Depuis qu’il est rentré de la guerre de Corée, Frank Money (« Ce qu’il y a d’insensé, c’est notre nom de famille. Money. L’argent. Qu’on n’avait pas. »
) peine à reprendre le cours normal de sa vie.
Traumatisé par les horreurs qu’il a vécues là-bas, rongé par la honte et la culpabilité, le vétéran porte en lui une « rage incontrôlable, la haine de soi déguisée en faute de quelqu’un d’autre »
qui a eu raison de la bonne volonté et de l’amour de sa petite amie, Lily.
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Pour autant, pas question pour Frank de retourner dans la petite ville de Géorgie où il a grandi, « le pire endroit du monde, pire que n’importe quel champ de bataille. (…) À Lotus, (…) il n’y avait pas d’avenir, rien que de longues heures passées à tuer le temps. Il n’y avait pas d’autre but que de respirer, rien à gagner et, à part la mort silencieuse de quelqu’un d’autre, rien à quoi survivre ni qui vaille la peine qu’on y survive. »
Et puis, il devrait y retourner seul, lui, l’unique survivant des trois amis d’enfance qui s’étaient engagés comme un seul homme dans l’armée. Il ne pourrait pas supporter le regard des parents de Mike et de Stuff.
« Un peu de Bible, ça marche à tous les coups et dans tous les endroits – sauf la zone de tir. « Jésus ! Jésus ! » Voilà ce qu’avait dit Mike. Ce qu’avait hurlé Stuff également. « Jésus, Dieu tout-puissant, je suis foutu, Frank, Jésus, aidez-moi. »
Lotus, c’est le bled où la famille de Frank, chassée du Texas par les tensions raciales, s’est exilée quand il n’était encore qu’un enfant. Pourquoi là-bas plutôt qu’ailleurs ? Tout bêtement parce que ses grands-parents y étaient déjà établis et que, éreintés par leur journée de travail, ses parents pouvaient confier le petit Franck et sa sœur Ycidra aux (mauvais) soins de leur grand-mère, Lenore.
En réaction à cette femme détestable, Frank va jouer les protecteurs et veiller farouchement sur « Cee », de quatre ans sa cadette.
« Dans mon cœur de petit garçon, je me sentais héroïque et je savais que, s’ils nous trouvaient ou s’ils la touchaient, je serais prêt à tuer. »
À l’adolescence, s’engager dans l’armée est le seul moyen pour Frank d’échapper à un avenir tout tracé, de misère, de souffrance et d’humiliation.
Mais, son frère parti pour la Corée, Cee se retrouve sans ange gardien, livrée à elle-même. Pressée, elle aussi, de fuir la maisonnée, elle ne trouve rien de mieux que de se marier avec un beau parleur.
« Comme Frank s’était engagé dans l’armée, ce fut dans son lit qu’ils se couchèrent et qu’eut lieu la grande chose au sujet de laquelle les gens pouffaient ou mettaient en garde. Ce ne fut pas tant douloureux qu’ennuyeux. Cee pensa que cela irait mieux par la suite. Mieux s’avéra tout simplement plus et, tandis que la quantité augmentait, le plaisir de la chose résidait dans sa brièveté. »
Naïve, elle le suit à Atlanta où il l’abandonnera au bout d’un mois, évaporé avec la voiture prêtée par le grand-père de Cee.
Plutôt que de subir l’opprobre de sa famille et des gens de Lotus, Cee préfère rester seule et démunie à Atlanta où elle s’en tire tant bien que mal grâce à des petits boulots ingrats. Jusqu’au jour où elle est engagée au service d’un médecin dont les pratiques douteuses vont mettre sa vie en danger.
Pour retrouver et sauver sa petite sœur, désormais sa seule famille, Frank va parcourir des centaines de kilomètres depuis Seattle pour gagner le Sud.
Toni Morrison s’est fait (re)connaître pour ses fresques monumentales où s’immiscent onirisme et surnaturel, empruntant aux mythes populaires afro-américains. Avec son précédent roman, Un don, le Nobel de Littérature 1993 affichait une aspiration à tendre vers des récits plus concis, plus ramassés, sans que son propos ne perde rien de sa force, ni de sa puissance d’évocation.
Avec Home, elle va encore plus loin dans l’épure stylistique et la simplification de sa trame romanesque. Ici, plus d’esprits, plus d’envolées lyriques, plus de récits intriqués où se mêlent les voix des différents protagonistes, morts et vivants, le réel et l’imaginaire, le passé et le présent. Home adopte une narration classique, dont certains épisodes sont narrés directement par Frank au lecteur.
