white-hotel-de-dream-plon Il s’était cru chanceux, trois ans plus tôt, d’être parmi les trois seuls rescapés du naufrage du Commodore, au large de Cuba.
Mais aujourd’hui, Stephen Crane se meurt, consumé par la tuberculose qu’il a contractée ce jour-là et dont il ne s’est jamais débarrassé.
Il n’a que vingt-huit ans.

Il existe une multitude de vélos pliants différents.

Écrivain et journaliste-reporter américain de renom, Crane s’est installé en 1897 dans le Sussex anglais avec sa compagne, Cora, jeune femme au passé sulfureux qu’il fait passer pour son épouse légitime.
Non seulement celle-ci est toujours officiellement mariée à son second mari (elle ignore où il se trouve et ne peut pas demander le divorce), mais elle a longtemps été la tenancière de l’Hotel de Dream, un bordel de Jacksonville, en Floride.
Femme de tête s’il en est, Cora a suivi Crane quand il est allé sur le terrain couvrir le conflit gréco-turc, devenant ainsi la première femme correspondante de guerre. C’est donc peu dire qu’elle ne cadrait pas vraiment avec l’image de la femme prisée par la société victorienne !
Mais loin d’Amérique, la réputation de Cora est sauve. Dans leur résidence, les Crane reçoivent leurs illustres amis, parmi lesquels les écrivains Henry James et Joseph Conrad.

Refusant de baisser les bras devant la mort qui emporte son Stevie, Cora décide d’entreprendre avec lui le voyage de la dernière chance jusqu’à une clinique réputée, en Forêt-Noire allemande, où il pourra recevoir les meilleurs soins et guérir, enfin.
Peut-être…
Tout au long des préparatifs de ce voyage que l’on pressent sans retour, Crane va épuiser ses ultimes forces à dicter à sa fidèle compagne, chapitre après chapitre, un roman qui lui tient à cœur : Le Garçon maquillé.

Cette histoire, Crane la porte en lui depuis longtemps. Elle lui a été inspirée par Elliott, un adolescent vendeur de journaux à la criée et prostitué à ses heures, qu’il a rencontré des années auparavant alors qu’il faisait un reportage dans l’univers interlope de New York.
« Au fond, si j’ai éprouvé tant de sympathie pour Elliott (tel était son nom, comme je l’ai bientôt appris), c’est peut-être à cause de la désapprobation universelle qui m’entourait quand je l’ai porté à travers la salle du restaurant. »
Le Garçon maquillé raconte comment Théodore Koch, employé de banque dévoué, époux et père de famille irréprochable, s’éprend de l’androgyne Elliott.
« La passion de Théodore ne s’était pas généralisée. Il n’était pas devenu sensible à la séduction d’autres jeunes hommes. Elle s’était concentrée, elle était devenue une pointe de diamant qui parcourait les sillons gravés sur la personne d’Elliott, à l’instar des disques qu’un certain M. Berliner proposait maintenant au public. Théodore ne regardait jamais d’autres garçons, pas plus qu’il ne regardait les femmes. À sa manière il était fidèle, profondément fidèle, à la fois à Christine et à Elliott. Et son amour incluait aussi ses enfants. »
Koch lui loue une chambre en ville, où il vient le retrouver dès qu’il le peut, commande sa statue grandeur nature à un sculpteur italien de renom… Sa passion dévorante pour le jeune garçon le conduira à la ruine et au déshonneur. L’avenir d’Elliott ne sera guère plus glorieux.

Par le passé, Stephen Crane en avait déjà écrit quelques pages, « les meilleures qu’il ait jamais écrites », que son éditeur lui avait pourtant conseillé de détruire au plus vite s’il ne voulait pas voir sa brillante carrière brisée sur-le-champ. L’opprobre jeté sur Oscar Wilde lors de son retentissant procès pour homosexualité était alors encore vivace dans les esprits, des deux côtés de l’Atlantique.
Heureusement, Cora n’est pas femme à se scandaliser de l’univers sordide, des situations scabreuses, ni même des termes parfois crus, dictés entre deux souffles par un Stevie à l’agonie.
« Elle se demandait si la liaison entre Théodore et Elliott n’était pas, pour Stevie adulte et mourant, une manière de retourner vers l’adolescent plein de vie qu’il avait été jadis. Elle avait pour Stevie – pour l’esprit libre, l’amant affectueux, l’artiste éclatant, le journaliste impeccable qu’il était – une estime trop haute qui lui interdisait de mettre en question cette tentative artistique, peut-être la dernière de sa vie. Mais elle ne pouvait pas s’empêcher de se livrer à un examen plein de délicatesse – un peu comme on examine une plaie.
Manifestait-il des tendances ancrées en lui qu’il n’avait jamais osé exprimer ? Mais non, c’était impossible. Elle comprenait les hommes : en général, pour eux les autres hommes étaient indifférents, des rivaux et parfois des rivaux détestés, ou de simples concurrents engagés dans une amicale compétition – plus rarement l’objet de leur désir. Stevie, lui, n’avait jamais eu de désirs inspirés par des hommes. À l’égard de la plupart d’entre eux il éprouvait une amitié de bon chien nuancée d’un scepticisme amusé que la vie lui avait appris. Une troupe de dix adultes ou adolescents nus pouvait passer en courant à côté de lui sans qu’il lève les yeux de son livre, sinon peut-être pour plaisanter à propos du derrière rouge d’un des coureurs restés assis trop longtemps.
En revanche, au premier bruissement d’une jupe ses yeux pivotaient – il était comme un chien de chasse devant un faisan. »

