Jeune fille de modeste extraction de l’Angleterre du XIXe siècle, Emily Pearl travaille comme préceptrice au domaine de Green Worps. Là, elle veille à l’éducation du jeune Terence, le fils du maître des lieux, Lord Auskin resté veuf depuis la mort prématurée de sa femme.
« Les petits cousins de Terence couraient entre les tables gigognes. Des enfants d’une beauté rare et d’une bêtise tout aussi exceptionnelle. Je pensais alors que Terence n’avait rien à leur envier. Au bord du lac, à Chichester, nous avions souvent évoqué, Virginia et moi, l’idée qu’on se faisait de la beauté. Nos opinions étaient alors très différentes. Pour ma sœur, la beauté partageait quelque mystérieux secret avec le soupçon, celui que l’on devinait se cacher derrière l’enveloppe des choses, puis que l’on finissait par débusquer si on en avait le talent. J’étais beaucoup plus simple dans mes jugements en matière de beauté. Pour moi, était beau ce qui rassurait l’œil, ce qui ne contredisait pas l’idée qu’on se faisait de l’harmonie, car l’harmonie ne malmenait en rien. La vision de quelque chose de beau était douce, rassurante. Pour Virginia, la beauté recélait forcément la dissonance et la violence. »
Si elle s’est attachée à Terence, enfant brillant mais fragilisé par son hydrocéphalie, Emily ne peut s’empêcher de trouver le temps long à Green Worps. Les soirées données au domaine, où se retrouve l’aristocratie locale, ne suffisent pas à la distraire.
« Lady Anne me fait penser aux dandys qui palabrent lors des soirées que mon maître organise. C’était pour la Saint-Patrick. Oui, je me souviens bien… Les trois dandys étaient là. Posant. Gloussant. Jetant des œillades aux miroirs pour s’assurer de leur mise pourtant impeccable. Au sujet des miroirs, j’ai remarqué quelque chose de très intéressant chez Lord Richmond. Le bellâtre ne regarde jamais dans les yeux la personne à qui il parle. Il se débrouille toujours pour que celle-ci se trouve à proximité d’une surface réfléchissante et, alors, c’est à son propre reflet que Lord Richmond adresse la parole, puisque tous les regards portent sur la coutumière image de sa silhouette. Vautrés dans leurs bergères, Lord Wettpart et Lord Falls, alors que nous étions en plein hiver, ont demandé de la crème glacée à Annibal. Quand notre buttler leur a présenté les coupes, les deux lions les ont renversées dans leurs bottes en disant qu’il faisait chaud ! Le dandysme, c’est aussi la ridicule attitude qui consiste à faire croire à la terre entière – et surtout à sa portion féminine – qu’aucun sujet ne vous touche. Aussi la fin de la soirée a-t-elle consisté pour les trois complices à se remémorer avec quel stoïcisme ils avaient accueilli la nouvelle de la mort d’une mère, d’un père, d’un frère, d’une sœur. On gagne les guerres que l’on peut gagner. »
Elle guette avec impatience l’arrivée des lettres que sa sœur Virginia lui envoie de Londres, puis d’Amérique, et qui rompent la monotonie de son quotidien.
Pour tromper son ennui, elle va consigner dans un journal intime le contenu, réel ou fantasmé, de ses journées. Dans ce carnet, elle déverse ses rêves, ses frustrations, ses réflexions, ses désirs… et s’invente une vie qui lui convient mieux, modelant la réalité à son gré, transformant les événements.
Dès lors qu’elle prend conscience du pouvoir de ses “révélations”, elle va s’arranger pour oublier sciemment son carnet là où elle sait qu’il sera lu par Lord Auskin. Dans l’ombre, elle va observer les conséquences souvent dramatiques que ses petits arrangements avec la réalité auront sur les autres membres de la domesticité.
