schlink-liseur « Suppose que quelqu’un coure à sa perte, délibérément, et que tu puisses le sauver : le feras-tu ? Imagine un malade qui va subir une opération alors qu’il prend des drogues incompatibles avec l’anesthésie, mais qui a honte d’avouer à l’anesthésiste qu’il est drogué : est-ce que tu parles à l’anesthésiste ? Imagine un procès où l’accusé va être condamné s’il ne révèle pas qu’il est gaucher et qu’il n’a donc pas pu commettre le crime, nécessairement perpétré par un droitier ; or, cet accusé a honte d’avouer qu’il est gaucher : iras-tu dire au juge ce qu’il en est ? Imagine un homosexuel accusé d’un crime qui n’a pas pu être commis par un homosexuel, mais l’accusé a honte d’avouer qu’il l’est. Il ne s’agit pas de savoir s’il faut avoir honte d’être gaucher ou homosexuel : imagine simplement que l’accusé ait honte. »

Tout commence dans l’immédiate après-guerre, en Allemagne. A la suite d’une rencontre fortuite, Michaël fait la connaissance d’Hanna. Malgré les vingt ans qui les séparent, l’adolescent et la jeune femme deviennent amants. Entre eux, un rituel se met en place : après qu’Hanna lui a donné un bain et qu’ils ont fait l’amour, Michaël lui lit des romans à voix haute.

Le vélo pliant doit être neuf et conforme à la réglementation en vigueur.

Le jeune garçon n’est pas peu fier de cette liaison secrète avec une femme qui pourrait être sa mère, sa première relation amoureuse en fait. Elle lui confère à lui le lycéen souffreteux, l’ado falot, un sentiment de puissance, la sensation de prendre sa revanche sur ses camarades.
Sous le coup de sa toute nouvelle passion, il pardonne à sa maîtresse ses sautes d’humeur subites, ses accès de colère incompréhensibles. Pour ne pas risquer de perdre son amour, il sera toujours celui qui abdique, reconnaissant même parfois des intentions que lui prête Hanna mais qu’il n’a en réalité jamais eues. Et pourtant, un jour qu’il vient la rejoindre chez elle comme à son habitude, il trouvera porte close. Hanna est partie. Sans lui avoir donné la moindre explication.
« Seulement voilà : fuir n’est pas seulement partir, c’est aussi arriver quelque part. »

Des années plus tard, étudiant en droit, Michaël doit suivre le procès de cinq femmes accusées de crimes de guerre. Parmi elles, il reconnaît Hanna. Au cours de ce procès qu’il suivra dans son intégralité, il va tenter de comprendre qui est la vraie Hanna : cette femme qu’il a passionnément aimée ou cette tortionnaire, rouage implacable de la grande machine de mort du IIIe Reich.
« Je voulais à la fois comprendre et condamner le crime d’Hanna. Mais il était trop horrible pour cela. Lorsque je tentais de le comprendre, j’avais le sentiment de ne plus le condamner comme il méritait effectivement de l’être. Lorsque je le condamnais comme il le méritait, il n’y avait plus de place pour la compréhension. Mais en même temps je voulais comprendre Hanna ; ne pas la comprendre signifiait la trahir une fois de plus. Je ne m’en suis pas sorti. Je voulais assumer les deux, la compréhension et la condamnation. Mais les deux ensemble, cela n’allait pas. »
« Je l’avais aimée. Je ne l’avais pas seulement aimée, je l’avais choisie. J’ai essayé de me dire que, lorsque j’avais choisi Hanna, je ne savais rien de ce qu’elle avait fait. J’ai tenté par là de me persuader que j’étais dans l’état d’innocence qui est celui des enfants aimant leurs parents. Mais l’amour qu’on porte à ses parents est le seul amour dont on ne soir pas responsable. »

Alors le voilà le chef-d’œuvre unanimement salué ?
Une fois encore, j’arrive après la course. Quinze ans après sa parution, je devais être un des rares lecteurs de ma génération à ne pas avoir lu Le liseur, de Bernhard Schlink. Tout juste si je savais exactement de quoi il était question. Son adaptation cinématographique et l’Oscar de Kate Winslet n’y auront rien changé. Mais à force de le voir cité en référence sur tant de blogs, je me suis dit qu’il devait mériter qu’on s’y attarde au moins. La Foire aux livres de la rue Davy m’aura donné l’occasion de le faire sans grands risques et à moindre frais.