Stephen Crane a-t-il jamais écrit une telle histoire ?
Un de ses premiers biographes, Thomas Beer, l’a laissé entendre. Le critique new-yorkais James Gibbons Huneker, ami de Crane, lui aurait rapporté l’anecdote selon laquelle l’auteur américain aurait été abordé un jour, près de Broadway, par un jeune prostitué. Avec l’aide du garçon, il aurait alors mené une enquête journalistique sur le milieu homosexuel new-yorkais sur la base de laquelle il aurait commencé un roman, appelé Fleur d’asphalte, pendant masculin en quelque sorte de son premier roman, Maggie, fille des rues.
Toutefois, les spécialistes de Crane mettent fortement en doute les propos de Beer, le temps ayant montré qu’il était un fabulateur de première, et qu’il n’avait pas hésité à créer de faux documents pour accréditer certains de ses dires. Le fait que personne n’ait jamais retrouvé la moindre trace du roman jusqu’à aujourd’hui tend à leur donner raison.

Vraie ou fausse, peu importe; on voit bien tout le potentiel que cette anecdote recèle pour un romancier. Edmund White s’en empare pour imaginer les dernières semaines de Stephen Crane, son périple jusqu’au sanatorium de Badenweiler, mais surtout ce à quoi aurait pu ressembler Fleur d’asphalte.
Devenu Le garçon maquillé sous la plume de White, l’histoire de ce prostitué est un roman dans le roman. Hotel de Dream alterne donc réalité (l’agonie de Crane) et fiction (la passion de Koch pour Elliott), moment présent (Crane mourant, qui dicte son roman) et passé (Crane qui rencontre le vrai Elliott, non loin de Broadway).

Ne connaissant pas l’œuvre de Crane, je suis bien infichu de vous dire si White restitue fidèlement le style de l’auteur (je me mords les doigts d’avoir fait l’impasse sur The Red Badge of Courage en cours de Littérature américaine. Il se pourrait bien que je le sorte enfin de son étagère et que je répare ma bévue.). Ça ne m’a empêché d’apprécier cette immersion dans les bas-fonds new-yorkais de la fin du XIXe siècle.
À la manière d’un Dickens américain, White rend tout ce petit monde de prostitués et de petites frappes d’un réalisme crasseux confondant. Sa façon de dépeindre la dévotion du banquier Koch pour la beauté et la jeunesse d’Elliott est très wildienne. La statue du garçon n’est d’ailleurs pas sans évoquer une variation du Portrait de Dorian Gray.
L’agonie de Crane est aussi l’occasion pour White de considérer la maladie, la mort et l’au-delà ; la phtisie de Crane faisant certainement chez lui écho à ses amis morts du Sida :
« Comme il était absurde de penser que le monde avait été créé pour récompenser et punir une catégorie particulière de vertébrés ! La science avait réfuté toutes les théories centrées sur l’homme et le glorifiant : la Création, le jardin d’Éden, la Terre disque plat, la Terre en position centrale, privilégiée dans l’Univers, la chronologie écourtée de la Bible, le Déluge submergeant la totalité des êtres. Darwin puis les géologues et les physiciens avaient réfuté tout cela, remplaçant un petit monde clos et claustrophobique par un univers énorme, infiniment vieux et indifférent à l’homme. Pourquoi alors la vie future, de toutes ces fables la plus saugrenue, devrait-elle être la seule croyance survivant aux assauts de la science ? Nous voyons de nos yeux le soleil se lever tous les jours mais nous savons qu’il n’en est rien : nous faisons semblant de croire qu’il se lève tant que nous ne parlons pas le langage de la science. Combien plus étrange encore, le crédit attaché à une invention aussi idiote, si utile soit-elle, que celle d’une vie future, qui ne reposait sur aucune sorte de preuve ? »

Aux antipodes des précédents romans d’Edmund White que j’ai pu lire jusqu’ici (Un jeune américain, La tendresse sur la peau, La symphonie des adieux, Sketches from Memory), Hotel de Dream n’en reste pas moins une lecture agréable, même si elle restera pour moi moins marquante.

Le site officiel d’Edmund White.

Ce qu’ils en ont pensé :

Les diagonales du temps : « L’un des premiers plaisirs que procure Hôtel de Dream est de nous plonger dans le New-York 1900 des invertis (…) Mais au-delà, nous apercevons deux thèmes qu’Edmund White traite avec beaucoup de tact et de vérité ; tout d’abord (…), la passion d’un homme mûr pour un adolescent, dépeinte comme une drogue aussi addictive que dévastatrice pour l’ainé. Puis (…), les rapports qu’un grand malade entretient avec son entourage bien portant. »

The Icon : « Le tour de force d’Edmund White c’est qu’à la lecture de Hotel de Dream, on oublie complètement qu’on est en train de lire un roman écrit par Edmund White… Parfois j’avais même plutôt l’impression dans certaines tournures de phrases de lire un roman classico-romantique, genre “Une vie” de Maupassant. »

Virginie : « On sent en tout cas la passion d’Edmund White pour son sujet : le milieu homosexuel new-yorkais à l’aube du XXe siècle, ce « Garçon maquillé », qu’il invente au nom de Crane, etc. »

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Hotel de Dream, d’Edmund White
Traduction de l’anglais (États-Unis) : André Zavriew
Plon / Collection Feux croisés (2007) – 252 pages