65 romans policiers, plus d’une vingtaine de recueils de nouvelles et autant de pièces jouées au théâtre, à la radio ou à la télé…
On ne devient pas la Reine du crime par hasard.
ils aiment le cyclisme, ils détestent monter et descendre de leur vélo pliable Dahon.
Sans tenir compte de ses œuvres moins largement connues (six romances publiées sous pseudonyme, trois recueils de poésie, une autobiographie…), Agatha Christie est un des écrivains les plus connus au monde. Elle est traduite dans plus d’une centaine de langues.
La recette de ce succès ? La facilité avec laquelle se lisent ses romans, son art de l’intrigue, son fair-play vis-à-vis de ses lecteurs auxquels elle livre la totalité des indices lui permettant de résoudre l’énigme, et sa productivité.
« Elle connut un égal succès dans le roman et la nouvelle – et fut la seule, de tous ses collègues écrivains, à conquérir également le théâtre. Elle créa deux détectives célèbres, prouesse qui ne fut rééditée par aucun autre auteur policier. Lorsqu’elle était au sommet de son rendement, les éditeurs peinaient à suivre le rythme de sa production : 1934 vit la publication de pas moins de quatre romans d’énigme et d’un Mary Westmacott, pseudonyme sous lequel elle écrivit six ouvrages non policiers publiés entre 1930 et 1956. Et cette remarquable productivité est aussi un facteur de son succès persistant. Il est possible de lire tous les moins un Agatha Christie différent pendant presque sept ans (…). Et il est possible de regarder tous les mois, pendant deux ans, une adaptation différente d’un roman d’Agatha Christie. Très peu d’écrivains, quel que soit leur domaine, ont égalé ce record. »
En 2005, John Curran, universitaire spécialiste d’Agatha Christie, est invité par Mathew Prichard, petit-fils de la romancière (et gestionnaire de son œuvre), à visiter Greenway House avant que le National Trust entreprenne les travaux de rénovation qui permettront d’ouvrir la propriété au public.
Alors qu’il déambule dans l’antre de Dame Agatha, Curran déniche un banal carton dans lequel ont été rassemblés des cahiers d’écolier et de simples carnets.
« Je posai le carton par terre, me mis à genoux et pris le cahier du dessus. Il avait une couverture rouge et une minuscule étiquette blanche portant le numéro 31. Je l’ouvris et lus les premiers mots : « Un cadavre dans la bibliothèque – Des invités – Mavis Carr – Laurette King » Je tournai les pages au hasard… (…)
Tous ces en-têtes alléchants figuraient dans un seul carnet et il y en avait encore plus de soixante-dix autres sagement entassés dans leur carton passe-partout. J’en oubliai que j’étais inconfortablement agenouillé sur le plancher d’une pièce poussiéreuse, en désordre, que Mathew m’attendais en bas pour le dîner, que, dehors, dans la nuit de novembre, la pluie crépitait contre les volets de l’unique fenêtre. Je savais, à présent, comment je passerais le restant de la soirée et la plus grande partie du week-end. Et, à partir de là, les quatre années suivantes… »
Quatre années durant, Curran a décrypté, répertorié et classé le contenu de ces 73 carnets. Une occupation qui tient autant de l’ascèse que de la recherche archéologique, tant la romancière, qui traitait ses carnets avec peu d’égards, ne lui a pas facilité la tâche.
Dès qu’une idée lui traversait l’esprit, Agatha Christie ouvrait au hasard son carnet du moment pour noter des suggestions de noms de personnages, des mobiles possibles, des informations sur des poisons… sur la première page vierge qu’elle trouvait, entre une liste de meubles destinés à l’aménagement d’une demeure, un mémo pour se souvenir de téléphoner au coiffeur, des horaires de trains ! Elle pouvait aussi bien prendre le carnet à l’envers pour écrire au verso des pages déjà noircies.
Comme en témoignent les quelques reproductions de notes, croquis, listes, schémas… insérées dans l’ouvrage, les mots jetés à la hâte sur le papier sont parfois difficilement déchiffrables tant l’écriture est déplorable.
