autant plus savoureuse que lui-même se targue de former avec Claire un couple soudé et complice.
À peine troublé par les piques perfides de Paul et les crises de larmes de Babette, le dîner s’écoule tant bien que mal, entre la séance photo à laquelle se soumet Serge pour faire plaisir à une jeune cliente du restaurant (et potentielle électrice !), les échappées de Paul supposément pour fumer une cigarette au grand air… Jusqu’à ce qu’arrive le dessert, moment redouté par chacun des convives.
Les uns et les autres n’ont plus le choix, ils vont bien devoir évoquer le sujet qui les réunit ce soir : leurs enfants, des ados d’une quinzaine d’années. D’un côté, Michel, fils unique de Paul et Claire. De l’autre, Rick, un des trois enfants de Serge et Babette. Les deux cousins ont commis un acte grave, lourd de conséquences, et leurs parents veulent se mettre d’accord sur la conduite à adopter et les sanctions à appliquer.
Apéritif, entrée, plat, dessert, digestif, pourboire. Un dîner, et un roman, en six temps, où le lecteur passe du petit rire franc et moqueur au rire jaune, puis de l’embarras au malaise, pour finir nauséeux, le cœur au bord des lèvres.
Le dîner d’Herman Koch commence donc sous les allures guillerettes d’une comédie de mœurs. L’humour caustique du narrateur passe à la moulinette les travers des grands bourgeois (le passage sur les Hollandais en vacances en France est désopilant) : hypocrisie et jeu des apparences, triomphe du politiquement correct et de la bonne conscience (que Babette et Serge ont poussé au paroxysme, avec un sens du dévouement extrême, en adoptant un Burkinabé « qu’ils aiment comme leurs propres enfants » !)…
Avec ses attaques bien senties, Paul le déclassé fait mouche et n’a aucun mal à mettre le lecteur dans sa poche. Serge, Babette et leurs semblables ne sont-ils pas pathétiques ? Leur conformisme méprisable ?
Puis, imperceptiblement, la légèreté s’estompe ; le malaise s’installe, qui ira crescendo. Les personnages ne sont pas ceux que nous pensions. À commencer par le sympathique Paul qui n’est pas aussi inoffensif qu’il l’a prétendu jusque-là. Plus on en apprend sur lui, plus il apparaît insaisissable et inquiétant.
Chez le lecteur, le trouble s’installe, la gêne s’intensifie. Plus ou moins conscient de s’être laissé berner, il commence à prendre de la distance avec les personnages, avec leurs propos et leurs raisonnements. Le malaise est à son comble quand il apprend la nature exacte du méfait commis par les deux adolescents et qu’il découvre, effaré, le détachement avec lequel ils considèrent leurs actes. L’habileté d’Herman Koch tient dans sa façon de manipuler son lecteur, de l’amener à prendre le parti de Paul dès les premières pages. Ce gars, plutôt sympathique, dont il partage les points de vue, ne peut pas être un salaud. Le retournement de situation n’en est que plus violent ensuite.
Mais ce qui finit par glacer les sangs, c’est la réaction des parents ; comment chacun va user de mauvaise foi et de lâcheté pour étouffer le scandale, préserver les apparences et sa réputation, sauver sa carrière, son confort personnel et la cohésion de la cellule familiale.
« Je me demandais très sérieusement ce qui se passerait si je ne disais strictement rien. Si je me contentais de continuer à vivre, comme tout le monde. Je pensais au bonheur – aux couples heureux et aux yeux de mon fils. »
À la parution du Dîner, nombre de billets qui m’ont donné envie de lire à mon tour le roman d’Herman Koch, se demandaient : jusqu’où est-on capable d’aller pour protéger ses enfants ? Le propos de l’auteur va bien au-delà de ce simple postulat auquel il ne pourrait se résumer. Le néerlandais dénonce la malhonnêteté intellectuelle dont font preuve ceux qui manipulent les arguments à leur avantage afin de justifier leur égoïsme et leur lâcheté. Les adultes vont sciemment sous-évaluer la gravité du délit de leurs enfants et minimiser leur responsabilité avec la même mauvaise foi, les mêmes mauvaises raisons et les mêmes arguments biaisés que lorsque Paul a démonté le film de Woody Allen en réaction contre son frère.
En parallèle, Koch aborde des problématiques sensibles comme la banalisation de la violence, le laxisme parental dans l’éducation des enfants, leur refus d’endosser la responsabilité des actes de leur progéniture, la perte de certaines valeurs. ..
« J’étais déjà reconnaissant que Michel continue de m’appeler « papa », plutôt que « Paul ». Toute cette histoire de prénom m’avait toujours profondément choqué : des enfants de sept ans qui appellent leur père « Joris », ou leur mère « Wilma », il n’y avait qu’un pas vers « Je t’avais pourtant bien dit au beurre de cacahuètes, Joris ? » »
Alors oui, on se pose la question de savoir ce qu’on aurait fait à leur place. Forcément.
Notre conduite aurait-elle été irréprochable, notre riposte plus respectable ? Le plus intolérable dans l’histoire, c’est de ne pas en avoir la certitude. Il est si facile de céder à l’égoïsme, au « fais comme je te dis, pas comme je fais », de renier ses grands principes en s’adonnant à son tour à ces raisonnements spécieux et malhonnêtes qui empoisonnent les rapports humains.
