Imaginez votre bureau, situé dans l’un « des différents services dont l’ensemble constitue tout ou partie de l’organisation qui vous emploie »
.
À l’autre bout d’un labyrinthe de couloirs, un second bureau.
Celui de votre chef de service.
ai pris mon vélo pliable.
Votre mission (si toutefois vous l’acceptez) : vous rendre jusqu’au bureau de votre supérieur hiérarchique pour y négocier une augmentation de salaire.
Si, malgré vos mains moites, votre gorge sèche et un nœud dans le ventre, vous pensez gérer l’affaire, vous vous trompez grandement.
Car, pour commencer, de deux choses l’une : ou bien votre chef de service est dans son bureau, ou bien il ne l’est pas…
« Ayant mûrement réfléchi ayant pris votre courage à deux mains vous vous décidez à aller trouver votre chef de service pour lui demander une augmentation vous allez donc trouver votre chef de service disons pour simplifier car il faut toujours simplifier qu’il s’appelle monsieur xavier c’est-à-dire monsieur ou plutôt monsieur x donc vous allez trouver monsieur x là de deux choses l’une ou bien monsieur x est dans son bureau ou bien monsieur x n’est pas dans son bureau si monsieur x était dans son bureau il n’y aurait apparemment pas de problème mais évidemment monsieur x n’est pas dans son bureau vous n’avez donc guère qu’une chose à faire guetter dans le couloir son retour ou son arrivée mais supposons non pas qu’il n’arrive pas en ce cas il finirait par n’y avoir plus qu’une seule solution retourner dans votre propre bureau et attendre l’après-midi ou le lendemain pour recommencer votre tentative mais chose qui se voit tous les jours qu’il tarde à revenir en ce cas le mieux que vous ayez à faire plutôt que de continuer à faire les cent pas dans le couloir c’est d’aller voir votre collègue mademoiselle y que pour donner plus d’humanité à notre sèche démonstration nous appellerons désormais mademoiselle yolande mais de deux choses l’une ou bien mademoiselle yolande est dans son bureau ou bien mademoiselle yolande n’est pas dans son bureau si mademoiselle yolande est dans son bureau il n’y a apparemment pas de problème mais supposons que mademoiselle yolande ne soit pas dans son bureau en ce cas étant donné que vous n’avez pas envie de continuer à faire les cent pas dans le couloir en attendant l’hypothétique retour ou l’éventuelle arrivée de monsieur x une seule solution s’offre à vous faire le tour des différents services dont l’ensemble constitue tout ou partie de l’organisation qui vous emploie puis retourner chez monsieur x en espérant que cette fois il est arrivé or de deux choses l’une ou bien monsieur x est dans son bureau ou bien monsieur x n’est pas dans son bureau admettons qu’il n’y soit pas donc vous guettez son retour ou son arrivée en faisant les cent pas dans le couloir oui mais supposons qu’il tarde à arriver en ce cas vous allez voir si mademoiselle yolande est dans son bureau de deux choses l’une ou bien elle y est ou bien elle n’y est pas si elle n’y est pas ce que vous avez de mieux à faire c’est le tour des différents services dont l’ensemble constitue tout ou partie de l’organisation qui vous emploie mais supposons plutôt qu’elle y soit dans son bureau mademoiselle yolande en ce cas de deux choses l’une ou bien mademoiselle yolande est de bonne humeur ou bien mademoiselle Yolande n’est pas de bonne humeur supposons pour commencer que mademoiselle yolande ne soit pas mais alors pas du tout de bonne humeur en ce cas sans vous décourager faites le tour des différents services dont l’ensemble constitue tout ou partie de l’organisation qui vous emploie puis vous retournez chez monsieur x en souhaitant qu’il soit arrivé or de deux choses l’une ou bien monsieur x est dans son bureau ou bien monsieur x n’est pas dans son bureau est-ce que vous êtes dans votre bureau vous non alors pourquoi voudriez- vous que monsieur x soit dans le sien peut-être est-il dans votre bureau à vous avec l’intention de vous passer un savon quand vous reviendrez ou peut-être est-il en train de faire les cent pas devant le bureau de son chef à lui qui s’appelle zosthène et que nous conviendrons désormais d’appeler monsieur z (… ) »
Vous avez saisi le truc ?
Partant de la situation banale d’un employé désireux de rencontrer son chef de service pour lui demander une augmentation, Georges Perec passe en revue tous les cas de figure pouvant advenir, des plus rationnels aux plus farfelus.
On sera surpris de découvrir qu’une intoxication alimentaire à la cantine, une arête de poisson coincée dans la gorge, des œufs possiblement pourris, une épidémie de rougeole, sans compter les jours peu fastes que sont les vendredis ou les jours de Carême, ne seront pas sans conséquences sur la revendication du pauvre bougre.
Avec une logique toute mathématique (qui rappellera aux plus anciens la série des Livres dont vous êtes le héros populaire dans les années 1980), Perec montre comment un simple événement peut rapidement virer à la spirale infernale, au cauchemar administratif à la Brazil, au supplice de Sisyphe façon Kafka.
