decoin-femmes-meurent Ce 14 mars 1964, c’est tout juste si les New-yorkais remarquent le maigre entrefilet qui leur apprend qu’ “Une habitante du quartier meurt poignardée devant chez elle”.
La veille, dans un quartier tranquille du Queens, aux premières heures d’un petit matin glacial, Catherine « Kitty » Genovese, jeune femme de vingt-huit ans, a été lardée de plus d’une trentaine de coups de couteau de chasse en bas de chez elle, avant d’être violée tandis qu’elle expirait son dernier râle.
Le supplice de Kitty durera plus d’une demi-heure.

Son assassin, Winston Moseley, sera appréhendé par hasard quelques jours plus tard, en flagrant délit de cambriolage.
Avant Kitty Genovese, cet Afro-Américain de vingt-neuf ans, époux et père de deux enfants apparemment sans histoire, avait déjà traqué et assassiné d’autres jeunes femmes selon le même mode opératoire.

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Plus que l’insoutenable martyre de la jeune femme ou la monstrueuse insensibilité du serial-killer nécrophile, c’est la révélation d’un journaliste du New York Times qui va révéler la véritable horreur de ce fait-divers et le faire entrer dans les annales : pas moins de 38 témoins ont assisté, plus ou moins directement, à l’agonie de Kitty !
Pendant trente-cinq minutes, tandis que Moseley s’en prenait à sa victime dans la rue, puis dans le hall d’entrée de son immeuble, aucune de ces trente-huit personnes n’a levé le petit doigt pour venir en aide à Kitty.
« Trente-huit témoins, hommes et femmes, à assister pendant plus d’une demi-heure au martyre de Kitty Genovese. Bien au chaud derrière leurs fenêtres. Certains entortillés dans une couverture, d’autres qui avaient pris le temps d’enfiler une rode de chambre. Aucun n’a tenté quoi que ce soit pour porter secours à la pauvre petite. Pas même un coup de téléphone. Non, même pas ça. A 3 h 50, l’un d’eux s’est enfin décidé à appeler la police. Il y avait une voiture en patrouille pas très loin, il ne lui a fallu que deux minutes pour arriver sur les lieux. Il était trop tard. »

Lors du procès, chacun de ces messieurs dames Tout-le-monde tentera de se justifier, donnera son interprétation des cris et gémissements entendus ce soir-là : les uns, une querelle d’amoureux ; les autres, les braillements d’une soularde…
« Le 27 mars, soit quatorze jours après la mort de Kitty, le New York Times publia à la une d’enquête de Martin Gansberg. C’était à vrai dire moins une enquête qu’un éditorial. Une sorte d’équivalent moderne, urbain, new-yorkais, du J’accuse ! de Zola. Sauf qu’ici ceux qui étaient montrés du doigt n’étaient pas de hautes autorités civiles et militaires comme dans l’affaire Dreyfus, mais au contraire des gens simples, pour la plupart retirés des activités professionnelles, tous citoyens respectueux jusqu’au scrupule des lois de leur pays, aucun des habitants de Mowbray House ou de West Virginia Apartments n’ayant jamais eu le moindre ennui avec la justice, aucune de ces excellentes personnes n’ayant même écopé d’une amende pour excès de vitesse ou pour avoir imprudemment traversé la chaussée en redevenant piéton. »

Lâcheté, peur, indifférence ? Si l’on peut éventuellement comprendre que certains aient craint de se prendre des coups en intervenant, l’immobilisme général interroge. Décrocher son téléphone pour alerter les secours ne requiert aucun courage particulier, ni la plus petite dose d’inconscience. La vie de Kitty ne tenait qu’à un (coup de) fil.
« Le 911, numéro d’appel d’urgence des secours aux États-Unis, n’existait pas encore. L’affaire Kitty Genovese est une des raisons qui ont poussé à la création de ce numéro qui a sauvé des milliers de vies. »
« Le meurtre de Kitty Genovese eut sur la société américaine l’effet d’un électrochoc. La passivité des témoins de sa mort devint rapidement un cas d’école qui entra dans les annales de la psychologie sous le nom de syndrome Kitty Genovese. »