La grande force de ce court récit tient dans le talent de Morrison à suggérer plutôt qu’à démontrer. Ce n’est qu’au fil du récit, par exemple, que le lecteur devine que Frank et Cee sont noirs. De même que l’horreur de la scène qui ouvre le roman n’est que sous-entendue, son abjection tout entière contenue dans un infime détail.
On retrouve dans Home certains des thèmes chers à Toni Morrison : la ségrégation, le racisme[1], la violence, la condition des noirs et des femmes noires…
« Les époux qui avaient été agressés chuchotèrent entre eux ; elle, d’une voix douce, suppliante ; lui, avec insistance. Quand ils rentreront chez eux, il va la battre, se dit Frank. Et qui ne le ferait pas ? Être humilié en public, c’est une chose. Un homme pouvait s’en remettre. Ce qui était intolérable, c’était qu’une femme avait été témoin, sa femme, qui non seulement avait vu, mais avait osé tenter de lui porter secours – lui porter secours ! Il n’avait pas pu se protéger et n’avait pas pu la protéger non plus, comme le prouvait la pierre qu’elle avait reçue au visage. Il faudrait qu’elle paye pour ce nez cassé. Encore et toujours. »
Comme toujours, Morrison donne à voir de très beaux portraits de femmes. Des fragiles, comme Cee ; des volontaires qui prennent leur destin en main, comme Lily.
Leur liberté, Frank et Cee finiront par la gagner quand ils seront enfin en paix avec eux-mêmes, qu’ils accepteront leur passé et enterreront (au propre comme au figuré) leurs rancœurs.
« Ne compte que sur toi-même. Tu es libre. Rien ni personne n’est obligé de te secourir à part toi. Sème dans ton propre jardin. Tu es jeune, tu es une femme, ce qui implique de sérieuses restrictions dans les deux cas, mais tu es aussi une personne. Ne laisse pas Lenore ni un petit-ami insignifiant, et sûrement pas un médecin démoniaque, décider qui tu es. C’est ça l’esclavage. Quelque part au fond de toi, il y a cette personne libre dont je parle. Trouve-la et laisse-la faire du bien dans le monde. »
Et contre toute attente, c’est à Lotus, lieu honni entre tous, qu’ils vont s’établir et pouvoir envisager un avenir plus serein.
« Quand il eut gagné les champs de coton au-delà de Lotus, il vit s’étendre des hectares de fleurs roses sous le soleil malveillant. Elles deviendraient rouges et tomberaient quelques jours plus tard pour laisser sortir les jeunes graines. Le planteur aurait besoin d’aide pour le sarclage précédant la dernière culture ; Frank serait alors dans les rangs, et de nouveau pour la récolte, le moment venu. Comme tout travail forcé, la récolte du coton brisait le corps mais rendait l’esprit libre pour des rêves de vengeance, des images de plaisir illégal – voire d’ambitieux projets d’évasion. Ces grandes pensées étaient entrecoupées par les petites. Un autre médicament pour le bébé ? Que faire pour le pied d’un oncle, tellement enflé qu’il ne peut pas le faire rentrer dans sa chaussure ? Est-ce que le propriétaire se contentera de la moitié du loyer cette fois-ci ? »
Avec Home, Toni Morrison livre sur 150 pages une variation du dicton « A house is not a home » où la notion de « home » ne se réduit pas à une maison familiale, une terre natale. « Home », c’est là où on se sent bien, à sa place, en paix avec les autres et (surtout) avec soi-même.
« Viens mon frère. On rentre à la maison. »
Grâce à PriceMinister et son Match de la rentrée littéraire, j’ai non seulement lu un excellent roman mais brisé la malédiction du 0% de la rentrée littéraire 2012.
À écouter : deux entretiens avec Toni Morrison, dans le cadre des émissions La grande table (France Culture) et Cosmopolitaine (France Inter).