À chaque étape, Perec glisse dans sa proposition de départ une infime variante – un mot, une syntaxe modifiés de façon à peine perceptible – qui font que chaque retour à la case départ, chaque répétition n’en sont pas vraiment.
L’exemple le plus facilement identifiable est celui de l’expression récurrente « faire le tour des différents services dont l’ensemble constitue tout ou partie de l’organisation qui vous emploie »
qui varie imperceptiblement au long du récit en « l’organisation qui vous utilise »
, « vous exploite »
, « vous rémunère »
, « dont vous n’êtes pas l’un des plus beaux fleurons »
, « où vous perdez le plus clair de votre temps »
, « à laquelle vous devez tout »
, « qui constitue votre seul horizon »
, « à laquelle vous avez tort de vous identifier »
, « dont l’ensemble constitue tout ou partie de l’une des plus grosses entreprises dans l’un des secteurs les plus clés de notre industrie la plus nationale »
, « dont l’ensemble constitue tout ou partie de la tentaculaire organisation qui vous assure chichement les moyens de votre survie »
…
C’est grâce à la dernière édition de Masse Critique Babelio que j’ai pu me régaler de L’art et la manière d’aborder son chef de service pour lui demander une augmentation, lu par Guillaume Gallienne, aux éditions Thélème.
Car si je n’ai parlé jusqu’ici que du texte, il faut saluer la lecture -l’interprétation, serait plus exact- de Gallienne qui s’amuse et se régale avec gourmandise des multiples jeux avec les mots, « la section AD4, la seule adéquate »
, « plus l’on produit moins vite, moins l’on consomme plus lentement et vice versa, et cætera »
, « faire un brin de causette comme Hugo »
, donne toute leur saveur à la drôlerie et au sens de l’absurde de Perec… et m’a fait regretter de ne pas avoir le texte sous les yeux en même temps que je l’écoutais.
« Pour simplifier, car il faut toujours simplifier »
, retenez que j’ai passé près d’une heure et demie jouissive dans l’univers drôlatique et absurde de Perec, avec Guillaume Gallienne pour guide particulier.
Un CD à écouter et ré-écouter.
Seule micro-déception : ce texte, à la genèse et à la forme si singulières, aurait mérité d’être présenté un peu plus en détail.
En cherchant une image du digipack pour illustrer ce billet, j’ai découvert l’existence d’un organigramme créé par Perec (d’après celui, réel, de la société Bull), à partir duquel il composera plus tard ce texte. J’ignorais tout de cette anecdote et, à la place d’un texte généraliste sur Perec sans grand intérêt, j’aurais apprécié qu’un petit laïus me l’apprenne (voire que cet organigramme soit joint au digipack).
Ce petit laïus aurait aussi pu m’apprendre que le texte lu par G. Gallienne n’est qu’une seule et même phrase qui court sur plus de 80 pages, sans aucun signe de ponctuation ! J’aurais d’autant plus savouré qu’un lecteur hors-pair me débroussaille le chemin vers la compréhension d’un texte qui se révèle certainement plus ardu à la lecture qu’à l’écoute (justifiant, par la même occasion, pourquoi les coupes entre les différentes pistes de lecture du CD sont si abruptes).
Un extrait de la lecture de G. Gallienne, à écouter (attentivement) sur le site des éditions Thélème.
L’absence de ponctuation laissant toute latitude d’interprétation aux comédiens, on écoutera aussi avec curiosité celle qu’en a fait Valérie Bonneton lors de l’émission de La Grande Librairie enregistrée en décembre 2011 au théâtre du Rond-Point.
À noter enfin, si toutefois l’info avait réussi à vous échapper : le 1er mars prochain paraîtra aux éditions du Seuil un roman inédit de Georges Perec : Le Condottière.
Ce qu’ils en ont pensé :
N’ayant pour le moment trouvé aucun billet se référant spécifiquement au CD, voici quelques avis de personnes ayant lu le texte :
Cultiste : « Le texte ne manque pas d’humour. L’entreprise décrite par Georges Perec est particulièrement folklorique (…) Des petites phrases dénonçant le monde aliénant de l’entreprise parsème le récit indiquant clairement les penchants politiques de Perec. »
Esperluette : « (…) il s’agit d’une course de fond de 70 pages : il vaut mieux le parcourir d’une traite jusqu’au point final (l’unique ponctuation du petit guide). Si vous ne ratez pas votre départ, je vous garantis que ce livret vous apportera beaucoup de plaisir. »
La petite bibliothécaire : « Le jeu sur les expressions récurrentes est un véritable plaisir, on se laisse prendre par cette histoire burlesque. (…) Un clin d’œil délicieusement absurde au monde du travail ! »
Pichenette : « Perec est bien un magicien des mots ! »
Et sur Babelio.
PS : après vérification, ce texte ne figure pas dans mon exemplaire de Georges Perec – Romans et récits, paru dans la collection Classiques modernes.
Pour m’éviter un travail fastidieux de transcription, je suis allé pêcher sur le web l’extrait du texte reproduit ici.
L’art et la manière d’aborder son chef de service pour lui demander une augmentation, de Georges Perec
Lu par Guillaume Gallienne
Éditions Thélème (2011) – 1h20 (1 CD mp3)