En l’an 1690, l’Amérique n’a pas grand-chose à voir avec les États-Unis. Pour les colons européens, ce qu’on appelle alors le Nouveau Monde n’est rien d’autre qu’un immense terrain de jeu, vierge et sauvage, une terre d’aventure sans pareille, où tout est possible.
Le vélo pliant est, depuis quelques années, de plus en plus populaire et ce, pour diverses raisons.
« Pour finir, le sachem s’était complètement trompé. Les Européens ne battirent pas en retraite et ne moururent pas non plus. En fait, raconta la vieille femme qui s’occupait des enfants, il avait présenté ses excuses pour sa prophétie erronée et admis que, quel que fût le nombre de ceux qui allaient mourir d’ignorance ou de maladie, il en viendrait toujours plus. Ils viendraient en parlant des langues ressemblant à des aboiements de chien ; avec un désir enfantin pour les fourrures des animaux. Ils ne cesseraient de clôturer la terre, de transporter par bateau des arbres entiers vers des pays lointains, de prendre les femmes pour un plaisir rapide, de détruire le sol, de profaner les lieux sacrés et de vénérer un dieu terne et peu imaginatif. Ils laissaient leurs porcs brouter la côte de l’océan, la transformant ainsi en dunes de sables sur lesquelles rien de vert ne pousserait jamais plus. N’ayant aucun lien avec l’âme de la terre, ils tenaient absolument à en acheter le sol, et, comme tous les orphelins, se montraient insatiables. C’était leur destinée que de chiquer le monde et de recracher des horreurs qui détruisaient tous les peuples premiers. »
Venu de Hollande, Jacob Vaark s’est établi en Virginie, comme fermier.
Avec sa femme Rebekka, ils vivent dans une quasi autarcie à l’écart de la communauté locale, entourés de leurs seuls serviteurs : Lina, l’intendante amérindienne, Sorrow, la fillette mulâtre considérée par tous comme simple d’esprit, et Florens, une jeune noire que Vaark a reçue en paiement d’une dette. Dans cet environnement presque exclusivement féminin, deux blancs, Willard et Scully, travaillent pour gagner de quoi rembourser le prix de la traversée de leur famille jusqu’en Amérique et recouvrer, ainsi, leur liberté.
Tous, blancs, noirs, indigènes et sang-mêlés vivent dans une entente cordiale. Mais la mort de Jacob, emporté par une épidémie de variole, menace le frêle équilibre qui règne à la ferme Vaark.
Quelque temps plus tard, alors que Rebekka présente à son tour les signes de la maladie, Florens part en quête du forgeron, un noir affranchi seul capable de guérir sa maîtresse.
En cette fin de XVIIe siècle, l’esclavage ne se soucie pas de la couleur de peau. La vie humaine a peu de valeur, tout juste peut-elle faire office parfois de marchandise échangée en compensation d’une dette. Blancs, noirs, métisses, indigènes, personne n’est à l’abri d’un revers de fortune qui les condamnerait à l’esclavage.
Depuis quelques années, les conséquences de la révolte menée par Nathaniel Bacon en 1676, qui interdisent aux noirs de se regrouper et de porter les armes tandis qu’un blanc peut tuer un noir sans raison et en toute impunité, commencent à essaimer les graines putrides de la ségrégation raciale.
« On nous met dans une maison qui flotte sur la mer et on voit pour la première fois des rats et il devient difficile d’imaginer comment mourir. Certains d’entre nous ont essayé ; certains ont réussi. En refusant de manger l’igname frit. En nous étranglant. En offrant nos corps aux requins qui nous suivent tout le long du chemin nuit et jour. Je sais que cela les amusait de nous rafraîchir avec le fouet mais j’ai vu aussi que cela les amusait de fouetter les leurs. La folie domine ici. Qui meurt et qui vit ? Qui pourrait le dire dans ces gémissements et ces cris dans le noir, dans cette horreur ? C’est une chose de vivre dans vos propres déchets ; c’en est une autre de vivre dans ceux des autres. »
« Après des jours et des jours de questions quant à savoir pourquoi je ne pourrais pas mourir comme les autres. Après avoir fait semblant d’être morte pour être jetée par-dessus bord. Quoi que l’esprit planifie le corps a d’autres intérêts. Et donc vers La Barbade, où j’ai trouvé un répit dans l’air pur et le fait de pouvoir me tenir debout toute droite sous un ciel qui ressemble à celui de chez nous. Reconnaissante pour cette chaleur familière du soleil au lieu de la vapeur moite de la chair entassée. Reconnaissante aussi pour la terre ferme qui soutient mes pieds malgré l’enclos que je partage avec tant d’autres. Un enclos plus petit que la cale dans laquelle nous sommes venus. »
Dans ce contexte troublé, la ferme de Jacob et Rebekka Vaark, telle un concentré de la société de l’époque, apparaît comme un havre de paix où chacun, indépendamment de sa condition, de sa race et de sa couleur de peau, vit en entente cordiale avec les autres.