Comme si la tâche n’était pas assez ardue comme ça, sur la totalité des carnets, seules 77 entrées sont datées ! Et encore, souvent seule figure l’année.
Enfin, pour couronner le tout, la numérotation des carnets, de 1 à 73, par la fille d’Agatha Christie (qui avait le projet de répertorier les titres des œuvres mentionnées dans chaque carnet) est totalement aléatoire.
Moi qui adore savoir ce qui se passe en cuisine, j’ai été ravi d’en savoir plus sur le travail de Dame Agatha (à la fois élève consciencieuse et championne du foutoir), sur son processus créatif et sa méthodologie…
Agatha Christie étudiait de nombreuses hypothèses, envisageait les scènes sous plusieurs angles, changeait d’assassin ou d’arme du crime ou de détective en cours de route (à l’origine, c’est Miss Marple et non Poirot qui devait embarquer sur le Karnak, dans Mort sur le Nil), modifiait le nom de ses personnages…
Certaines œuvres font l’objet de notes très fragmentaires ; d’autres, de plusieurs dizaines de pages, disséminées dans un ou plusieurs carnets. Pour autant, l’abondance de notes n’est pas proportionnelle au succès que rencontrera le texte, une fois publié, mais plutôt à sa complexité et aux difficultés que la romancière rencontrait pour peaufiner son intrigue.
« Utilisant les carnets à la fois comme bancs d’essai et comme carnets de croquis littéraires, elle concevait et développait ; sélectionnait et rejetait ; affûtait et polissait ; relisait et recyclait. »
Curran n’aura pas trop de sa connaissance approfondie de l’œuvre christienne pour défricher ces notes souvent sibyllines, décoder toutes les abréviations, relever les allusions à des affaires criminelles réelles, rapprocher les personnages des textes auxquels ils renvoient, rétablir une chronologie, démêler les projets réalisés de ceux restés en l’état…
Les carnets révèlent qu’Agatha Christie bâtissait son récit en piochant dans les trames de scènes qu’elle imaginait et auxquelles elle attribuait une lettre. Au fil de ses cogitations et de ses hypothèses, les combinaisons de lettres évoluaient selon qu’elle intervertissait, supprimait ou rajoutait des scènes. Une fois trouvée la combinaison qui lui convenait le mieux, elle entreprenait la rédaction du roman.
Il est intéressant de voir (et plus encore quand il s’agit d’un roman, d’une nouvelle que l’on connaît bien et que l’on a aimé) comment ses intrigues policières progressaient sans cesse, selon qu’elle privilégiait un mode opératoire, un mobile, un poison, une arme, un meurtrier plutôt qu’un autre (elle-même la plupart du temps quand elle entamait un nouveau projet ignorait quel serait l’assassin final !).
La Reine du Crime était aussi la reine du recyclage. Quand elle écartait une idée pour un roman donné, il n’était pas rare qu’elle s’en serve pour un autre, parfois plusieurs années plus tard. Elle savait, comme personne, broder des variations infinies à partir d’un même thème.
D’ailleurs, certaines histoires présentent de telles similitudes qu’on est droit de penser qu’elles ont servi d’ébauches à des romans plus ambitieux, comme Le Mystère des Cornouailles l’a été pour Mort sur le Nil, par exemple. C’est également le cas de l’une des deux nouvelles inédites retrouvées par John Curran et incluses dans son ouvrage : L’incident de la balle du chien, qui contient les thèmes développés dans le roman Témoin muet (La seconde nouvelle inédite est La capture de Cerbère, version jamais publiée d’une nouvelle éponyme incluse dans Les Travaux d’Hercule).
