beatrice-masini-l-aquarelliste Membre éminent de la noblesse italienne de la première moitié du XIXe siècle, don Titta est féru de poésie et d’horticulture, deux passions qui occupent tout son temps et le tiennent éloigné, comme absent, de sa famille.

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De toute évidence, c’est un homme compliqué. Un instant, il est là ; l’instant d’après, il disparaît et reste au secret des semaines, à poursuivre, capturer et dompter les Muses. Puis il resurgit, calme et pâle comme un convalescent, et le voilà de nouveau cet autre lui-même qui se dépense volontiers pour tous, s’agenouille près de Pietro et d’Enrico pour regarder avec enchantement leur moulin à eau bâti en équilibre sur les bords du petit canal, et contemple les danses de ses filles au son du tambourin de Pia, avec un sourire si doux qu’il semble presque bête.

Il a invité Bianca, une jeune peintre de talent à l’avenir prometteur, à venir s’installer dans la demeure familiale de Brusuglio, dans la campagne lombarde. Il veut qu’elle réalise pour lui un catalogue illustré qui répertorierait l‘exceptionnelle variété de végétaux de son vaste domaine.

(…) il me semble me transformer moi-même en ce que je dessine, sentir les veines et la lymphe qui y coule, mêlée au sang… et je sais aussi à quoi j’échappe : je crains plus que tout la banalité.

Ce projet d’ampleur devrait obliger la jeune fille à vivre plusieurs mois, voire plus d’une année, dans cette famille qu’elle va apprendre à connaître : Titta, surnommé Le Poète, homme excentrique et insaisissable ; sa mère, donna Clara, veuve austère et revêche, nostalgique d’un passé plus glorieux ; sa femme, la fragile et effacée donna Julie ; et leurs cinq enfants.

Mais on prie aussi à la maison, sans prévis : donna Clara ne se sépare jamais d’un rosaire de jais qu’elle porte autour du poignet comme un bracelet, bien que le petit christ qui lui est accroché constitue un étrange talisman ; et quand la conversation demande un appel aux saints et à la Madone, elle a tôt fait de le prendre entre ses doigts, qui font courir les grains nécessaires pour réconcilier le ciel et la terre. Donna Julie, si elle est là, en fait autant, et même les enfants bredouillent leur Ave dans une cantilène distraite où les syllabes sont avalées. Lui, quand il est présent, se borne à incliner la tête et à croiser les doigts, comme si la prière était une bonne occasion parmi d’autres de s’abstraire de ce monde et de se perdre dans l’autre. Bianca en profite pour tous les étudier, car elle est la seule à garder les yeux ouverts dans un jeu qui exige qu’on les ferme.

Si elle prend ses repas à la table des maîtres, Bianca n’appartient pas pour autant au cercle familial, encore moins à leur classe sociale, pas plus qu’elle n‘est assimilée à la domesticité.
Son statut serait plus proche de ceux de Tommaso, poète et ami proche de don Titta, et d’Innes, le précepteur anglais des enfants, qui restent également à demeure et partagent avec leur hôte l’idéal politique d’une Italie indépendante, délivrée du joug autrichien.

Esprit libre et indépendant, la jeune fille se démarque des femmes de son époque.

Chacun est l’artisan de son destin… mais cela ne vaut que pour les hommes. Pourtant, je suis différente, non ? Dommage qu’à bien y regarder cette grande différence soit au fond peu de chose ; qu’elle ne soit pas contagieuse, et qu’on n’en puisse faire cadeau à autrui, bribe par bribe, comme le levain qui, d’une maison à l’autre, s’il est offert avec l’esprit qui convient, fait lever de la même façon des pâtes différentes. Mais quand on la possède, on la garde pour soi, cette faculté extraordinaire de changer les choses, de se changer soi-même ; et quand on en est privé, alors on reste enchaîné, comme un chien qui ne connaît et n’aime que ce qu’il parvient à atteindre en tendant le cou. Elles sont jolies, les fêtes, si au matin nous sommes toutes des Cendrillons, prêtes à renfiler nos guenilles grises, armées de balais, pour nettoyer le monde des éclats des rêves avant qu’ils ne se fichent dans la plante des pieds, nous condamnant à une blessure à chaque pas.

