Quand il débarque de son Quimper natal en cet été 1760, Gaspard trouve Paris écrasée sous une canicule étouffante qui exalte les remugles nauséabonds de la ville.
La capitale macère dans une puanteur poisseuse : exhalaisons fétides des corps souillés, miasmes putrides des ruelles insalubres, relents pestilentiels d’une Seine charriant ordures et cadavres dans ses eaux boueuses.
« Paris, nombril crasseux et puant de France. Le soleil, suspendu au ciel comme un œil de cyclope, jetait sur la ville une chaleur incorruptible, une sécheresse suffocante. Cette fièvre fondait sur Paris, cire épaisse, brûlante, transformait les taudis des soupentes en enfers, coulait dans l’étroitesse des ruelles, saturait de son suc chaque veine et chaque artère, asséchait les fontaines, stagnait dans l’air tremblotant des cours nauséabondes, la désertion des places.
Dans cette géhenne, la chaleur de l’été collait aux visages comme un masque, drapait les corps de feu, tuait les bêtes qui tentaient de survivre en quelque coin d’ombre, suffoquait les femmes aux poitrines poisseuses. Les glandes sudorales déversaient par flots leurs humeurs. Jaillies d’aisselles velues, elles s’écoulaient des fesses aux flancs puis sur les jambes. Fondue comme du beurre sur les fronts, la sueur piquait aux yeux, répandait son sel aux bouches haletantes. La crasse s’écoulait comme un sédiment, marquait les plis aux articulations de traces noires. On s’éventait avec un rien, un vieux chiffon, une gazette, une main. On soulevait, ce faisant, le remugle aigrelet des corps transpirants. La puanteur de l’un se mêlait à la puanteur de l’autre quand déjà les corps ne se frottaient pas, mélangeant leurs sueurs respectives. Cette pestilence gonflait les haillons, les vêtements de peu couvrant un reste de pudeur, montait paresseusement dans l’air stagnant, fleurissait, envahissait la ville entière.
Cette odeur d’homme flottait et rendait l’horizon incertain, c’était l’odeur même de Paris, son parfum estival. Paris suait, ses aisselles abondaient, coulaient dans les rues, dans la Seine. Paris, hébétée par cette incandescence, offrait ses chairs grasses à la liquéfaction. Dans l’imbroglio de ses entrailles, la foule haletait, avalait par goulées l’air corrompu, se traînait sans conviction le long des avenues, s’adossait contre la pierre tiède des ruelles, s’engouffrait dans l’orifice des culs-de-sac. Les étals eux-mêmes étaient ébahis de chaleur : les fruits flétris, les viandes et les poissons verdâtres, les légumes rabougris. Sur les amoncellements épars, le bruissement des mouches ignorait le geste las d’une marchande qui claquait un chiffon avant d’éponger son front, puis soulevait ses jupes pour aérer son entrecuisse moite. Une main se glissait dans la superposition des tissus pour gratter l’irritation de la peau. Elle ressortait brillante, musquée, se levait sans conviction pour interpeller un passant, tâtait les fruits, s’essuyait en remuant un sac de blé, déplaçait l’air chaud d’un geste de mépris quand l’autre continuait son chemin sans même un regard. »
Le jeune breton semble indifférent à toute l’abjection qui l’entoure : il a abandonné la ferme familiale et ses porcs, un père violent et une mère impotente pour venir à Paris se faire une place dans la haute société.
« Il se remémorait aussi le bruit des cochons entassés dans la porcherie attenante à la maison, le grognement des porcelets agglutinés entre les truies, l’amoncellement de chair maculée de purin, le clapotement des groins remuant la boue mêlée de déjections, le frottement des peaux couvertes de soies longues, l’odeur, l’odeur acide jusqu’à la nausée, imprégnant les murs de la maison, les cheveux de sa mère. Sa mère puait la truie. »
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Sans un sou en poche, Gaspard erre dans les rues, mendie de quoi manger, dort dans des abris de fortune. Il ne doit qu’à la bienveillance de Lucas d’être embauché, comme lui, à débarder du bois. Il passe alors ses journées presque entièrement immergé dans l’eau sale de la Seine, le corps dévoré par les sangsues, et s’évertuant à ne pas se faire occire par les troncs charriés à pleine vitesse par le fleuve.
