Dans ce coin perdu au nord du Wisconsin, John Lucas passe ses journées au bar du coin plutôt qu’à cultiver ses terres et entretenir sa ferme.
Lorsqu’il rentre aviné le soir, le moindre prétexte lui est bon pour s’en prendre à sa femme Claire ou à l’un de ses deux fils.
offrir un vélo pliable et robuste il vous faudra prévoir un budget.
Quand l’ambiance à la maison est trop pesante, les garçons savent qu’ils peuvent compter sur le soutien bienveillant des habitants de la ferme voisine, Ernie Morrisseau, “sang-mêlé” mi-ojibwé mi-français, et sa femme Rosemary, un couple sans enfant. Aux garçons, qu’ils considèrent un peu comme les leurs, les Morrisseau offrent un repère stable.
Pour fuir la violence paternelle, l’aîné, James, a un autre refuge : le fenil, où il écoute à plein volume les disques de son idole, Elvis, auquel on dit qu’il ressemble.
En cette année 1967, James voit dans la guerre du Vietnam l’occasion de quitter le bercail pour de bon et, par la même occasion, de narguer son père en lui prouvant sa témérité.
Seulement, quand il s’engage dans les marines, son petit frère, Billy se retrouve désemparé, trop jeune à huit ans pour se substituer à son grand frère et faire écran entre sa mère et les coups de son père.
James soulage l’angoisse de son cadet en lui envoyant régulièrement de ses nouvelles. Dans ses lettres, il se montre plus prévenant qu’à son ordinaire envers celui qu’il surnomme affectueusement « Babouin ». Depuis la jungle vietnamienne, il continue de protéger son petit frère, passant sous silence les conditions de survie de son unité et joignant un peu d’argent à chacune de ses missives.
A la suite d’une embuscade, James est porté disparu à Khe Sanh. A la ferme, Bill et sa mère sont plongés dans l’angoisse et l’attente des nouvelles. Tel un électrochoc, la disparition de James va chambouler le fragile équilibre de la famille Lucas et redistribuer les cartes du pouvoir entre ses différents membres.
La famille constitue une source romanesque intarissable.
Une fois encore, avec Wisconsin, c’est une chronique familiale sur plusieurs décennies (1967 ; 1983 ; 2000), avec son lot de dysfonctionnements et de non-dits, qui m’a emporté au fil des pages et m’a touché au cœur.
Alors que dans les premiers temps je pensais me régaler d’une savoureuse chronique rurale, à la Tom Sawyer et Huckleberry Finn, la violence s’est invitée assez rapidement dans une scène où James et son copain Terry s’en prennent à une tortue alligator, tandis que le petit Billy assiste impuissant à l’agonie de la bête, la gueule sanguinolente, explosée par les pétards que les deux plus grands avaient placés.
Puis, c’est le retour à la ferme, où les enfants doivent faire face à la brutalité de leur père, un alcoolique qui méprise ses enfants et frappe sa femme, qu’il tient pour responsables de ses propres échecs et de sa vie ratée.
Tandis que sa mère et son jeune frère font profil bas pour mieux laisser passer les foudres paternelles, James est le seul à s’opposer frontalement à John Lucas. C’est en partie pour le défier qu’il se porte volontaire pour le Vietnam, sans avoir pleinement conscience de troquer l’enfer familial pour un autre enfer : la jungle vietnamienne et son conflit sans merci. Il y a dans cette partie du récit certaines des pages les plus fortes du roman.
En abordant les thèmes traditionnellement liés à l’exploration familiale (secrets familiaux, fraternité, filiation, transmission inter-générationnelle…) sous l’angle de la violence et de ses différents visages (violence conjugale, guerre, alcoolisme, racisme…), Mary Relindes Ellis livre un premier roman dense et mélancolique, tout en sensibilité, pas pleurnichard ni misérabiliste.
Avec pudeur, les différents protagonistes de Wisconsin prennent tout à tour la parole. Le mal-être est palpable, les blessures à vif. La difficulté à communiquer avive les souffrances. Les silences dissimulent mal les douleurs enfouies.
Mary Relindes Ellis montre comment, sur les terres arides du Wisconsin, l’homme n’a d’autre choix que d’endosser son rôle de mâle, tout à la fois prédateur et protecteur, attribué d’office à la naissance. Prisonnier de ce rôle, John Lucas se retrouve de facto dans l’impossibilité d’exprimer ses sentiments, de montrer ses failles. Il transformera sa frustration en violence, contre lui-même (alcoolisme) et contre les autres.
Comme son père, Bill, de loin le plus fragile des deux frères, connaîtra à l’adolescence une période alcoolisée autodestructrice. Aux yeux des autres habitants du village, cela ne fait pas un pli : tel père, tel fils. Comme s’il était condamné à reproduire les erreurs de son géniteur. Ernie et Rosemary, épaulés par Claire, vont l’aider à briser la fatalité.
« Je voudrais que tu comprennes quelque chose », dit-elle.
