NeilsG.jpg

Un premier roman, un sujet dérangeant, un style original d’où se dégage une mélodie quasi hypnotique. Il n’en fallait pas plus pour piquer ma curiosité et que j’aie envie d’en savoir plus sur l’auteur de La vie pétrifiée.
La nécessité d’écrire, la langue et sa musicalité, le contenu énergétique d’un texte, la perte de repères et le rapport à l’autre, la frontière entre réel et fantastique… Autant de thèmes passionnants sur lesquels s’est consciencieusement penché Nils Trede.
Une interview riche dont je retranscris ici la première partie.

Comment est née votre envie d’écriture ?

L’écriture n’est pour moi pas l’expression d’une envie mais d’une nécessité. Une nécessité de me retirer pour me rendre dans un espace intime qui me permet d’être moi-même, d’accéder à une pensée profonde, lente et précise dans le but d’aller vers l’essentiel. Je ne prétends pas savoir ce que c‘est – l’essentiel – mais il est certain que je me sens concerné par l’essentiel, je suis convaincu qu’une dimension essentielle (à la fois non-matérielle) de la vie existe et je me sens poussé vers la recherche de celle-ci.
Dans cette recherche je me retrouve très vite amené à refuser le monde tel qu’il est, ce positivisme total avec son déni inhérent du spirituel, ces valeurs étranges qui ont émergé ces quelques décennies passées, le paraître, le chacun-pour-soi, la consommation quasi-obsessionnelle, l’avènement d’une micro-technologie de communication omniprésente qui occupe, pénètre l’espace jusque dans ses plus intimes recoins. Günter Grass a dit que nous vivons à une époque où les choses d’ordre secondaire se positionnent de plus en plus avant celles d’ordre primaire. Je suis d’accord avec cela. Kant a formulé, si je me souviens bien, cinq questions qui le préoccupent en tant que philosophe, et qui visent, me semble t-il, l’essentiel : Qui suis-je ? D’où viens-je ? Que puis-je savoir ? Qu’ai-je le droit de croire ? Que dois-je faire ? Je pense que la préoccupation par ces questions est inscrite dans la nature de l’homme, qu’elle en fait partie au même point que ses membres et ses organes et cela même s’il n’en a pas conscience. Car il peut, évidemment, refouler ce questionnement. C’est ici que se ferme le cercle. Nous vivons à une époque où ce refoulement se fait collectivement et entraîne une angoisse collective considérable et des moyens d’apaisement de cette angoisse.
Vous allez me dire : où est le rapport avec l’écriture ? Eh bien, le rapport est qu’il y a identité de but entre philosophie et écriture. Du moins entre philosophie et une certaine manière d’écrire. Par contre il n’y a pas identité de démarche. La démarche en écriture (en particulier en poésie) n’est pas logique, pas linéaire. Elle interroge l’être intime de la personne, – les émotions, les souvenirs, les convictions les plus profondes qu’il porte en lui et qui constituent, par ailleurs, dans son ensemble, une représentation du monde. Une représentation privée, subjective certes, mais qui est valide pour une personne et c’est déjà ça. C’est pour cela aussi que le style est le témoin de la vérité en écriture. Car cette représentation du monde ne se manifeste pas, dans un premier temps, sous forme de phrases, de paroles, mais en impressions, en images, en sonorités non-verbales, en mélodie, en rythme – en style donc. Où il y a style il y a, dans cette approche, vérité, car il est l’expression d’une représentation du monde.

Comment avez-vous réussi concilier ce besoin d’écriture avec votre vie d’interne en médecine ?