Retrouver la fange de la porcherie qu’il pensait avoir laissée derrière lui à Quimper n’est pas ce que Gaspard espérait en se rendant à Paris.
Avec la plus parfaite ingratitude, il abandonne Lucas et la Seine. C’est sur la rive gauche, plus cossue, qu’il compte désormais concrétiser ses ambitions.
Le hasard lui fait croiser le chemin de Justin Billod, perruquier de son état, qui va lui proposer un poste d’assistant en même temps qu’une couche dans sa cave insalubre.
La jeunesse et la beauté du breton séduisent sans mal la clientèle. En toute discrétion, Gaspard écoute et observe ; il apprend les ragots, s’informe des inimitiés et des jalousies mesquines qui régissent cette bourgeoisie à laquelle il rêve de se fondre.
S’il se réjouit de la popularité nouvellement acquise par sa boutique grâce à Gaspard, le perruquier ne prend pas moins ombrage de l’attrait que son assistant exerce à ses dépends sur la gente féminine… et masculine. C’est d’ailleurs par l’entremise du comte Etienne de V., client de la boutique, que Gaspard va enfin pouvoir toucher son rêve du doigt.
« Il sourit puis, contre toute attente, leva une main, la posa sur la joue de Gaspard. Les doigts parcoururent l’arête de la mâchoire, du lobe de l’oreille au menton, et le tissu du gant crissa sur la barbe naissante. « Alors, dans ce cas, que désirez-vous ? demanda-t-il avec une sollicitude retrouvée. – Devenir comme vous, monsieur », répondit aussitôt Gaspard. Il se reprocha son empressement. Étienne l’avait poussé dans ses derniers retranchements, et il le suppliait. L’index s’arrêta sur son menton, y imprima une pression. La rue autour d’eux avait disparu. Le halo de la bougie frémit sur leurs visages. « Oh, constata Étienne après un silence, devenir moi. » Gaspard était suspendu à ces paroles, relié par ce doigt sur son visage, à quelques centimètres de ses lèvres. »
L’homme, libertin notoire, va initier le jeune garçon aux plaisirs décadents de la noblesse, de la crasse des bordels les plus sordides aux ors des dîners les plus prisés de la capitale. Mais bientôt, le comte de V. se lasse.
« Allons, n’as-tu pas eu ce que tu voulais ? dit-il. Ne m’en veut pas. J’ai grandi dans ces campagnes froides et ces maisons austères, dans une succession de salons et de parties de cartes. Je n’ai jamais rien désiré. Je n’ai jamais eu le temps de désirer. Chacune de mes attentes est comblée avant même que je ne l’éprouve. Tu souhaitais connaître la noblesse ? La voici. La noblesse, c’est l’ennui et tan de fantômes naissent de l’ennui. Des envies, il faut m’en créer pour me sentir vivant. Mais sitôt consommées, elles m’ennuient à nouveau. De tout temps c’est l’ennui qui me ronge, un profond, un sempiternel ennui me dévore comme une gangrène. Et déjà je m’ennuie de toi. » Gaspard éprouva l’abysse qu’il couvait de son ventre. Il ne parvint pas à prononcer un mot pour retenir le comte qui se dirigeait vers l’escalier, cet air d’affliction toujours peint sur ses traits. Puis alors qu’il posait un pied sur la première marche, Étienne se tourna : « Tu sais désormais ce en quoi tu excelles. »
Abandonné à son tour, Gaspard ne peut compter que sur ce qu’il aura appris du comte de V. pour poursuivre sa conquête sociale.