Une même intrigue pouvait se voir apporter divers aménagements selon qu’elle était publiée sous la forme d’un feuilleton, d’une nouvelle, d’un roman ou d’une pièce de théâtre. D’ailleurs, dans les versions théâtrales des nouvelles et des romans, il n’est pas rare que le dénouement diffère, que l’assassin et/ou son stratagème varient…
À ce sujet, j’ignorais, par exemple, que la plupart de ses romans ont d’abord été publiés sous forme de feuilleton dans la presse (une évidence pourtant, quand on prend le temps d’y réfléchir deux minutes, la pratique étant largement répandue à l’époque).
Usage peut-être plus étonnant encore pour moi qui considérait Dame Agatha comme un monument 100 % British : ses romans feuilletonnés ou ses nouvelles paraissaient généralement aux États-Unis avant d’être publiés en Angleterre quelques mois plus tard. Ainsi, les Américains ont pu suivre les aventures de Miss Marple dans Le mot pour rire trois ans avant les Anglais ! Certains romans verront même leur titre changer tandis qu’ils traversent l’Atlantique.
Épluchés, décryptés, classés et analysés, Les carnets secrets d’Agatha Christie témoignent de l’esprit foisonnant de la romancière.
Pour présenter son travail, John Curran a opté pour un regroupement thématique : Meurtres en chansonnettes (La Maison biscornue, Cinq petits cochons, Une poignée de seigle, Dix petits nègres…), Moyens de transport (La Mort dans les nuages, Mort sur le Nil, Énigme en mer…), Résolution d’un meurtre commis dans le passé (Mrs McGinty est morte, Témoin indésirable, Meurtre au Champagne…), Meurtres à l’étranger (Rendez-vous avec la mort, La Maison de Chiraz, Meurtre en Mésopotamie, L’Homme au complet marron…)…
On imagine mal comment restituer fidèlement les notes de la romancière sans éventer les intrigues et, donc, le nom du/des coupable(s). Pour les lecteurs souhaitant garder le mystère entier, les titres des œuvres qui vont être passées à la moulinette sont indiqués en début de chaque chapitre.
Par la somme de son travail colossal, John Curran livre au public des notes auxquelles il n’aurait pas accès autrement.
Mais si elle se révèle passionnante à bien des égards, cette lecture finit à la longue par devenir un chouïa fastidieuse, car l’ensemble tient trop souvent d’un simple classement de notes qui ne saurait satisfaire que les seuls universitaires-chercheurs.
En outre, on aurait aimé disposer d’une table des matières permettant de comprendre plus aisément le plan suivi par l’auteur (j’ignore si cette lacune est le fait de la seule édition française ou non). On devra se contenter d’un unique index, en fin d’ouvrage, qui aurait mérité d’être plus détaillé.
En septembre 2011, est paru chez Harper Collins un “complément” à ces Carnets secrets : Agatha Christie, Murder in the Making: More Stories and Secrets from Her Notebooks, qui contient également des documents inédits (The Man Who Knew, How I Created Hercule Poirot) ainsi que la version préliminaire d’une enquête de Miss Marple (The Case of the Caretaker’s Wife). J’imagine que sa traduction devrait être disponible prochainement au Masque.
Ce qu’elles en ont pensé :
Allie : « L’ouvrage de John Curran apporte un œil nouveau sur l’œuvre de la romancière et un parfait complément à quiconque s’intéresse à l’écriture. »
Chimère : « Un essai vraiment passionnant, intéressant pour les amoureux des romans d’Agatha. »
Lire ou Mourir : « L’auteur nous présente un document très détaillé et très complet sur les différents écrits d’Agatha Christie et c’est bien agréable de voir qu’il maîtrise à ce point le sujet. »
Nathalia : « Tout ces écrits représentent une matière intéressante, sans pour autant permettre d’élucider complètement comment Agatha Christie écrivait ses romans, mais en tout cas ils permettent de constater à quel point les cellules grises de l’écrivain étaient prolifiques et ingénieuses. »
Et sur Babelio.
Les carnets secrets d’Agatha Christie, de John Curran
(Agatha Christie’s secret notebooks, fifty years of mystery in the making)
Traduction de l’anglais : Gérard de Chergé
Éditions du Masque (2011) – 541 pages