marguier-noces-clandestines-rouergue « La séquestration n’avait pas été préméditée.
Tout au moins au début.
Pour dire vrai, tout ce qui m’y a conduit est un enchaînement de hasards ; quand vous auriez cru à ma volonté de nuire ou à une part de perversité, vous vous seriez fourvoyés.
Je n’ai aucunement l’intention de vous détromper.
Mais je peux vous raconter. »

Dans un petit pavillon d’une ville du Sud-ouest, un prof d’histoire célibataire à la vie banale, la quarantaine terne, travaille dans son sous-sol pour éviter de penser qu’à l’étage se meurt sa grand-mère qui l’a élevé.
Depuis plusieurs jours, il aménage dans sa cave à vin une chambre secrète, à l’entrée dissimulée aux regards par des étagères.

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Son aïeule passée à trépas, le narrateur part battre le pavé de la ville, à la recherche d’une « âme pure », seule digne, à ses yeux, de séjourner dans la pièce aux murs d’un rouge profond.
« À vrai dire, la catégorie qui retenait le plus mon attention était celle des jeunes femmes. J’en croisais une multitude, de tous les genres, et la plupart, ainsi que je le notai, évoluaient avec la conscience indiscutable d’être observées. Tout en elles le prouvait ; buste en avant, démarche souple, mouvements de la tête censés souligner la chevelure si elle était abondante, ou passage qui se voulait négligeant d’un doigt derrière l’oreille pour replacer une mèche imaginaire.
Je me demandais si elles naissaient toutes avec cette capacité à amener le monde masculin à les contempler, ou si elles l’apprenaient d’une manière quelconque de leur mère. À y regarder de plus près, je me rendais compte que la femme existait dès sa plus tendre enfance, alors que l’homme ne commençait à émerger que longtemps après la fin de son adolescence. La femme de deux ans et demi est déjà une séductrice dans l’âme, qui exploite son potentiel de la manière la plus naturelle qui soit. »

Après plusieurs tentatives infructueuses, le hasard le conduit jusqu’à Joël, un jeune sans-abri.
« Là, je compris. Ce serait lui. Déjà, je n’étais plus libre. Il n’y avait rien de rationnel dans cette certitude, mais je savais que je ne pouvais plus revenir en arrière. J’eus de suite la conviction que le destin l’avait jeté sur le pas de ma porte pour moi seul. Tous ces tours et détours qu’il avait pris pour finalement avec une volte inespérée, me contraindre au plus absolu des assujettissements. »

La promesse d’un bon repas chaud suffit à convaincre le jeune homme de suivre le narrateur jusque chez lui. Là, drogué à son insu, il se réveille le lendemain dans sa prison aux murs de ce rouge semblable au satin ou au velours de l’écrin qui abrite un bijou, et devient un objet d’adoration, de culte même, pour son geôlier.
« Les pauvres gens étaient privés de Joël. De ce trésor secret qui n’appartenait qu’à moi et dont ils ignoraient même jusqu’à l’existence. Je leur pardonnais leur insuffisance. Je pardonnais leurs humeurs larmoyantes, leur caractère irascible, leur désolante banalité (…) J’avais, avec eux, ce cri muet au fond de la gorge, qui voulait à la fois leur jeter à la face la perfection que l’écrin rouge leur volait, mais la taire aussi pour en déguster la faveur défendue que j’avais arrachée à la destinée. »
En présence de Joël, les rituels du quotidien sont sacralisés : le narrateur s’abîme régulièrement dans la contemplation du jeune homme au visage angélique, s’extasie de la lumière qui joue dans ses boucles blondes, lui fait la lecture, lui donne ses repas. Lors des ablutions quotidiennes, il lave avec une dévotion quasi-religieuse le corps de l’être sanctifié.
« Que Joël fut mon idole, l’image d’un dieu dans un sanctuaire, avait autant de sens pour eux que les théories quantiques pour les dindons d’élevage. »

Joël n’oppose aucune résistance, accepte son sort comme si sa captivité était un châtiment mérité, une façon pour lui d’expier des fautes.
« J’avais imaginé que l’élu conduit chez moi passerait par une phase de rébellion. J’attendais de Joël une part de violence qui ne vint jamais. Il sembla accepter son sort comme s’il coulait de source, ce qui ne me laissa pas d’être déconcerté. Il ne réclama pas de voir le ciel ni ne me menaça de représailles, pas plus qu’il ne me supplia de lui rendre sa liberté ou ne jura qu’on le recherchait et qu’on n’aurait de cesse de le retrouver, où qu’il fût.
Il se montra simplement docile. »