« Il fallait arriver, et vite. »
Sans aucun scrupule ni le moindre sens moral, il use alors de ses charmes pour séduire des hommes toujours plus haut placés dans la société parisienne.
« Il fondait sur les hommes l’espoir d’être un jour parvenu, car c’était à ce jeu-là que s’échinait la race : monter, gravir, écraser, abattre, déposséder, s’emparer, régner. (…) Les hommes ne sont que des barreaux de l’échelle, il faut y poser le pied pour s’élever, se dit Gaspard. Il fut fier de sa métaphore. »
Pour autant, un fils de porchers bretons, même endimanché dans ses plus beaux habits et rompu aux bonnes manières, peut-il prétendre appartenir un jour à cette aristocratie qui le fascine tant, mais qui le méprise tout autant ?
Coïncidence, hasard… C’est juste après avoir lu Je, François Villon de Jean Teulé que je me suis décidé à exhumer enfin de ma PAL Une éducation libertine, de Jean-Baptiste Del Amo.
Dans leur description ultra-réaliste d’un Paris peu ragoûtant, les romans de Teulé et Del Amo présentent de nombreuses similitudes (bien que leur action soit séparée de trois siècles !). Comme Teulé, Del Amo place son lecteur d’emblée dans les pas de Gaspard, le plongeant sans ménagement dès les premières phrases dans la touffeur répugnante de la capitale. Évoquées avec réalisme et minutie, les odeurs assaillent littéralement le lecteur.
Difficile alors de ne pas faire le rapprochement avec Le parfum de Süskind. Comparaison tout à l’avantage de Del Amo selon moi, éclipsant sans peine son aîné qui m’avait laissé de marbre avec un récit ennuyeux au possible.
Süskind n’est d’ailleurs pas la seule référence qui vient à l’esprit à la lecture d’Une éducation libertine. On pense à Maupassant et Balzac tant il y a de Rastignac ou de Bel Ami chez Gaspard. Il y aussi du Faust dans ce jeune homme prêt à vendre son âme pour arriver à ses fins et qui se rendra compte, avec dégoût mais trop tard, que la dépravation qu’il inflige à son corps est responsable de la perversion de son âme. Enfin, le comte de V. renvoie de façon à peine déguisée au Valmont de Choderlos de Laclos.
En plaçant son roman sous le signe de figures littéraires si prestigieuses, Del Amo place haut la barre et s’astreint à un style soigné au classicisme assumé : la langue est élégante, riche et érudite ; les accents baroques et précieux, la sensualité le partageant à la réalité la plus crue.
Construit en quatre parties, Le fleuve, Rive gauche, Rive droite, La Seine, ce roman d’apprentissage ne se résume heureusement pas qu’à un simple exercice de style, aussi brillant soit-il.
De l’ascension à la déchéance, le parcours de Gaspard, arriviste amoral pour le moins antipathique, est captivant de bout en bout. La galerie de personnages secondaires participe également à faire d’Une éducation libertine un premier roman remarquable, du généreux Lucas au médiocre Billod, en passant par Emma, prostituée au grand cœur, le pathétique baron de Raynaud ou la clairvoyante Adeline d’Annovres… sans oublier, Paris, personnage capital(e) à part entière.