Il ne peut pas être question de conciliation entre écriture et vie d’interne. C’était plutôt un combat. Pendant l’internat toute mon énergie était absorbée par l’exercice de mes fonctions et le combat consistait dans la tentative de sauver de petites quantités de cette énergie et de mon temps pour écrire. Concrètement, pendant un stage d’interne dans une discipline de médecine classique comme la médecine interne, la neurologie, la chirurgie, il n’y a strictement aucune place pour écrire dans le sens que je l’ai esquissé toute à l’heure. Mais on fait évidemment des expériences intéressantes, des observations précieuses, parfois invraisemblables etc. et on garde cela dans sa mémoire intellectuelle et affective. La médecine est une source très riche à ce niveau-là. Mais pour véritablement écrire il faut interrompre cette activité (le temps du week-end ne suffit pas !). C’est ce que j’ai fait à plusieurs reprises, et c’est pour cela aussi que je n’ai eu mon diplôme de médecin qu’à l’âge assez avancé de trente ans.
Concernant les circonstances qui m’ont fait me retrouver au service des urgences médico-judiciaires (où j’ai donc effectué ce stage qui a en grande partie inspiré La Vie pétrifiée), je dois avouer que j’avais simplement laissé s’écouler les semaines sans m’occuper à temps d’un poste d’interne, afin de m’accorder une pause pour écrire. Quand je me suis finalement rendu au bureau des internes il ne restait que ce poste là, c’était donc quelque chose que personne ne voulait faire …

Dans un entretien publié sur le site de Quidam Editeur, vous avez dit « Capturer, ” rendre ” cette ambiance est primordial pour moi et cela passe essentiellement à travers la ” texture “, le rythme, la mélodie des phrases. Il est pour moi essentiel d’entendre ce rythme, cette musicalité des phrases, avant même de choisir le moindre mot. ». En quoi le français s’y prêtait mieux que l’allemand, qui est votre langue maternelle ?

Je ne sais pas si le français s’y prête vraiment mieux, mais il s’y prête en tout cas aussi. Mais il y a aussi des raisons plus concrètes, liées à ma vie quotidienne, pour lesquelles j’écris en français et je voudrais les exposer ici en quelques mots : j’écris (presque) nécessairement en français du fait que je vis en France. Car les personnes qui m’inspirent parlent en français et les lieux qui m’inspirent « parlent » en français également – toutes les sonorités, toutes les images qu’elles évoquent sont des sonorités et des images françaises c’est-à-dire les bruits que produisent les pas des gens dans la rue résonnent en français, les pauses entre les phrases et entre les mots ont une durée, une séquence française, les voitures accélèrent et freinent d’une manière spécifiquement française et ainsi de suite. Idem pour les lieux, les couleurs, les structures des objets, tout cela a un caractère individuel et spécifique d’un pays et d’un lieu à l’autre, comme par exemple la couleur, le caractère lumineux du ciel parisien l’automne, cette membrane pastel gris- blanc, parfois dorée, qui se déploie dans le lointain derrière les branches noires des arbres n’existe qu’à Paris et je pense que toutes ces choses-là ont un écho dans la langue, qu’elles donnent naissance, créent activement la langue à travers les générations, les époques. C’est pour cela que la « langue-partenaire » des lieux et des gens, si on peut l’appeler ainsi, est la plus adaptée si l’on veut rendre ces choses-là de façon authentique.
Un autre aspect concerne mon identité en tant que non-français (je choisis ce mot intentionnellement à la place d’« étranger » qui a de quoi déplaire) ici. Après toutes les années vécues ici, je souhaite participer, m’impliquer activement dans la vie sociale et culturelle de ce pays. Je ne veux pas me sentir comme un hôte qui bricole son truc dans un coin et qui regarde les autres faire les choses essentielles.
Je veux insister ici, même au risque de répéter ce que j’ai dit dans l’entretien sur Bibliosurf, sur le fait que j’attribue une grande importance à la « structure sonore » des phrases – la vitesse, les pauses, les accélérations, le rythme, etc. – à cette langue musicale qui est une sorte de forme pure du style, qui précède la parole et qui est même plus importante que la parole. Je m’intéresse à ce qu’on « comprend » d’un texte sans le comprendre, à son contenu énergétique et à sa nature psychique, à tout ce qu’il dégage quand on l’entend lu par quelqu’un d’autre à haute voix dans une langue qu’on ne connaît pas. On doit alors comprendre quelque chose, se sentir concerné, interpellé par cette langue réduite à sa structure sonore, sinon c’est un texte qui n’a pas de style, et se limite à transcrire une vérité factuelle. J’ose même dire que c’est cette langue-là qui est dans un sens plus profond ma véritable langue maternelle. Beaucoup de mon travail d’écrivain consiste en la transcription de cette langue dans la « langue des paroles ». Elle doit être bien faite. La parole doit être la plus fidèle possible à la structure sonore, pour que la parole puisse contenir toute sa vérité. Dans l’idéal, ladite transcription est un processus simultané qui opère en même temps que la structure sonore. D’où l’importance d’écrire dans la langue qui nous vient spontanément à l’esprit, et qui est pour moi le français quand je suis en France.