Dans une atmosphère d’adoration et de recueillement silencieux se nouent entre les deux hommes des noces clandestines et platoniques où les rôles ne sont jamais clairement définis, mais où chacun semble trouver son compte.
« L’intense satisfaction mêlée d’orgueil de celui qui sait qu’il détient un secret fondamental m’auréolait. On me trouva charmant, radieux même, et comme en ce bas monde tout ne s’explique que par les attirances sexuelles, on prit le pari que j’avais rencontré la femme de mes rêves, et que c’était la meilleure chose qui pouvait m’arriver après l’épreuve terrible par laquelle j’étais passé. (…) Il ne fait pas bon, en France, être fils unique, célibataire, sans enfants, et vivre sous le même toit que sa mère. On pouvait dire que j’avais cumulé les critères qui poussent à la suspicion. »
De la fascination ambiguë que chacun exerce sur l’autre naît une dépendance réciproque.
« Une dépendance aussi forte, aussi complète, un envoûtement mutuel d’une telle intensité pouvaient, du jour au lendemain, m’être retirés, me laisser dans le désarroi le plus total. Je crois qu’à ce stade ma propre disparition m’effrayait bien moins que la sienne. »

Je vois déjà les moues renfrognées, les nez retroussés de dégoût et j’entends déjà les commentaires de certain(e)s : « Encore un de ces romans malsains qui font leurs choux gras des faits-divers les plus sordides », « Ça suffit avec ces histoires de séquestration »… À ceux-là, laissez-moi vous dire que vous n’y êtes pas du tout !

Qui a lu Le faire ou mourir sait déjà quelles pépites Claire-Lise Marguier peut extraire des eaux les plus fangeuses.
Dans son second roman [1], Les noces clandestines, Claire-Lise Marguier nous épargne une fois encore avec talent le scabreux et le trivial. Elle détourne le lieu commun pour donner à lire une œuvre singulière et troublante, où le mystique se mâtine de domination, l’ambiguïté de fascination, et où la proie n’est pas celle que l’on croit, le dominé celui qui se soumet.
« Le jour passa dans la découverte silencieuse de l’attrait qu’il exerçait sur moi. Il me tenait déjà sous sa coupe, bien plus que moi-même qui le détenais dans ma cave, et je me demandais jusqu’à quel point il en avait conscience. S’il semblait par moments dans l’expectative, à certains autres il prenait possession de ma vie avec une telle autorité que j’avais du mal à remettre nos rôles à leur place. Comme pris au piège, j’étais assujetti de la plus souveraine des manières. »
Dans un style classique et flamboyant, très différent de celui de Le faire ou mourir, elle fait d’une séquestration un chant d’amour équivoque à la gloire d’un être magnifié, une chorégraphie contemporaine sensuelle et fiévreuse pour deux âmes perdues.
Une brillante réussite.

Le site Le choix des libraires a posé cinq questions à Claire-Lise Marguier et propose de courts extraits des Noces clandestines.
L’entretien que m’avait accordé l’auteur à la sortie de Le faire ou mourir est ici.

Ce qu’ils en ont pensé :

Clara : « Une lecture qui agit comme un uppercut, vous êtes prévenus ! »

Oly : « Avec le faire ou mourir, Claire-Lise Marguier montrait qu’elle était digne d’être retenue parmi une longue liste d’auteurs, avec Les noces clandestines, elle prouve qu’elle est capable de changer de registre sans en perdre sa plume. »

D’autres avis sur Babelio

Les Noces clandestines, de Claire-Lise Marguier
Éditions du Rouergue / Collection La Brune (2013) – 122 pages

Notes

[1] Contrairement à ce que j’ai pu lire dans la presse, je me refuse à écrire que Les noces clandestines est le premier roman de la jeune auteure. Cela reviendrait pour moi, au mieux, à occulter Le faire ou mourir, au pire, à le renier. Ce qui serait, dans un cas comme dans l’autre, insultant et injuste.