Les vies d’Emily Pearl dont le titre du roman de Cécile Ladjali fait état, ce sont toutes celles que la jeune fille rêve de vivre et qu’elle s’invente grâce au pouvoir des mots. Car elle meurt d’ennui, notre jeune Emily. C’est peu de dire que sa vie ne lui convient pas et qu’elle aspire à mieux, plus grand, plus fort, plus intense.
révolutionnaire qui vous à fait oublier les vélos pliant traditionnel avec des manettes aux poignées et des câbles apparents .
C’est parce qu’elle méprise la condition de ses parents qu’elle a commencé par quitter le foyer familial pour se faire employer à Green Worps.
Virginia, sa sœur aînée, l’avait fait avant elle, laissant la campagne derrière elle pour une place de pelucheuse dans une industrie textile de Londres. Virginia, son modèle, dont elle attend les lettres comme autant de bulles d’air qui la ramènent à la vie. Virginia qui est sans cesse en mouvement, qui va toujours de l’avant, alors qu’elle ne cesse de se sentir ballottée par une vie sur laquelle elle n’a aucune prise. Virginia qui quitte la vieille Europe endormie pour le Nouveau Monde plein de promesses, rencontre l’amour en la personne d’Eliot, un pasteur, qui va lui donner une fille et avec lequel elle va parcourir l’Amérique pour défendre et propager leurs valeurs et leurs idées progressistes pour l’époque.
Emily, elle, a beau devenir la maîtresse de Lord Auskin, elle ne peut échapper à sa condition. Si elle est son égale lors de leurs étreintes, elle retrouve sa position de domestique le reste du temps.
Contrairement à sa sœur, elle n’aura pas la liberté de choisir son futur mari. Ses parents ont décidé pour elle : son promis ne sera autre que Pitch, le vacher, qu’elle hait pour l’enchaîner à sa condition et la condamner à mener la rustre vie d’une paysanne.
Par deux fois, les deux sœurs auront l’occasion de se retrouver : une première fois, lorsque Emily accompagne lord Auskin lors d’un déplacement à Londres et la seconde, à l’occasion de l’enterrement de leurs parents. Les deux fois, les jeunes femmes vont se manquer d’un rien. Tant et si bien que connaissant l’esprit affabulateur et l’imagination débridée d’Emily, le lecteur en vient à douter de l’existence réelle de Virginia. Et si finalement Virginia n’était qu’un double fantasmé d’Emily, une image idéalisée de la femme qu’elle aimerait être.
« Quelques lettres de Virginia s’accumulent sur un coin de mon secrétaire. Il y en a bien une dizaine à présent. Depuis que je sais qu’elle ne viendra pas pour mon mariage, je refuse d’ouvrir le courrier de ma sœur. Pourtant l’envie de le lire me démange. Je n’ai pas pu me retenir de jeter un coup d’œil aux tampons postaux. Ils sont toujours différents : Virginia voyage. Elle doit avancer vers Salem. A chaque étape parcourue, elle laisse derrière elle un peu de son passé, un peu de moi, et son horizon s’élargit. Le mien rétrécit de jour en jour. De nuit en nuit. Une vraie peau de chagrin ! Quand je pense que bientôt le gros Pitch ronflera à mes côtés dans mon lit ! »
Emily Pearl n’est pas un personnage sympathique.
La personnalité d’Emily est complexe, tourmentée. La jeune fille n’arrive pas à concilier ses ambitions personnelles et son destin qui semble tout tracé, tant par sa famille que par la société victorienne.
