Claude-Ribbe-Eugene-Bullard-Cherche-Midi On ne vantera jamais suffisamment les vertus de la lecture des magazines chez le coiffeur !
Si je vous dis Eugène Bullard, il y a de fortes probabilités pour que, comme moi il y a encore peu, ce nom ne vous évoque rien.

Casque de vélo pliable, le Plixi, conçu en France.

Afro-américain, Eugène Bullard est l’un des deux premiers pilotes de chasse noirs de l’histoire de l’aviation et le seul engagé dans l’armée française, aux côtés des forces alliées.
Il recevra pour sa bravoure 15 médailles (dont la Croix de guerre) et sera fait Chevalier de la Légion d’honneur en 1959, par le général de Gaulle.

Quel rapport entre la presse féminine, le coiffeur et Bullard, me direz-vous ? J’y arrive.
Si je n’avais pas feuilleté l’exemplaire de Numéro en attendant sagement de passer sous les ciseaux (supposés) experts de mon coiffeur, je ne serais pas tombé sur l’interview où Lescop évoque brièvement son obsession pour Bullard.
Intrigué, ni une, ni deux, à peine sorti du salon, je fais une recherche Gougueule. Çà et là, au fil des rares articles qui sont dédiés à Bullard, je découvre le destin ‘’bigger than life’’ de cet homme qui a été tour à tour (et même parfois simultanément) jockey, boxeur, artiste de music-hall, as de l’aviation, jazzman, directeur de cabaret, agent secret et majordome au service d’une riche américaine !

Au-delà de son existence mouvementée qui l’a conduit de Colombus, Géorgie à Paris, en passant par Glasgow, Londres, Le Caire, Alexandrie et New York…, Bullard mériterait d’être célébré à travers le monde, au même titre que Rosa Parks par exemple, tant il a lutté tout au long de sa vie contre les préjugés raciaux.

Dans le récit qui lui est consacré, sobrement intitulé… Eugène Bullard, Claude Ribbe lui rend enfin justice.

Si le topo qui précède a suffi à vous donner envie de découvrir le destin hors-norme de Bullard, et si vous n’aimez pas en savoir trop sur un livre avant de le commencer, n’allez pas plus loin et ignorez la biographie succincte qui suit, mais n’hésitez pas à jeter un oeil sur les extraits.
(Enfin, je dis ça… Vous faites comme vous voulez, mais ne venez pas vous plaindre ensuite qu’on ne vous avait pas prévenu)

C’est à Colombus, en Géorgie, dans le sud des États-Unis, dans une famille noire pauvre (pléonasme) que nait en 1895, Eugène Bullard.
Un événement traumatisant décidera de la vie d’Eugène : alors qu’il n’est encore qu’un enfant, une nuit, son père manque d’être lynché chez lui par une horde de Blancs. Dès lors, le gamin va multiplier les tentatives de fugues et n’aura qu’une idée en tête : gagner l’Europe qu’il idéalise, et plus particulièrement la France, dont son père lui a vanté l’attitude plus bienveillante à l’égard des gens de couleur que le sud des États-Unis.

À onze ans, il s’enfuit de chez lui et grimpe dans un train en direction d’Atlanta.
Après avoir travaillé comme palefrenier parmi des tziganes itinérants, il devient garçon d’écurie pour un gros éleveur de chevaux de Virginie où sa personnalité fait impression.

« C’était en octobre 1911. Personne n’était aussi heureux qu’Eugène : il venait d’avoir seize ans et, en guise de cadeau d’anniversaire, Zack lui avait donné son accord pour que ce soit lui le jockey. »

Un privilège rare pour un noir.

Eugène qui n’a jamais renoncé à son rêve d’Europe embarque clandestinement à bord d’un navire allemand mais il est découvert avant d’avoir pu arriver à destination. Plutôt que de le remettre aux autorités, le commandant, touché par sa détermination et son entrain, débarque le jeune garçon sans esclandre en Écosse.

« Malgré sa petite taille et ses muscles encore chétifs, l’assurance de son élocution, la flamme de son regard, la dignité de son port de tête forçaient le respect. »

Une fois en Angleterre, Eugène sera cible vivante dans une foire, comédien d’un minstrel show et boxeur ! C’est un combat qui l’amène à Paris en 1913. Il s’installe à Montmartre et poursuit une carrière de boxeur qui le verra combattre jusqu’en Égypte.

Un an après son arrivée, la France entre en guerre. Pour remercier son pays d’accueil, Eugène s’engage dans la légion étrangère… en se vieillissant d’un an pour pouvoir être incorporé. Il participe ainsi aux batailles de la Somme et de Champagne. Parmi ses compagnons d’armes : l’écrivain Blaise Cendrars et le peintre Moïse Kisling.
À Verdun, Bullard est grièvement blessé à la cuisse. Sa force de caractère lui permet de remarcher normalement mais l’infanterie le déclare inapte. Qu’à cela ne tienne, Eugène intègre l’armée de l’air.
Accompagné de sa fidèle mascotte, son singe Jimmy, il s’illustre lors de nombreux combats. Sur le fuselage de son Spad il a fait peindre « un cœur sanglant percé d’un poignard. Autour, s’étalait en lettres noires la devise que lui avaient inspirées ses aventures : “Tout sang coule rouge”. »

En 1917, quand les États-Unis entrent en guerre, les volontaires américains de l’escadrille Lafayette placée sous commandement français se voient intégrés à l’aviation américaine. Seul Eugène est refoulé à cause de sa couleur de peau.