« Dans une assemblée de cent personnes, combien y a-t-il de salopards ? Combien de pères qui rabrouent leurs enfants ? Combien de couillons qui puent de la gueule, mais qui refusent d’y remédier ? Combien de bons à rien qui se plaignent tout au long de leur vie à propos d’une injustice imaginaire qu’on leur aurait faite ? Regardez autour de vous, leur ai-je dit. Combien de camarades de classe auriez-vous envie de ne plus voir revenir demain sur les bancs de l’école ? Pensez à un membre de votre propre famille, l’oncle ennuyeux qui raconte ses histoires creuses à la con pendant les anniversaires, ce cousin hideux qui maltraite son propre chat… Pensez à quel point vous seriez soulagés – et pas seulement vous, mais presque toute la famille – si cet oncle ou ce cousin marchait sur mine ou était touché par une bombe lancée du haut d’un avion. Si ce membre de la famille disparaissait de la surface de la Terre. Et pensez maintenant aux millions de victimes de toutes les guerres qui ont eu lieu jusqu’à présent – je n’ai pas parlé spécifiquement de la Seconde Guerre mondiale, je l’ai souvent citée en exemple uniquement parce que c’est la guerre qui leur parle le plus -, et pensez aux milliers, peut-être même aux dizaines de milliers de morts dont nous pouvons nous passer comme d’une rage de dents. Ne serait-ce que statistiquement, il est impossible que toutes ces victimes aient été des gens biens, quels que soient les gens qu’on puisse se représenter par là. L’injustice réside bien plus dans le fait que les salauds aussi se sont retrouvés sur la liste des victimes innocentes. Que leurs noms soient aussi mentionnés sur les monuments aux morts. »
Sans fioriture stylistique et léger en apparence, Le dîner d’Herman Koch est un roman bien plus retors qu’il n’y paraît. J’ai ressenti à la lecture un écœurement comparable à celui éprouvé lors de la projection de Funny games, de Michael Haneke.
Spoiler : le seul bémol à ce Dîner est le choix de l’auteur de justifier le comportement de Paul par une explication médicale (et héréditaire !). Par là même, il le dédouane (ainsi que Michel par la même occasion) de ses actes. Comme si, sans cette anomalie génétique, la nature humaine ne pouvait être aussi détestable…
Ce qu’ils en ont pensé :
Amanda : « Un portrait cynique et terriblement noir d’une tranche d’inhumanité à laquelle on ne souhaite pas appartenir. »
Brize : « Une comédie humaine version microcosme familial qui, malgré ses spécificités (telles que je n’ai eu aucune difficulté à tenir cette histoire à distance… mais peut-être, tout simplement, parce qu’il y a des choses auxquelles je n’arrive pas à ou ne veux pas croire…), s’inscrit dans un contexte social et peut pousser à s’interroger sur l’éducation au sens large et les vertus de la famille en particulier. »
Canel : « Un roman d’abord léger et plaisant, et de plus en plus grave, qui se lit néanmoins facilement, tout en laissant place à la réflexion. »
Cathulu : « Pas de politiquement correct ici et le lecteur doit accepter de se laisser rudoyer et de sortir sonné d’un tel livre. »
Clara : « Je n’ai pas lu ce livre, je l’ai dévoré ! Un roman qui sous des aspects faussement légers traite de sujets sensibles. »
Dasola : « Ce roman se lit bien, mais quant à ce qu’il raconte, je ne sais que penser. »
Émeraude : « C’est un excellent roman que nous offre ici Herman Koch. Un roman qui ne peut que secouer. »
Gambadou : « Non seulement je n’ai pas aimé l’écriture longue et lente, mais en plus j’ai été écœurée par le thème. Non, ce n’était pas un livre pour moi. »
Gwordia : « Un récit qui rappelle que la justice est un principe qu’on ne pense que rarement à remettre en question lorsque l’on n’est pas concerné. »
Ingannmic : « Je vous recommande cette lecture, à la fois drôle et terrifiante, au cours de laquelle on ne s’ennuie pas une seconde. »
Kathel : « Les thèmes abordés sont aussi captivants que dérangeants. Il faut cependant reconnaître que l’écriture manque de relief, et empêche d’en faire un excellent roman. Mais quelle histoire ! »
Laure : « De lecture facile, le roman se lit très vite, ne serait-ce que pour savoir quelle va en être l’issue. J’ai trouvé toutefois agaçant et inutile le choix de l’auteur de ne pas nommer certaines choses, notamment les noms des maladies. Un roman qui peut ouvrir des débats intéressants entre lecteurs, car les choix des personnages ne peuvent laisser indifférent. »
Liliba : « J’ai dévoré Le dîner, mais la fin m’est bien sûr, comme pour beaucoup de ceux qui l’ont déjà lu, restée en travers. »
Lily : « Un très bon roman, intéressant, qui se dévore avec malaise mais à toute vitesse. »
Mango : « J’ai été choquée, inquiétée, totalement bluffée. »
Manu : « Difficile de parler de ce livre sans trop en dévoiler. Je n’en dirai donc pas plus. Mais je le conseille, sans réserve. Une lecture nécessaire. J’ai pris une grande claque. »
Philisine Cave : « Herman Koch réussit par un magistral tour de force à berner le lecteur / la lectrice, à la façon du film The Usual Suspects de Bryan Singer : tout simplement génial. »
Reka : « Le dîner m’a fait – continue de me faire – réfléchir. Il ne m’a en aucun cas laissée indifférente. Malheureusement, l’état de perplexité et d’énervement auquel il m’a conduite faute d’explicitations ne m’a pas permis de l’apprécier à sa juste valeur… »
Sandrine (SD49) : « Une lecture facile mais assez terrible, le sujet porte à réflexion. »
Véronique : « Fort et original… »
Yspaddadden : « Oublions la couverture, c’est un livre à lire absolument. »
D’autres avis sur Babelio
Le dîner, d’Herman Koch
(Het Diner) Traduction du néerlandais (Pays-Bas) : Isabelle Rosselin
Belfond (2011) – 329 pages