Encore une fois, le choix de ses mots, plus que son intonation, exprimait sa détermination. Bill se concentra
.
« Une petite ville ressemble beaucoup à un poulailler, reprit-elle. Elle n’aime ni le changement ni la différence et ne l’accepte pas facilement. Si une poule perd ses plumes ou si elle est blessée, les autres l’attaquent à coups de bec, parfois jusqu’à la mort. »
Machinalement, elle frottait le bocal comme s’il y avait eu un génie à l’intérieur
.
« Dans une petite ville, c’est l’effet de la rumeur. Elle peut te tuer si tu n’y prends pas garde. Parfois, il vaut mieux partir pour se donner le temps d’évoluer ailleurs. A ton retour, les gens n’ont plus rien à dire parce qu’ils ignorent ce que tu as vécu. Ça les effraie, alors ils se taisent. »
Omniprésent, le cadre naturel majestueux du Midwest agit comme un baume apaisant sur les blessures de l’âme. C’est dans la nature toute puissante que les différents personnages puisent les forces nécessaires pour continuer le chemin de leur vie.
Grâce à elle, Claire ne perdra pas totalement la raison. C’est aussi là, au cœur de la forêt, qu’Ernie vient se ressourcer selon les croyances amérindiennes de son grand-père. Dans cette forêt, l’esprit des morts parle aux vivants et s’incarne même parfois pour leur indiquer la voie, comme cela sera le cas pour Bill.
« Quand il lui racontait une histoire sur son aîné, il ne butait pas sur les mots. Il souffrait, pourtant ; la morts de son frère était une tragédie dont il ne se remettrait pas. Mais Bill ne croyait ni au paradis ni à l’enfer. Il croyait aux systèmes naturels et artificiels. Aux territoires. Et la mort pouvait en occuper plus d’un
.
Les défunts que l’on a beaucoup aimés, avait-il compris, demeurent toujours en nous. Au lieu de disparaître, ils se développent dans une autre dimension. Lui-même avait contribué à ce processus en plaçant son frère au milieu d’une zone fertile qu’il connaissait bien : dans son esprit, James avait traversé la rivière et sillonnait les bois. C’était son habitat naturel. »
Avec simplicité et justesse, Wisconsin fait gonfler d’émotion le cœur du lecteur. Le parcours des protagonistes est douloureux mais jamais plombant, car l’envie de vivre et le besoin de poursuivre sa route quoi qu’il arrive sont les plus forts. Plus forts que l’héritage familial, plus forts que les blessures physiques et psychiques.
Avec, au bout, l’espoir.
Un très beau roman à lire avec Elvis Presley, Roy Orbison, Simon & Garfunkel en bande-son (ou l’excellente compilation Summer of the 60s éditée par Arte).
Sur son site web, Mary Relindes Ellis dévoile un peu ce que sera son second roman.
Ce qu’ils en ont pensé :
Amanda : « Majestueux par le concentré d’humanité et de sensibilité qu’il nous offre, majestueux par sa construction à plusieurs voix. A lire, donc, pour sourire de douceur, pour frémir de compassion et de douleur, pour accompagner ses personnages, pour vivre un peu au rythme sauvage et serein du Wisconsin. »
Brize : « Il est des romans qui vous happent dès la première page, pour ne plus vous lâcher. Pour moi, « Wisconsin » appartient à cette catégorie. J’ai commencé à le lire et sa musique s’est immédiatement insinuée en moi. »
Chiffonnette : « Même si certains aspects du récit m’ont paru un brin artificiels, même si la voix des fantômes un peu trop présente m’a parfois agacée, force m’est d’admettre la force de ce récit, la sensibilité qui s’en dégage et l’empreinte qu’il laisse une fois la lecture terminée. Un très très beau roman. »
Joëlle : « Un roman méconnu très envoûtant, le premier d’une auteure à surveiller ! »
Lily : « Voilà un roman surprenant, violent, enivrant, animé d’un souffle rare. Un de ceux que vous gardez bien au chaud dans un coin de votre cœur au cas où l’envie ou la capacité de lire disparaitrait. »
Philippe : « Véritablement, “Wisconsin” est un roman noir et lyrique, un roman stupéfiant, un bonheur de lecture qu’on voudrait faire partager, au style simple et sublime, un de ceux qui jalonne notre vie de lecteur et vous marque pour longtemps. »
Sentinelle : « Un beau premier roman qui, malgré sa petite musique triste et mélancolique, ne se termine pas moins sur une note optimiste. »
Tamara : « Je ne connaissais pas Mary Relindes Ellis, mais sa plume m’a enchantée. Son récit est passionnant et m’a fait vibrer jusqu’à la moelle. Sur une trame qui peut sembler banale, elle brode des kilomètres de mots avec un fil de poésie, un de spiritualité, un autre d’âpre réalité, et des centaines de fils de couleurs. »
Wisconsin, de Mary Relindes Ellis
(The Turtle Warrior) Traduction de l’anglais (États-Unis) : Isabelle Maillet
Buchet-Chastel (2007) – 436 pages