Est-ce ainsi que les femmes meurent ? est estampillé roman mais tient plus de la non fiction novel façon De sang froid tant on le sent fidèle aux faits. Sensation amplifiée par son style clinique, impartial, qui tient les faits à distance du lecteur.
La restitution du New York des années 60 est parfaite : tant au niveau de la ville elle-même, crédible jusque dans ses moindres détails, que de ses habitants et de la société de l’époque (notamment Kitty, en archétype de la middle class).
« Malgré ses origines italiennes, Kitty n’avait rien d’exalté ni de volubile. Elle avait bien de soudaines bouffées de joie qui la faisaient partir d’un grand éclat de rire, mais savait-on seulement pourquoi elle riait ? On se plaisait à penser que c’était parce qu’elle était heureuse, mais on en restait là, on ne cherchait pas à percer les raisons de ce bonheur, peut-être parce qu’en plus du bonheur il émanait d’elle quelque chose qui vous incitait à être aussi discret qu’elle était pudique. »

Là se situe justement en ce qui me concerne la limite de cet exercice particulier de l’écrivain se saisissant d’un fait-divers : j’ai trouvé ce « roman » trop proche du reportage. D’aucuns trouveront louable le parti-pris de coller au plus près des faits. Mais s’ils se suffisaient à eux-mêmes, pourquoi aspirer en faire un roman ?
Bien évidemment, Decoin fait œuvre de fiction en s’immisçant dans la psyché de ses personnages. De même en se créant de toute pièce un « porte-parole » en la personne du narrateur, Nathan Koschel, écrivain fictif habitant l’immeuble surplombant la scène du crime. En le décrétant absent de New York au moment des faits, il en fait un personnage « irréprochable », sans doute pour mieux le légitimer dans son rôle d’observateur. Sans doute aussi, pour que le lecteur puisse s’identifier à lui plus facilement et soit amené à se poser, comme lui, la fatidique question : « es-tu si sûr que tu serais descendu, toi, Nathan? » ?
Choisir de faire d’un des trente-huit « salopards » son narrateur aurait apporté plus de matière romanesque, comme l’aurait sans doute permis une structure narrative non linéaire, ou un récit choral multipliant et confrontant les points de vue… Illustrer dans le cours du récit les résultats (passionnants) des expériences de Bibb Latané et John Darley sur le syndrome Kitty Genovese ou bystander effect par une mise en situation n’aurait-il pas été plus inventif que de les exposer de façon toute factuelle dans un épilogue ?
« Ils (Latané et Darley) en conclurent que quand un seul témoin est présent dans une situation d’urgence, il porte la responsabilité de devoir l’assumer ; mais si d’autres sont présents, la charge de la responsabilité se diffuse. »

Bref, si je ne regrette pas ma lecture, j’aurais préféré un roman basé sur des faits réels, fidèle à la réalité de ces faits, mais pas un roman qui se limite – ou presque – à ces seuls faits.
J’avais déjà éprouvé le même sentiment à la lecture de L’enfant d’octobre, de Philippe Besson, roman sur “l’affaire Grégory” publié dans cette même collection Ceci n’est pas un fait divers. Les passages les plus réussis – et les plus poignants – de ce livre sont pour moi tous ceux où Besson s’immisce dans l’esprit de Christine Villemin (ceux-là même pour lesquels il aura été condamné à indemniser les Villemin).
Je verrai bien ce que me réserve un autre des romans publiés dans cette collection, Un juif pour l’exemple, de Jacques Chessex, qui patiente sagement dans ma PAL.

Didier Decoin parle de son roman dans un entretien audio ici.