Ce qu’ils en ont pensé :
Adalana : « Ce qui est important dans Home, plus que les histoires individuelles, c’est le contexte dans lequel il se déroule, cette Amérique des années 50 où la ségrégation raciale et la haine des noirs sont encore très vivaces ; un contexte que Toni Morrison décrit avec brio. »
Aproposdelivres : « Le style est épuré mais profond, beaucoup de thèmes sont évoqués par Toni Morrison par cette courte histoire. »
Caramadou : « Un ouvrage dense profondément humaniste, qui oblige l’Amérique à regarder son passé pour se guérir de ses cauchemars. Un livre court, dense, qui va droit au but, une pure merveille de cette rentrée littéraire… »
Cathe : « Le style riche et poétique de Toni Morrison donne de l’épaisseur à ces personnages qui, dans ce court roman, font figure de personnages universels. »
Cécile : « C’est la première chose qui frappe. Comment a-t-elle réussi en 150 pages à faire tenir tout cela ? »
Choco : « Home est sans aucun doute le premier roman de la rentrée à ne pas rater. Tenez-le vous pour dit. »
Dasola : « En un mot, ce roman est une merveille de concision, d’écriture et de traduction. »
Didi : « J’ai aimé ce livre, il ne m’a pas laissé indifférente. Néanmoins et même si l’auteur souhaite ne plus perdre de temps à 81 ans, j’aurais aimé creuser plus profondément dans cette histoire. »
François – Benzine Magazine : « Home n’est pas qu’une quête ou une recherche. C’est avant tout la question du retour. Le retour sur le sol de sa patrie après la guerre, certes, mais surtout la déchirante question du « chez soi », de la « maison » et des origines. »
Gambadou : « J’ai retrouvé avec plaisir l’écriture ciselée de Toni Morrisson. Par contre j’ai eu du mal à rentrer dans le livre et dans les atermoiements de Frank qui a lui même du mal à se situer. »
Guillome : « Toni Morrison a l’art de condenser en quelques mots, en une phrase brève, une pensée ou un état d’esprit. Elle va à l’essentiel, aucun mot n’est à retirer, chacun est à sa place. Un texte court qui se lit tout seul. On savoure chaque mot, admire ce style concis, s’arrête pour penser à ce qu’on vient de lire, tellement c’est juste et beau. »
Hélène : « La concision menant au cœur des sujets est magistrale et insiste sur le talent sans commune mesure de Toni Morrison qui signe ici son dixième roman. »
Jackie Brown : « J’ai ADORÉ. Moi qui n’avais lu qu’un livre de Toni Morrison jusqu’à présent et qui ne l’avais pas aimé en plus, j’hésitais à la relire. C’est beau, c’est dur et c’est bien écrit. »
Jérôme : « La construction est habile, la prose est dépouillée, Toni Morrison va à l’essentiel même si de temps en temps surgissent quelques passages proche d’une certaine poésie. Il se dégage de ce texte d’à peine 150 pages une surprenante puissance romanesque, véritable marque de fabrique de celle qui reste à ce jour le seul auteur afro-américain couronné par le prix Nobel de littérature. »
Jostein : « Le roman est remarquablement construit avec un même évènement en début et fin de livre qui montre toute l’évolution des personnages, leur quête de rédemption et leur volonté de retour aux racines. »
Lucie : « Parce que certains d’entre nous sont capables de la pire entreprise de déshumanisation, Toni Morrison nous rappelle qu’il existe aussi des êtres naturellement bons qui tendent la main à leurs semblables. »
Philisine Cave : « Home, malgré son peu de pages, est tout simplement grandiose. (…) Chez Toni Morrison, rien n’est simple et pourtant tout paraît subtil. (…) Un très grand récit d’autant plus remarquable et louable en 133 pages : une vraie leçon d’écriture ! »
Véronique : « Home dit beaucoup en un minimum de pages mais si les faits en eux-mêmes donnent peu à voir, ils dessinent parfaitement pourtant toute une période à travers quelques détails, une toile de fond riche et précise, un contexte complexe. Pas un mot de trop ni de digressions inutiles ici. »
Véronique-Les 8 Plumes : « Ce livre atteint la quintessence de l’œuvre de Toni Morrison. On s’éloigne de la description minutieuse de la misère, de l’esclavage. D’une écriture limpide, le texte percute, frappe, comme un blues qui gronde et revient entêtant nous hanter. »
Voyelle et Consonne : « Au-delà du contexte historique, le roman résonne comme une fable sur le retour à soi, universelle et sans cesse recommencée. »
Plus d’avis encore sur Babelio.
Home, de Toni Morrison
Traduction de l’anglais (États-Unis) : Christine Laferrière
Christian Bourgois (2012) – 152 pages
Notes
[1] J’ignorais l’existence des Green Books qui recensaient les lieux (hôtels, restaurants, barbiers, stations-services…) où les noirs étaient tolérés, et des expériences d’eugénisme et de stérilisation de masse mises en place par des apprentis-sorciers se disant médecins.