Depuis sa position privilégiée dans la maisonnée, elle observe de son regard affûté la vie de deux mondes qui se côtoient sous un même toit. Aussi à l’aise en compagnie des maîtres que des domestiques, elle recueille les confidences des uns et des autres, surprend des conversations et, sous le vernis des convenances, commence à soupçonner quelques secrets de famille.
À commencer par Pia, une jeune femme de chambre vive et délurée qui détonne parmi les domestiques. Les faveurs dont jouit la jeune servante ne trahiraient-elles pas sa véritable origine ? Et si cette enfant abandonnée à la naissance était en fait le fruit d’amours adultères du Poète ?
Avec la droiture d’esprit et le souci de justice qui l’animent, Bianca va tenter de percer le mystère, pour rétablir la vérité, reconduire Pia dans son bon droit, et lui offrir ainsi la vie meilleure à laquelle elle est en droit de prétendre.

Petite vie que la sienne, enfermée dans une boîte transparente comme ses plus beaux sujets, scellée et sans protection, d’où elle regarde les événements advenir à travers les parois de verre, attendant la tempête qui les fracassera comme elle fracassera le reste, et sans moyen de se défendre ou même de s’échapper. Tout ce qu’on peut espérer, c’est que les nuages passent et se déchirent ailleurs, mais c’est un bien pauvre espoir que d’augurer l’improbable, et mieux vaudrait y renoncer et se réfugier à l’abri, ou sortir à ciel ouvert et s’offrir au fouet de la pluie froide : risquer pour se sentir vivante, risquer de se sentir vivante.

En parallèle à son travail, Bianca fait son entrée dans la bonne société sous la houlette de la très mondaine donna Clara. Là aussi, elle observe les comportements et apprend les règles de bienséance qu’impose le protocole.
Vent de fraîcheur et de nouveauté, la jeune artiste attise la curiosité et l’intérêt de ces dames, mais aussi la convoitise du comte Bernocchi, dont les regards salaces souillent la moindre jouvencelle alentour.

La lecture des premières pages du roman, de la peinture (sans jeu de mots !) de l’aristocratie et de la domesticité, les rapports entre les deux mondes, voilà ce qui m’a attiré vers L’aquarelliste, de Beatrice Masini. Et je n’ai pas été déçu. Il y a effectivement un côté Dynastie des Forsyte ou, plus proche de nous, Downton Abbey, dans ce roman à la plume élégante.
Et, ce qui ne gâche rien, le récit qui apparait dans un premier temps comme un banal mais plaisant roman d’apprentissage gagne en complexité au fil du temps pour prendre un tour amer quand l’idéaliste, mais candide, Bianca se brûle les ailes aux apparences trompeuses et à la complexité du monde.

(…) chacun trouve beau ce qu’il connaît le mieux, trouve la beauté dans ce qu’il sait.

Mon plaisir aurait été entier sans les quelques longueurs ressenties dans le dernier tiers du roman et sans certaines énôôrmes coquilles passées à travers le filtre du correcteur, visiblement fâché avec l’accord des participes passés (l’exemple le plus savoureux se trouve page 247 : « les costumes des dames accrochées à des cintres ». Je dois reconnaître que plutôt que de m’agacer davantage, le spectacle de ces dames suspendues m’a bien fait sourire !!).

Le premier chapitre de L’Aquarelliste est à lire sur le site des Éditions des Deux Terres.

Ce qu’ils en pensent :

Lou : « Un roman délicat et lumineux qui nous plonge dans la Lombardie du XVIIIe. »

Plus d’avis sur Babelio

L’aquarelliste, de Beatrice Masini
(Tentativi di botanica degli affetti, 2012) Traduction de l’italien : François Rosso
Éditions des Deux Terres (5 mars 2014) – 384 pages