Chacun des membres de cette “famille” est une expression de la servitude : Lina est une indigène, rescapée du massacre de sa tribu par les colons ; Willard et Scully sont des engagés, ces esclaves blancs qui louaient leur travail pour un temps déterminé pour rembourser une dette ; Florens, fille d’esclave noire, sera doublement asservie puisqu’elle sera le jouet de l’amour fou qu’elle porte au forgeron, jusqu’à perdre tout contrôle sur elle-même.
« Tu ne sais probablement rien de tout ce à quoi ton dos peut ressembler, quoi que le ciel puisse contenir : le soleil, ou le lever de la lune. C’est là que je repose. Ma main, mes yeux, ma bouche. La première fois que je le vois, tu es en train de nourrir le feu avec un soufflet. Le brillant de l’eau glisse le long de ta colonne vertébrale et je me choque moi-même de me rendre compte que je voudrais bien la lécher. Je cours me réfugier dans l’étable pour tenter d’arrêter ce qui se produit en moi. Rien n’y fait. Il n’y a que toi. Rien en dehors de toi. Mes yeux et non mon estomac sont la partie affamée de mon être. Il n’y aura jamais assez de temps pour regarder comment tu bouges. Ton bras se lève pour frapper le fer. Tu te baisses sur un genou. Tu te penches. Tu t’arrêtes pour verser l’eau, tout d’abord sur le fer et ensuite dans ta gorge. Mais avant que tu saches que je fais partie de ce monde, je suis déjà tuée par toi. Ma bouche est ouverte, mes jambes sont molles et mon cœur est tendu à se rompre. »
Rebekka aussi a fait les frais d’une certaine forme d’esclavage : celle que les hommes exerçaient sur les femmes à qui ne s’offraient d’autres perspectives que de devenir servantes, prostituées ou épouses.
« Être femme ici c’est être une blessure ouverte qui ne peut guérir. Même si des cicatrices se forment, le pus est toujours tapi en dessous. »
Aussi Rebekka s’est-elle résolue à répondre à l’annonce de Jacob qui cherchait « une femme robuste en âge de procréer », n’hésitant pas pour cela à laisser sa famille en Angleterre et à traverser l’océan dans la cale d’un bateau en compagnie de prostituées.
La disparition de Jacob révèlera l’utopie de ce modèle de société idéale. Dans le jeu de symboles que Toni Morrison affectionne, la ségrégation raciale trouve un écho dans l’épidémie de variole qui gangrène la population.
De même, la maison que se faisait construire Jacob avant sa mort, caprice excentrique avec sa grille de portail en fer forgé surmontée de deux serpents, figure la chute de cet éden. Ce paradis que Jacob avait prévu de léguer en héritage se verra voué à l’abandon puisque Rebekka ne pourra lui donner de descendance, leurs quatre enfants étant tous décédés avant d’avoir pu atteindre l’âge de cinq ans.
« Il n’y a plus de place dans cette pièce. Tous ces mots recouvrent le sol. A partir de maintenant tu devras être debout pour m’entendre. Les murs sont un problème par ce que la lumière de la lampe est trop faible pour qu’on y voie. Je tiens la lampe dans une main et grave les lettres de l’autre. Mes bras me font mal mais j’ai besoin de te dire cela. Je ne peux le dire à personne d’autre que toi. Je suis près de la porte et proche de la conclusion. Que ferai-je de mes nuits lorsque ce récit s’arrêtera ? Les rêves ne reviendront plus. Soudain je me souviens. Tu ne liras pas mon récit. Tu lis le monde mais pas en lettres du langage. Tu ne sais pas le faire. Peut-être un jour apprendras-tu. Si c’est le cas, reviens dans cette ferme, sépare les serpents du portail que tu as fabriqué, pénètre dans cette grande et impressionnante maison, monte l’escalier et entre dans cette pièce qui parle en plein jour. Si tu ne lis jamais cela, personne ne le fera. Ces mots précis, refermés et grands ouverts, se parleront à eux-mêmes. Tout autour, d’un côté à l’autre, de bas en haut, de haut en bas, à travers toute la pièce. Ou bien. Ou peut-être pas. Peut-être que ces mots ont besoin de l’air qui se trouve au-dehors dans le monde. Besoin de s’envoler puis de tomber, de tomber comme des cendres sur des arpents de primevères et de mauves. Sur un lac turquoise, au-delà des pruches séculaires, à travers les nuages coupés par l’arc-en-ciel pour parfumer le sol de la terre. »
Personnage central d’Un don, Florens est, au moment de la narration, une jeune fille d’une quinzaine fortement marquée par une blessure à l’âme, infligée à la petite enfance. Quelques années auparavant, venu réclamer le remboursement d’un prêt au Senhor Ortega, Jacob Vaark prend rapidement conscience que, en dépit de son train de vie fastueux, le gentilhomme portugais n’a pas les moyens de le rembourser. En paiement de la dette contractée, il décide de prendre avec lui une des servantes d’Ortega. Tandis qu’elle se jette à ses pieds, l’esclave le supplie de leur préférer, à elle et son bébé, sa fillette de huit ans. Depuis, Florence se débat avec ce traumatisme douloureux, ne comprenant pas pourquoi sa mère l’a ainsi abandonnée et lui a préféré son petit frère.