« Ce sera une belle journée. Sans drame. La pouliche s’appellera Gwendoline. J’observerai le père et le fils sauter les haies de buis. Je penserai au cours des rivières, au sens qu’empruntent les plumes colorées à leur surface. Je songerai à la direction des trains, au trajet des bateaux, au chemin de la vie. Je me souviendrai de la tombe de Jack et de Harmony Pearl, de ce qui est immobile, de l’océan qui oublie parfois de bouger, des mauvais rêves. Je reviendrai à mon cahier. A tout ce qu’il y a de faux et de vrai écrit à l’intérieur. Je n’y écrirai plus que mon bonheur, ma joie d’être là et d’être juste. Je renoncerai à voyager. Je renoncerai à suivre les plumes, les trains, les bateaux. Virginia comprendra. Ma vie de femme et de mère est ici. Je l’ai admis. Je ne suis plus la même. J’ai changé. Je suis celle que je veux être. Enfin. »
Ne sachant comment s’y prendre pour parvenir à donner un sens à sa vie, elle accumule rancœurs et frustrations. Elle trouve temporairement une échappatoire dans son journal grâce auquel elle fait l’expérience du pouvoir que lui confèrent ses histoires et ses calomnies.
A la voir aussi manipulatrice, jouer froidement avec les destins des gens de la maisonnée simplement pour pimenter son quotidien et se changer les idées, sans vraiment se soucier des répercussions de ses mensonges, on finit par douter de ses réelles intentions et même, parfois, de sa santé mentale. Est-elle cette jeune oiselle naïve ou une sournoise intrigante ? Sa relation trouble avec Auskin est-elle l’expression d’un amour sincère ou est-elle pour Emily le moyen d’atteindre son but ?
Sans cesse, Emily réprime ses sentiments qu’elle ne semble exprimer pleinement qu’en présence de Terence à qui elle apporte sans relâche toute son attention et toute son affection.
« Je me sentis mal. Je dus quitter ce quai de gare. Retourner chez Collins pour retrouver Alec et Terence. Cesser de jouer. Cesser de fuir. Leur dire la vérité. Que je les aimais tous les deux. Que je pouvais m’occuper de Terence comme de mon propre fils et chérir Alec comme un époux. Mais pourquoi ne trouvais-je pas la force en moi pour accomplir de telles évidences ? »
Et c’est justement au moment où elle va laisser parler son cœur et donner la preuve ultime de son amour qu’elle va commettre l’irréparable et tout perdre.
N’ayant aucune connaissance particulière en matière de romans victoriens et/ou gothiques, je n’ai pas été en mesure de faire une quelconque comparaison ou rapprochement avec le texte de Cécile Ladjali, sentir si Les vies d’Emily Pearl était un clin d’œil, une parodie, un hommage aux maîtres du genre ou une libre ré-interprétation de l’auteur.
Et pour une fois, je dirais tant mieux. J’ai ainsi pu apprécier ce roman pour lui-même. Si j’ai beaucoup aimé l’histoire et la tristesse poisseuse qui s’en échappe (l’élément liquide, sous toutes ses expressions, y est omniprésent), j’ai également pris beaucoup de plaisir avec la construction particulière du journal où s’enchevêtrent – sans véritable transition marquée par une ponctuation spécifique – les confidences d’Emily, des extraits des lettres de Virginia, des dialogues, ce qui s’est réellement passé et ce qui relève de l’imaginaire…
Une très agréable lecture et un premier contact prometteur avec Cécile Ladjali que je dois à Brize qui en avait fait un livre voyageur.
EDIT du 30 novembre :
Après une longue halte, Les vies d’Emily Pearl reprend la route.
Si vous souhaitez que ce livre voyageur passe par chez vous, faites-vous connaître auprès de Brize qui gère le circuit.
Pour vous inscrire, c’est ici que ça se passe.
Nombreuses sont les personnes qui avaient lu Les vies d’Emily Pearl avant moi. Il y a donc pléthore d’avis sur ce roman d’où se dégagent une majorité de billets enthousiastes.
Elles sont à fond !