Toujours dans ce même entretien, vous avez déclaré « Je ne pense pas que mon travail soit déconnecté du réel mais plutôt que nous sous-estimons la dimension fantastique du réel. » Effectivement, dans les différentes critiques de votre roman, il est souvent fait mention d’une dimension fantastique, onirique. Personnellement, je parlerais plutôt de perte de repères que de fantastique. Ces deux interprétations se valent-elles ?

La perte de repères, ça me parle. Je crois que chez l’homme la raison et la prudence opèrent en permanence dans le but de limiter l’écart entre le réel vécu et le réel souhaité afin que l’individu puisse vivre dans des conditions matérielles et psychiques acceptables. Mais si l’écart se creuse au point qu’il n’y a plus d’alignement possible, cela constitue un accident de vie grave, une crise existentielle qui génère souffrance et douleur, fait dérailler le sujet concerné. C’est en déraillant, en ayant mal qu’on quitte le réel pour chercher une aide, un soulagement dans … le fantastique ?
Je n’avais en tout cas, en rédigeant La Vie pétrifiée, pas explicitement l’intention de faire un texte fantastique ou partiellement fantastique, mais de faire le portrait authentique d’un personnage dans toute sa complexité, dans toute sa richesse et j’ai fait l’expérience que si on fait le portrait exhaustif d’un personnage tel que Xavier, on doit forcément dépasser par moments la limite entre le réel et ce qu’on appelle le fantastique.
Mais le fantastique et l’authentique ne sont pas dissociables, ils forment un tout et c’est pour moi un peu gênant quand on me parle de fantastique si cela veut dire « irréel » ou « déconnecté du réel ». Si l’on décrit par exemple les illusions, les sensations qu’une personne peut rencontrer sous l’effet d’une drogue (hallucinations etc.) alors on va, je pense, aussi parler d’écriture fantastique et pourtant on est, objectivement parlant, dans le réel, on décrit ce qui se passe réellement sous l’effet de la drogue et ce réel porte les stigmates de l’irréel. Pertes de repères donc. Le point de départ du « fantastique-perte de repères » de Xavier est sa souffrance. Il va mal, sa solitude génère une forte souffrance et il doit la gérer – l’adoucir, la supprimer, la canaliser, la nier – la liste des options est longue et Xavier a une manière assez singulière de s’y prendre qui se distingue de ces options-là.
Je l’ai toujours ressenti comme quelqu’un qui reste, malgré sa souffrance, tourné vers la vie, vers l’avenir, qui s’attache à l’espoir. C’est grâce à ce trait de personnalité qu’il ne sombre jamais dans le désespoir mais se lance, part, prend son élan même s’il ne sait pas bien où il va et où il va atterrir. Et c’est dans ses actions mal coordonnées que Xavier traverse la limite entre le réel et le fantastique, quand il s’expose à des conditions particulières, extrêmes – le froid, le chaud, l’épuisement physique etc. – et obtient des modifications de son état physique et psychique qui le soulagent, le déconcentrent du réel. En même temps Xavier fait dans ces moments de comportement pulsionnel confiance au monde, à sa ville – la piscine, le bateau, le canal etc. – et aussi à l’autre qui est à chaque fois amené à intervenir tôt ou tard. Xavier a besoin du monde pour survivre et d’une certaine manière le monde a besoin de lui car il le maintient en état d’alerte, en activité sociale et humaine. Oui, ce sont des moments de pertes de repères quand ces délires lui arrivent mais ce sont des délires salutaires, réparateurs et surtout réels.

La suite de cet entretien dans ces prochains jours.