c-etait-mon-frere-judith-perrignon-iconoclaste « J’entends mes sanglots, je sens mon corps qui tremble. On dit qu’après l’amputation le membre sectionné bouge encore. Suis-je l’amputé ? Suis-je le membre amputé ? »
Vincent est mort hier.
Tandis qu’il prépare les obsèques, Théo se souvient de ce frère qu’il admirait tant, artiste de talent incompris, à la personnalité torturée et fragile.
Ce frère pour qui il est devenu marchand d’art, pour faire éclater son génie aux yeux du monde aveugle.
« Si ton père avait un fils chercheur et trouveur d’or brut dans les cailloux et sur le trottoir, certainement ton père ne dédaignerait pas ce talent. Or tu possèdes selon moi, absolument, l’équivalent de cela », lui avait écrit Vincent. »

Un vaste choix de vélos pliants rendent les achats de ceux-ci relativement difficiles.

Théo a toujours été en admiration devant ce « frère-mesure » à l’aune duquel il s’est mesuré toute sa vie. Un lien puissant unissait les deux frères, complémentaires sinon fusionnels.
Vincent est l’aîné, mais c’est Théo qui veille sur lui et le protège.
« J’ai l’habitude de tes griefs, de ta mauvaise humeur, de tes doutes, de tes déceptions. Je sais ta volonté de m’arracher à nos racines glacées, à mon commerce frileux. Tu m’en as souvent fait part. De nous deux, vieux frère, tu étais le plus âgé, mais je te devais réconfort. De nous deux tu étais l’artiste, mais tu voulais croire que nous fabriquions ensemble. Et j’ai vécu là, dans ce fossé que tu creusas entre toi et le monde, ne sachant choisir, bricolant de chaotiques passerelles à mes hésitations, m’éloignant parfois, te retrouvant toujours.
Je n’ai fait de toute ma vie que tenter de recoller les morceaux. Entre toi et les parents. Entre toi et les autres. Entre toi et moi. Et je continue. Je fais des piles de tes toiles, je demande aux gens d’Auvers de me raconter tes derniers jours. Je rapièce ta vie pourtant terminée, là, penché sur ta fosse.
Ta mort a lancé ses reproches à mes trousses. »

Vincent, l’écorché vif, s’est toujours farouchement opposé à leur père, jusqu’à couper les ponts avec la famille et ses conventions, pour vivre sa vie comme il l’entendait.
« Il me montra des toiles, des esquisses et des études de paysans mangeant des pommes de terre à mains nues à la lueur de la bougie. Je voyais naître la peinture de mon frère, alors que je venais d’enterrer mon père. Vincent l’avait beaucoup admiré, puis il l’avait affronté. Il avait tenté la ressemblance et choisi la résistance. C’était de toute façon un lien. »
Sa vie, il l’a dévouée corps et âme à la peinture et à la création.
« À quoi songeait Vincent arpenteur des franges du monde, entre mes murs bourgeois, mes soucis de marchand, ma femme, et mon fils ? Ressentait-il ces vents contraires qui ont soufflé sur nous, faisant dériver l’un, et filer l’autre droit, aussi secs et violents que fut la sentence parentale tombée bien des années plus tôt ?
« Maintenant que l’aîné a fait tanguer le navire, nous espérons doublement que le deuxième saura le remettre dans la course.
Non, son regard était ailleurs, emporté par la peinture, entêtante tempête, plus puissante que ces courants d’air qui balaient les chimères familiales. »

La mort de Vincent apparaît à Théo comme une tragédie insurmontable. Son absence lui est chaque jour plus insupportable.
« Je ne pleure plus. Mais je parle moins. Le chagrin est comme la lave du volcan, il a durci en moi, il effrite chaque jour un peu plus ma voix, amenuise mes gestes d’époux et de père, me mure, m’enferme et ne laisse aux autres qu’une petite partie de moi-même, deux bras, deux jambes et parfois un sourire. »
Privé de cette partie de lui-même, il ne se sent plus le courage de continuer. Le refus de Durand-Ruel, grande figure du monde de l’art de l’époque, d’organiser chez lui une exposition consacrée à Vincent lui a porté le coup de grâce.
Théo part à la dérive ; Johanna, sa femme bien-aimée, et ses enfants ne suffiront pas à le retenir, à l’empêcher de sombrer dans la dementia paralytica, tout comme Vincent avant lui. Vincent, ce frère tant aimé qu’il rejoindra dans la mort, en l’espace de six mois.
Vingt-quatre ans plus tard, Johanna fera en sorte que les deux frères soient définitivement réunis, en faisant rapatrier le corps de Théo auprès de celui de Vincent, au cimetière d’Auvers-sur-Oise.
« Je suis le frère d’un seul, né avant moi, comme moi, dans les bruyères hollandaises. »

« J’ai imaginé, je n’ai pas inventé », est-il précisé dans les Remerciements.
Dans C’était mon frère…, Judith Perrignon imagine donc les six mois qui ont séparé la mort de Théo et Vincent Van Gogh, de l’été 1890 à l’hiver 1891.

Tout en retenue, elle rend compte du deuil douloureux de Théo et de la tragique déchéance qui s’ensuivra.
Mais en parallèle, tandis que Théo se souvient, se dessine en négatif le portrait de Vincent : ses relations conflictuelles avec sa famille, ses amitiés avec les autres peintres de sa génération (Gauguin, Toulouse-Lautrec, Degas, Pissarro), ses crises et ses séjours à l’hôpital…

À partir de la riche correspondance entretenue régulièrement par les deux frères, mais aussi des lettres de Théo à sa famille et du journal intime de Johanna, Judith Perrignon par la voix de Théo fait vivre de l’intérieur la perte de l’autre.
Parmi les documents rares qu’elle a pu consulter, le rapport médical de l’asile d’Utrecht où est froidement consignée l’agonie de Théo, donne lieu à certaines des pages les plus poignantes de ce livre.

Avec sobriété et sensibilité, Judith Perrignon revient sur une relation fraternelle d’exception, l’amour éternel de deux êtres complémentaires, inséparables par-delà la mort.
C’était mon frère… confirme le talent de l’auteur pour dire l’intime avec une justesse et une pudeur que j’avais déjà pu apprécier dans L’intranquille.

Le premier chapitre de C’était mon frère est à lire sur le site web des éditions L’iconoclaste
Un entretien avec Judith Perrigon est également à lire sur le site web des éditions L’iconoclaste.

C’était mon frère… Théo et Vincent Van Gogh, de Judith Perrignon
L’iconoclaste (2006) – 161 pages