Je dois l’avouer au risque de me voir lynché en place publique, cette lecture commune du Liseur avec Choupynette, Bladelor nous ayant lâchement abandonnés en cours de route (délation, j’écris ton nom), a mal commencé.
Influencé par la réputation du roman, aurais-je placé d’emblée la barre très (trop ?) haut ? Une chose est certaine, je me suis passablement ennuyé durant toute la première partie du livre relatant la rencontre de Michaël et Hanna. Aucun des deux ne m’a été sympathique : j’ai trouvé le garçon limite pathétique, un gamin qui joue à l’adulte au prétexte qu’il vient d’être dépucelé par une femme qui a l’âge de sa mère, et obsédé par elle. Quant à Hanna, c’est un être glacial, orgueilleux et péremptoire, à l’irascibilité déconcertante, qui m’a vite irrité.
Ce qui n’arrange rien, l’écriture est froide, presque clinique ; le ton est neutre, dépassionné. Alors que les deux personnages sont censés vivre une relation ardente, je ne ressentais rien. J’assistais à leurs rencontres et à leurs ébats sans flamme, avec une lassitude grandissante. Ajouté à ça, l’agaçante répétition de toutes les variations possibles d’ « anesthésie » (substantif, infinitif, participe passé, adjectif…) à chaque page ou presque, parfois même rabâché dans plusieurs paragraphes à la suite.

Cependant, mon intérêt s’est ravivé dans la seconde période. On rentre vraiment dans le cœur du sujet quand Michaël découvre Hanna sur le banc des accusées. Il va se retrouver tiraillé entre le souvenir de l’amour qu’il vouait à son ancienne maîtresse et sa répulsion pour la femme qu’il retrouve, entre son besoin de la comprendre et son incapacité à l’absoudre.
« Je pense, j’arrive à une conclusion, je traduis cette conclusion en décision, et je m’aperçois que l’acte est une chose à part, qui peut être conforme à la décision, mais pas nécessairement. Plus d’une fois, au cours de ma vie, j’ai fais ce que je n’avais pas décidé, et ce que j’avais décidé, je ne l’ai pas fait. (…) Je ne veux pas dire que pensée et décision sont sans influence sur les actes. Mais les actes n’exécutent pas simplement ce qui a été préalablement pensé et décidé. Ils ont leur source propre et sont les miens de façon tout aussi autonome que ma pensée est ma pensée, et ma décision ma décision. »

En même temps que Michaël, le lecteur va peu à peu percer le mystère d’Hanna et comprendre qu’elle cache un secret dont elle a honte et qui décidera de toute sa vie. (Si vous ne savez pas déjà en quoi consiste ce secret, largement éventé sur la toile, ce n’est que mieux.)
« Qu’elle était en train de sacrifier toute sa vie à ce mensonge idiot ? Que ce mensonge ne valait pas un tel sacrifice ? (…) Que ce soit quelque chose, beaucoup de choses ou peu de chose, que voulait-on qu’elle en fasse ? Pouvais-je lui enlever ce mensonge de toute une vie sans lui ouvrir une perspective de vie ? »
Un secret qui est la clé de ses sautes d’humeur. Un secret d’autant plus anodin que son comportement et ses actes paraîtront disproportionnés, voire grotesques.
« Je songeai que quand on a laissé passer le bon moment, quand on a trop longtemps refusé quelque chose, ou que quelque chose vous a trop longtemps été refusé, cela vient trop tard, même lorsqu’on l’affronte avec force et qu’on le reçoit avec joie. A moins que le « trop tard » n’existe pas, qu’il n’y ait que le « tard », et que ce « tard » soit toujours mieux que « jamais » ? Je ne sais pas »

Dans Le liseur, l’horreur indicible prend les traits d’Hanna. Le bourreau a figure humaine.
Le lecteur fait sien le déchirement intérieur de Michaël. Habilement, Schlink soulève des questions dignes d’un sujet de philo du Bac sur la culpabilité, la responsabilité, le pardon ou la rédemption… mais il se garde bien d’y apporter des réponses catégoriques (d’ailleurs, y en a-t-il ?). Il se contente, et c’est là la force de ce roman, de susciter chez son lecteur des réflexions complexes : peut-on, doit-on, sauver les gens malgré eux ? Quelle est la part de responsabilité individuelle des bourreaux de crimes de guerre ? Leur descendance est-elle à jamais condamnée à payer pour leurs fautes ?
« Mais enfin l’on condamnait et châtiait quelques rares individus, tandis que nous, la génération suivante, nous nous renfermions dans le silence et l’horreur, de la honte et de la culpabilité : et voilà, c’était tout ? »

A travers le personnage de Michaël, Schlink traduit la confusion de la génération des Allemands de l’après-guerre (à laquelle lui-même appartient), quelque part entre honte et condamnation, ne sachant pas trop quel regard porter sur leurs aînés ayant directement ou indirectement participé aux événements.
« Mais le réveil après un cauchemar n’est pas nécessairement un soulagement. Aussi bien, on se rend alors vraiment compte des horreurs qu’on a rêvées, voire des horribles vérités qui vous sont apparues en rêve. »
Mais la vraie question, centrale, du Liseur, c’est Hanna qui la pose sans façon au juge lors de son procès : « Qu’est-ce que vous auriez fait ? ».