La révélation qui apparaît à Florens à la fin du roman est d’une telle évidence que j’ai été saisi par l’angoisse de ne pas avoir saisi toutes les subtilités du roman alors que c’est justement cette évidence qui rend plus tragique encore le destin de Florens.
J’ai retrouvé dans Un don, la violente poésie de Toni Morrison et ces irruptions du surnaturel dans le récit, fantômes et esprits, que j’avais déjà croisés dans L’œil le plus bleu.
S‘il y est question notamment d’asservissement, de condition féminine, de maternité, d’hypocrisie et d’intolérance religieuse, Un don parle surtout, avant tout, en dépit de tout, d’amour.
La complexité de la construction du roman n’a d’égale que la richesse des thèmes qui y sont traités : au récit de Florens, conté à la première personne, viennent se greffer les récits, à la troisième personne, des différents protagonistes. Et toutes ces voix, sans respect de la chronologie, s’entremêlent dans un chant polyphonique tragique aux accents bibliques.
« Dans la poussière où mon cœur va demeurer chaque nuit et chaque jour jusqu’au moment où tu comprendras ce que je sais et brûle de te dire : recevoir le pouvoir de dominer autrui est chose difficile ; s’emparer de force de ce pouvoir est chose erronée ; donner ce pouvoir sur soi-même à autrui est chose mauvaise. »
Ce qu’ils en ont pensé :
Agnès : « Toni Morrison montre les méfaits de la superstition de sectes venues là pour trouver la liberté religieuse et qui imposent leurs croyances aux plus faibles. Le thème principal reste le traumatisme pour Florens de la séparation d’avec sa mère. »
Dominique : « Un Don est un chant douloureux, poétique, sensuel et furieux. Toni Morrison laisse le lecteur débrouiller l’écheveau emmêlé des vies de ses personnages, elle ne donne aucun repère de temps ou de lieu, comme les héroïnes, le lecteur doit tracer son chemin et parfois se perdre dans le récit. La langue envoûtante de Toni Morrison restitue la violence, l’injustice, mais aussi l’extraordinaire vitalité de cette Amérique en train de se faire. »
Emeraude : « Ils sont tous présents sous la figure d’une petite galerie de personnage tous aussi fascinants les uns que les autres. Et tout cela ne tient qu’à une chose : le don de Toni Morrison elle même : sa plume. »
Flora : « Toni Morrison évoque toutes sortes de systèmes d’esclavage, qui se focaliseront par la suite sur la couleur de la peau. Elle insiste sur les parcours de ses figures féminines, jamais de façon démonstrative mais toujours avec finesse. »
Gambadou : « Une écriture très fine qu’il faut prendre le temps de savourer. Ce n’est pas un livre qu’on lit rapidement On ressent la psychologie des personnages sans que cela soit directement écrit, tout est à lire entre les lignes. Ce livre est aussi une très forte diatribe contre l’esclavage et les colons. »
Gangoueus : « Le lecteur non averti sera surpris d’y découvrir l’esclavage de blancs dans cette ébauche d’États-Unis, l’intolérance religieuse des nouveaux colons, et il ressentira la barbarie de la terre américaine. »
La liseuse : « Telle une formidable conteuse, Toni Morrison, Prix Nobel de littérature en 1993 et écrivain engagé, offre une lecture à plusieurs voix, entremêlant les pensées des divers protagonistes dans un tourbillon de sang et de larmes, d’espoir et d’amour. Douée d’une plume métaphorique, fertile et soignée, l’auteur remonte aux origines de l’esclavage et l’explique au travers d’une mosaïque d’individus venus d’ailleurs. »
Lucile : « Je ne m’attendais pas à ça. À quoi je m’attendais, je ne saurais pas non plus le dire. Sans doute à quelque chose de plus facile à lire et à comprendre. Pour autant j’ai quand même aimé ce roman. »
Miss Orchidée : « Une histoire d’esclavage sur plusieurs générations, une histoire de migrations choisie ou non, une histoire de femmes aux souffrances différentes, une histoire de différences “raciales”… le tout sans être dénonciateur, en restant dans la poésie et la douleurs des événements. »
Val : « Un roman fort qui ne laisse aucun espoir à quiconque, ni aux maîtres, ni aux esclaves et encore moins aux femmes. »
D’autres avis encore sur BoB
Un don, de Toni Morrison
(A mercy) Traduction de l’anglais (États-Unis) : Anne Wicke
Christian Bourgois (2009) – 193 pages