« Si l’on apprenait que Bullard était parmi les premiers pilotes du Nouveau Monde, il y aurait des milliers de candidatures. De ce fait, il n’était pas question d’admettre un seul Afro-Américain dans l’armée de l’air, même aux postes subalternes. Barrer la route à Eugène Bullard était devenu une priorité. Les esprits de l’état-major étaient à ce pont aveuglés par les préjugés qu’on en était à refuser de laisser combattre des « nègres » contre des Allemands qui étaient quand même des « blancs ». Pershing avait trouvé la solution. Il les mettrait sous les ordres des Français qui n’avaient pas hésité, eux, à envoyer leurs tirailleurs contre les « Boches », à condition que les Afro-Américains n’approchent pas la population locale. Surtout féminine. Pour lui, cela allait de soi. »

En dépit de l’opposition féroce de son principal détracteur, Edmund Gros, Bullard se voit malgré tout remettre son brevet de pilote.

« Le samedi 5 mai 1917, Eugène Bullard reçut enfin son brevet. Il était fier d’entrer dans l’histoire comme le premier pilote militaire d’origine africaine. Il se trompait. À quelques mois près. Dans le camp d’en face, « Ahmet l’Arabe », le lieutenant Ahmet Ali Celikten, originaire de l’empire de Bornou, à l’ouest du lac Tchad, était déjà dans la chasse turque. Bullard n’était que le premier aviateur d’origine africaine à voler dans les forces alliées. Mais cela valait bien quelques bouteilles de champagne tout de même. »

À la démobilisation, Bullard s’installe comme mécanicien à Paris, avant de devenir batteur dans les night-clubs de Pigalle.

« Du jour au lendemain, Eugène était devenu une figure incontournable de la nuit, côtoyant hommes du monde et célébrités. Il abandonna son métier de mécanicien. Il s’installa rue Franklin, dans ce quartier du Trocadéro qu’on venait de construire pour les nouveaux riches.
Il gagnait bien sa vie à présent. Son idée était de mettre assez d’argent de côté pour ouvrir un jour son propre cabaret qui deviendrait le temple de ce que tout le monde allait bientôt appeler le jazz, mais que les musiciens préféraient encore nommer « musique nègre ». »

Entre temps, Eugène épouse Marcelle, une jeune femme d’origine alsacienne avec laquelle il aura deux filles, et un fils mort en bas âge. Au plus fort de sa renommée, il prend la direction du cabaret Le Grand Duc.

« Le cabaret était maintenant connu dans le monde entier. Les grandes figures du moment et les plus jolies créatures s’y bousculaient. Eugène, magnifique roi de la nuit, réputé pour ses exploits, sa générosité et ses colères, officiait en tenue de soirée, allant de table en table glisser un compliment à chacun. Il souriait aux célébrités : Hemingway, Zelda et Scott Fitzgerald, Charlie Chaplin, Gloria Swanson, Edward G. Robinson, Fred Astaire, le prince de Galles, Arletty, Louis Aragon, les Dolly Sisters. »

S’il quitte le Grand Duc, au début des années 30, c’est pour acheter son propre bar, L’Escadrille, qui deviendra dans l’entre-deux-guerres l’un des hauts-lieux montmartrois du jazz.

En 1939, au début de la Seconde Guerre mondiale, Eugène, qui est germanophone, est approché par le service de contre-espionnage français afin de surveiller les allemands qui fréquentent L’Escadrille.
Mais quand l’armée allemande occupe la France en 1940, Bullard rejoint à nouveau les rangs de l’armée française. Gravement blessé près d’Orléans, il est exfiltré en Espagne, puis évacué vers les États-Unis. Il se retrouve ainsi, à 45 ans, sans un sou à New York. Après avoir été agent de sécurité, puis manutentionnaire, il revient à Paris à la fin des années 50, envisageant d’y rouvrir un night-club. Mais l’âge d’or des cabarets de jazz n’est plus.
Eugène part alors sillonner l’Europe aux côtés de Louis Armstrong à qui il sert de traducteur et d’homme de confiance. Un peu plus tard, il retrouve New York, s’installe définitivement à Harlem, et travaille comme liftier au Rockefeller Center.
Eugène Bullard meurt d’un cancer de l’estomac dans la pauvreté et l’anonymat, le 12 octobre 1961.

Eugène Bullard, de Claude Ribbe
Cherche-Midi (2012) – 242 pages