Toute cette réflexion m’a beaucoup intéressé et a sauvé à mes yeux le roman tout entier. Je ne crierai pas toutefois au chef d’œuvre car si Le liseur est un roman intelligent et subtil, ni moralisateur ou manichéen, c’est aussi un récit froid (à l’image du personnage d’Hanna) et dénué de sentiments, ce qui est plutôt paradoxal dans un tel contexte. Peut-être la troisième partie du roman, où Michaël enregistre sur cassettes des livres qu’il lit à Hanna qui purge sa peine, échappe-t-elle un peu à cette froideur générale.

Filez vite découvrir l’avis de Choupynette, complice de lecture que je remercie pour m’avoir ainsi poussé à extraire rapidement Le liseur de ma file d’attente.

Ce qu’ils en ont pensé :

A propos de livre : « Avec ce livre l’auteur ne nous raconte pas seulement une histoire d’amour. En effet, il nous parle des sentiments de l’Allemagne qui affronte son passé et des difficultés pour une jeunesse qui doit juger et condamner la génération de leurs parents. Il nous fait réfléchir sur la responsabilité, la culpabilité, et parfois l’indifférence face aux crimes de guerre.Ce livre est très fort et ne peut nous laisser indifférent. »

Biblioblog (Catherine) : « Finalement, à la façon d’un Stefan Zweig, Schlink est très habile pour s’appuyer sur une histoire qui se veut intimiste mais qui devient la métaphore d’une société. »

Brize : « Le liseur est un roman qui m’a fait une forte impression. Après lecture, j’ai continué à réfléchir à cette part d’inconnu d’Hanna, essayant d’entrevoir quel avait pu être son cheminement spirituel ultérieur, compte tenu de tous les éléments qui nous sont fournis sur la seconde partie de sa vie, sans toutefois parvenir à m’approcher davantage d’elle. »

Clara : Voilà un livre magistral sur le fond et la forme. (…) Le lecteur est amené à se poser des questions : qui peut juger et de quel droit ? Bernhard Schlink ne nous donne pas de réponse sur un plateau, il laisse le soin à chacun de répondre à cette douloureuse question. »

Fanyoun : « L’auteur insiste sur le devoir de mémoire individuel et collectif. On peut cependant se poser la question : Comment juger le passé avec le regard du présent ? »

Jules : « Première impression : je suis un peu déçue. Je ne peux pas vraiment vous expliquer pourquoi, mais je m’attendais à beaucoup plus. (…) J’ai eu quelques bonnes surprises et de bonnes émotions, ce sont les bons points à noter par-dessus tout ! »

Karine : « J’ai trouvé touchantes les réflexions, l’expression du mal-être de l’Allemagne à cette époque… mais pas l’histoire d’amour. »

Katell : « Un très beau roman sur le devoir de mémoire, sur le devoir des mémoires. »

Lilly : « Bernhard Schlink ne donne aucune réponse dans ce livre, il n’en a pas. Il se contente de poser des questions auxquelles il n’existe pas de réponse globale et claire, et d’avancer des hypothèses. Il y a des coupables parce qu’il y a eu des crimes. Mais lorsque les crimes ont une telle ampleur, on est en droit de se demander si tout le monde n’était pas un peu coupable en fin de compte. »

Mango : « La détresse d’un parcours individuel démuni de l’outil essentiel pour l’accès à la culture se heurte ici au destin d’une génération avec, en fond de tableau, l’horreur et la honte pour héritage. »

Pitou : « C’est juste, et formidablement intelligent ; Bernhard Schlink ne tombe pas dans la facilité, ce n’est ni tout noir ni tout blanc nous dit-il : l’histoire de Hanna prouve bien cette perception de la vie. »

Sébastien : « On entre dans ce roman comme dans un salle de cinéma : confortablement installé sur un fauteuil, le film commence, et on s’y plonge en oubliant tout ce qu’il y a autour de nous. En ressortant de la salle, on n’a qu’une chose à dire : « émouvant ». »

Stephie : « Ce qui m’a frustré le plus, je crois, c’est la narration exclusivement du point de vue de Michaël et de n’avoir jamais accès, notamment dans la fin du roman, aux pensées et aux sentiments d’Hanna. Ce livre me donne l’impression d’avoir voulu prendre en charge beaucoup d’objectifs et de ne les avoir finalement qu’effleurés. »

Yspaddaden : « Dans un style très sobre, Bernhard Schlink plonge le lecteur au cœur d’une conscience amère, dans les méandres d’une pensée à la fois nostalgique et coupable à force d’humanité. Il réfléchit également sur le pouvoir des mots et de la lecture dans une société prompte à stigmatiser artificiellement ceux qui en sont exclus. »

Yueyin : « Sans concession, sans réponse facile, un beau roman ! »

Et bien d’autres avis sur Blog-O-Book.

Le liseur, de Bernhard Schlink
(Der Vorleser) Traduction de l’allemand : Bernard Lortholary
Folio n°3158 (1999-2009 pour la présente édition) – 243 pages