Ce qu’ils en ont pensé :
Aurore : « Véritable plongée dans un XVIIIe siècle plein de bruits et d’odeurs, ce premier roman de Jean-Baptiste Del Amo, sur la liste du Goncourt au premier coup d’essai, nous surprend par sa richesse et ses descriptions d’un Paris de luxure, de crasse et de violence. »
eSsel : « Un très bon roman, époustouflant par sa maîtrise du verbe, de la progression, de l’analyse des sentiments et surtout des sensations, un jeune auteur à suivre. »
Flora : « Et même si sa lecture est plutôt aisée, j’avoue que j’ai eu du mal à finir ce texte plutôt dense mais ô combien riche, d’idées et d’odeurs. (…) Finalement, j’ai avancé dans ma lecture par curiosité de connaître le destin de Gaspard, d’abord ouvrier misérable, employé d’un perruquier à la faveur du hasard, prostitué et finalement… »
Isil : « Une éducation libertine est un roman que j’ai pris beaucoup de plaisir à lire donc, qui pourtant me laissera une impression, forte certes, mais assez imprécise, impression plus due à l’ambiance qu’à l’intrigue au final peu développée. Del Amo est pourtant un jeune écrivain à suivre. »
Kalistina : « J’ai eu la sensation de lire avec ce roman ce qui pourrait bien être un classique de demain. Un chef d’œuvre à mon sens. »
Karine : « Je reconnais que la plume est soignée, originale et qu’elle m’aurait beaucoup plu si elle ne m’avait pas levé le cœur à toutes les 10 lignes. Un roman intéressant, dont j’ai apprécié la finale, tout particulièrement, mais auquel j’ai quand même trouvé quelques longueurs. Pour les lecteurs au cœur bien accroché. »
Lau : « J’ai aimé voyager dans les profondeurs de Paris et de l’âme. Roman très fort qui ne laisse pas indemne. Roman qui dérange mais qu’on ne peut qu’admirer. »
Laurent : « Il est vrai que le sujet n’est pas neuf, mais la griffe de l’auteur est bien là, avec son style et son monde. »
Liliba : « Un livre à lire, qui ne peut je crois laisser indifférent, et qui me semble être une très belle description de la vie de cette époque. »
Lou : « J’attendais peut-être un peu trop de ce roman mais Jean-Baptiste Del Amo est sans aucun doute un écrivain prometteur que je serais curieuse de relire un jour. Et, malgré mes réserves, Une éducation libertine est un bon roman, voire plus encore. »
Mazel : « Roman d’apprentissage, Une éducation libertine retrace l’ascension et la chute d’un homme asservi par la chair. »
Nanne : « Nul lecteur ne pourra s’empêcher de faire le rapprochement avec « Le ventre de Paris ». A la différence que les halles ne sont pas la toile de fond de ce roman intense, touffu, fouillé parfois jusqu’à l’overdose, mais plutôt les bordels de bas étage, la fange, la lie de la société du 18e siècle. »
Pascal : « Que dire de cet ouvrage, si ce n’est qu’au delà de toutes ces descriptions morbides et répugnantes, on ne peut plus lâcher ce roman tant le style y est éclatant et la narration captivante ? Une fois ouvert ce livre, impossible de se détacher de Gaspard et de ne pas suivre son parcours au sein de cette grouillante fourmilière parisienne dans le but de s’arracher à ce magma d’immondices qui l’étouffe. »
Pierre Maury : « L’éducation est ici celle, et uniquement celle, de l’argent et du pouvoir – pouvoir illusoire en un temps où le pays vacille sur ses bases. Les philosophes mettent en doute bien des certitudes. La Révolution n’est plus très loin. En attendant, Paris pouilleux danse une funèbre farandole, emporté dans un délire comparable au fleuve malsain qui infecte plus qu’il nettoie. »
Plaisirsacultiver : « Une éducation libertine est une extraordinaire fresque sur un jeune arriviste nauséabond dans un Paris proche de Sodome et Gomorrhe. »
Voyelle et Consonne : « Pour son premier roman, Jean-Baptiste Del Amo marche dans des sentiers balisés – le roman d’initiation dans un cadre historique – mais il parvient dès les premières pages à imposer une écriture sensuelle, très travaillée et néanmoins prenante. »
Yspaddaden : « En ignorant les tentations de l’autofiction auxquelles cèdent bien des premiers romans, Del Amo signe la victoire du romanesque le plus flamboyant sur le nombrilisme germanopratin. Et réjouissons-nous : il n’a que vingt-six ans ! »
D’autres avis sont recensés sur Babelio.
Une éducation libertine, de Jean-Baptiste Del Amo
Gallimard (2008) – 431 pages