Alice : « Cécile Ladjali rend un magnifique hommage à la littérature victorienne avec ce livre : Les Vies d’Emily Pearl. Le style est à la fois original et fluide c’est une découverte très agréable et envoûtante ! »
Caroline : « Un roman dense et fascinant, qu’il est difficile d’abandonner une fois la lecture terminée. »
Delphine : « Du fait des interrogations multiples, d’une écriture fort agréable, je n’ai pas vu le temps passé et ne savais pas quelle serait la chute. »
Karine : « J’ai aimé ce roman dit faux roman de genre qui prend la forme du journal d’Emily Pearl, jeune fille anglaise de descendance modeste employée d’un lord anglais comme préceptrice. Un bon moment de lecture. »
Kathel : « Je dois reconnaître le talent de Cécile Ladjali à créer une atmosphère et à nous mener où elle veut, tout en nous faisant attendre autre chose ! »
Lilly : « Ce livre est un tout, parfaitement harmonieux, une longue réflexion sur ce que l’on fait de sa vie, sur ce que l’on n’ose pas et sur les peines inévitables auxquelles il faut faire face. C’est enchanteur malgré la tristesse qui se dégage de l’histoire. Un bijou ! »
Lou : « Voilà un livre très intéressant et un bel hommage à la littérature britannique. Au final, un roman original très agréable à lire. »
Restling : « J’ai vraiment adoré ce roman et si je me suis attachée à certains aspects qui m’ont beaucoup plu, je pense qu’il y a encore énormément d’autres axes d’interprétation… »
Stephie : « J’ai tout de suite accroché à ce petit roman. Le style y est plaisant, j’aime beaucoup la façon dont l’auteur fait se croiser les voix sans jamais indiquer les changements d’énonciateur. J’aime la façon dont sont insérées les lettres de Virginia. J’ai aimé sentir l’évolution du caractère d’Emily, que l’on sent parfois à la limite de la névrose. J’ai aussi aimé l’idée de l’épilogue. »
Ça aurait pu le faire :
Brize : « “Les vies d’Emily Pearl” est un livre auquel je reconnais d’indéniables qualités. Cependant, la seule chose qui m’ait, au bout d’un moment, poussée à tourner les pages, était le désir qui m’animait de connaître le fin mot de cette histoire au goût un peu étrange, qui ne me déplaisait pas mais ne me captivait pas non plus, si bien que j’aurais pu en abandonner la lecture. »
Emjy : « Les vies d’Emily Pearl est un roman aux échos gothiques évidents. Ce roman est plutôt déroutant, aussi bien du point de vue de la forme que du fond. Malgré tout cela, mon avis sur cette oeuvre est mitigé … J’aurais aimé apprécier un tant soit peu l’héroïne mais à aucun moment, cela n’a pu se faire. J’aurais aimé voir plus de nuances psychologiques, moins de noirceur. »
Pimpi : « Je ne sais pas. Je ne suis juste pas complètement entrée dans le livre, je n’ai pas réussi à m’identifier aux personnages, ni à les trouver sympathiques (sauf Terence, dont les réflexions et la maturité m’ont beaucoup touchée). J’avoue aussi avoir eu du mal à accrocher au style, ce journal sans entrées définies, sans marques de dialogue, comme si l’on écrivait au kilomètre, au fil de la plume. »
Wictoria : « Un livre dévoré en quelques heures, je suis parfois exigeante avec les dénouements ! Néanmoins l’histoire me laisse sur ma faim. Mais je dis que je reste sur ma faim, c’est que j’aime les histoires qui finissent bien. »
Ça sera sans elles :
Fashion : « Ni hommage, ni pastiche, ni réécriture et encore moins création originale, ce roman aux personnages sans épaisseur et au style qui ne m’a pas emballée plus que ça est une véritable déception, chers happy few. »
Juliann : « En plus de personnages décevants et d’une histoire bancale, le style est mauvais, à croire que c’est fait exprès pour se moquer d’un genre littéraire. Ceci dit, il y a quelques passages très drôles, mais ce n’est pas suffisant pour relever le reste… »
Les vies d’Emily Pearl, de Cécile Ladjali
Actes Sud (2008) – 191 pages