Ce qu’ils en ont pensé :

Anne : « Ce bouquin m’a terriblement ennuyée… »

Antigone : « Un livre à parcourir avec une grande curiosité. »

Canel : « Le premier tiers du livre m’a semblé piétiner, tourner en rond, je m’y suis ennuyée. Puis on assiste au procès, notre curiosité sur l’affaire est enfin éveillée et partiellement satisfaite. »

Clarabel : « Un roman terrible, pénible et qui met mal à l’aise. »

Clochette : « Ce livre fait réfléchir et froid dans le dos. »

Constance93 : « Un livre dur, à la limite du tolérable, mais qui, par le frisson qu’il procure, pousse à réfléchir et à douter de nous-mêmes. »

Joëlle : « Les détails sont parfois crus et j’ai été un peu déçue sur le fait que les réactions des différents protagonistes soient peu approfondies mais j’ai assez apprécié l’absence de jugement global, qui permet aux lecteurs de se poser la question sur ce qu’ils auraient fait s’ils avaient été dans les mêmes conditions. »

Jules : « J’ai dévoré en quelques heures, sincèrement ! Un vrai coup de cœur. »

Kathel : « La question se pose bien sûr au lecteur de savoir ce qu’il aurait fait aussi ; en tout cas, après la lecture de ce livre, impossible d’oublier qu’il ne faut pas compter forcément sur les voisins ou les autres passants pour alerter les secours. C’est une œuvre de salut public à ce titre. »

Lætitia : « Dérangeant mais néanmoins humain…. D’autant plus fascinant. »

Laurent : « Le romancier a réussi son œuvre : nous faire réagir en tant qu’être humain et nous laisser face à nos interrogations. Sans doute pour nous rappeler nos failles… »

Lily : « Un livre tout à fait remarquable, saisissant, émouvant, percutant qui vous laisse la tête pleine de questions. Tout à fait essentiel… »

Lou : « Le récit se lit d’une traite ; les faits macabres éveillent une curiosité sans doute morbide et, plus encore, on se questionne au sujet de ces témoins inertes. Un livre tout simplement brillant. »

Maggie : « Est-ce ainsi que les femmes meurent ? est une réflexion sociologique et psychologique captivante, ancrée dans l’Amérique des années 60, amenée par un récit sombre mais juste. »

mAlice : « L’écriture très cinématographique, pour une éventuelle adaptation au cinéma peut-être, ne m’a pas empêchée de ressentir un malaise, un dégoût à la lecture, exactement le même ressenti que pour American Psycho. »

Nanne : « Dans une écriture raide, râpeuse, froide, distanciée, Didier Decoin nous rappelle cette ignominieuse affaire de non-assistance à personne en danger. Sa lecture fait froid dans le dos, met mal à l’aise, rempli d’effroi chacun de nous. Elle nous pousse à nous poser certaines questions. »

Neph : « Le livre m’a bouleversée. L’histoire de Kitty Genovese hante les esprits et j’y repense beaucoup. »

Noanne : « L’auteur passe habilement d’un point de vue narratif à celui d’un riverain témoin du drame, auquel on s’identifie. Un bémol quand même : l’aspect fouillé et les descriptions peuvent ennuyer le lecteur impatient. »

Praline : « Décidément, ce texte m’a mis mal à l’aise. Mais c’est tant mieux ! “Tout mais pas l’indifférence.” »

Violette : « Ces quelques pages donnent la chair de poule en montrant ce qu’il y a de plus noir dans l’humanité. Il ne s’agit pas d’un ou deux cinglés isolés mais bien ce qu’il y a de plus négatif et de plus mauvais en chacun de nous. »

Yspaddaden : « A mon humble avis, la forme est bâtarde et ne sert pas la lecture. Malgré le petit nombre de pages, j’ai donc réussi à m’ennuyer… »

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Est-ce ainsi que les femmes meurent ?, de Didier Decoin
Grasset / Collection Ceci n’est pas un fait-divers (2009) – 227 pages