Au sortir de la guerre avec la Colombie, l’agitation sociale gronde au Pérou : le chômage explose, la misère s’intensifie.
Pour étouffer les soulèvements populaires, le président dictateur Oscar Raimundino Benavides Larrea déclare l’Alianza Popular Revolucionaria Americana (Alliance populaire révolutionnaire américaine-Apra), principal parti d’opposition, et le Parti communiste hors-la-loi.
La répression est terrible : des milliers d’apristes et de communistes sont emprisonnés, quand ils ne sont pas sommairement exécutés. Les étudiants qui s’invitent dans les manifestations sont tout aussi sévèrement réprimés.
C’est ainsi qu’en 1938, le jeune Gabriel se retrouve incarcéré au pénitencier d’El Sexto.
El Sexto, c’est la représentation en plein centre de Lima de la Divine Comédie de Dante Alighieri : au rez-de-chaussée, l’enfer, où sont détenus les clochards et les hères les plus miséreux de la capitale péruvienne. À l’étage, le purgatoire et les droits communs : voleurs, assassins, délinquants sexuels… Enfin, au second, le paradis où sont consignés les prisonniers politiques.
Trois étages, trois strates de la société distinctes où les hommes se côtoient par la force des choses, mais prennent bien soin de ne pas se mélanger.
Parfaitement adapté aux sportifs expérimentés, ce vélo pliant conserve évidemment les caractéristiques et les qualités qui ont fait la notoriété de la marque Strida.
Là où El Sexto s’éloigne du modèle de Dante, c’est que le centre pénitentiaire EST l’enfer sur terre. La notion de paradis y est alors toute relative ; celle d’enfer, à la limite de l’imaginable. Les couloirs du pénitencier regorgent d’innocents : en ces heures sombres, une simple dénonciation, même calomnieuse par un mari jaloux, un collègue ambitieux ou un voisin irascible, suffit à envoyer un homme derrière les barreaux.
« Cet endroit, on dirait qu’il n’est fait que pour nous montrer ce qu’on n’aurait jamais pu imaginer. »
Dans l’enceinte de ses murs, El Sexto concentre tout ce que la société péruvienne au dehors a de plus abject : injustice, corruption, violence, trafics illicites, viols, prostitution y règnent en maîtres. Les plus forts profitent des plus faibles, prenant un plaisir pervers à les humilier et à les torturer.
Trois prisonniers s’y disputent le pouvoir : Estafilade, le géant noir sadique qui traite les indigents du rez-de-chaussée comme des bêtes. À tel point que certains, comme le Pianiste ou le Japonais, finiront par sombrer dans la folie (lire un extrait) ; Maraví, qui dirige un juteux trafic de drogue et de prostitution ; et Rosita, l’homosexuel dont les chants cristallins résonnent dans les étages.
Toutes ces exactions se font au vu et au su des gardiens et des dirigeants de la prison sans qu’aucun ne daigne intervenir ; les plus retors prennent même part aux combines, soit pour leur propre profit, soit pour intriguer et menacer l’équilibre des pouvoirs. Censé apporter un minimum de réconfort aux prisonniers, le médecin ne leur montre pas plus de compassion.
Au milieu de cette faune, Gabriel, jeune étudiant idéaliste, détonne avec ses bonnes intentions et ses valeurs. Il est vite catalogué comme un petit-bourgeois sentimental par les autres prisonniers, ses codétenus du « paradis » compris. Tous, par exemple, lui reprocheront la mort d’un clochard à qui il venait de donner un pantalon, et qu’un autre prisonnier a tué pour l’en dépouiller. Car la solidarité entre les résidents d’El Sexto n’existe pas. Pas plus chez les criminels que dans les rangs des politiques obnubilés par la guéguerre idéologique entre communistes et apristes, et leur haine fratricide .
« Tu es un rêveur, Gabriel. Tu n’apprendras jamais à faire de la politique. Tu as de l’estime pour les personnes, pas pour les principes. »
Dans cet univers clos, les seules lueurs d’humanité et de poésie émanent des prisonniers indigènes, les andins, dont la langue quechua, les danses et les huaynos traditionnels célèbrent la liberté, les condors et les paysages montagneux de la cordillère.
À El Sexto, Gabriel trouvera tout de même des marques d’honnêteté, de courage et de loyauté : chez Cámac, son compagnon de cellule, militant, un communiste andin ; Pucasmayo, un apriste rongé par une maladie dont le médecin ne faisait aucun cas ; et Le Piurano qui se comportera en homme d’honneur.
« Dans l’escalier, en arrivant au premier étage, il s’est arrêté à l’improviste pour parler. Je me suis étonné de la liberté avec laquelle il parlait à voix haute d’un sujet aussi brûlant. Même en prison, ses propos me semblaient téméraires. Nous autres, en ville, nous étions habitués à faire attention, à regarder autour de nous avant de parler. Cámac avait perdu cette habitude. Il avait derrière lui vingt-trois mois d’internement ; en prison il avait retrouvé l’usage de la liberté. »
La liberté, Gabriel l’entrevoit de temps à autres, quand parviennent jusqu’à lui les bruissements de la ville et de la vie ordinaire hors les murs.
« Seul le bruit des voitures qui passaient par l’avenue Bolivia m’apaisait ; il me transmettait l’image de la ville, son mouvement, son pouls, l’espoir de la liberté. »
Il aura fallu à José María Arguedas que s’écoulent près de vingt années entre le jour où, étudiant, il a été incarcéré pour huit mois à El Sexto après avoir manifesté contre la venue d’un émissaire de Mussolini à Lima et celui où il a entrepris la rédaction de ce roman.
Avec El Sexto, il livre de cette terrible expérience un récit oppressant d’un réalisme sombre sur l’incarcération et sur la société péruvienne de l’époque, dont le pénitencier est une allégorie à peine déguisée.
« Classique de la littérature latino-américaine », dixit la quatrième de couverture, paru en 1961 et seulement traduit en français cette année, El Sexto fait vivre l’enfer carcéral de l’intérieur. Et autant le savoir avant de se lancer dans l’aventure, on est plus proche ici du sordide de Midnight Express que du glamour aseptisé de Prison Break.
La dernière phrase lue, on est soulagé de pouvoir s’en échapper, de laisser cette abjection derrière nous et de retrouver l’air libre sans autre commotion que le choc produit par la lecture.
J’ai été heureux d’avoir vaincu le temps d’adaptation qu’il m’a fallu pour me repérer parmi la multitude des personnages et d’avoir pu ainsi vivre cette expérience tout en découvrant une page de l’histoire du Pérou que j’ignorais.
Ironie du sort : à la place du pénitencier d’El Sexto, détruit quelques années après la parution du roman d’Arguedas, ont été construits un centre civique et un hôtel Sheraton, qui existent toujours aujourd’hui.
J’ai lu ce roman dans le cadre d’un partenariat avec News Book et les éditions Métailié que je remercie.
La préface – instructive – d’El Sexto est en lecture libre sur le site de l’éditeur.
Ce qu’ils en ont pensé :
Aaliz : « Je l’ai lu comme j’aurais lu le J’accuse de Zola. El Sexto est un cri de révolte poignant (…) Moi qui ne connaissais absolument rien à l’Histoire du Pérou, j’ai beaucoup appris grâce à ce livre. »
Alice : « Un livre poignant à travers lequel la beauté du peuple indien transperce, un peuple généreux et humble perdu dans un système inique. »
Couleur Noire : « El Sexto n’est pas à proprement parler un roman noir. Il n’en demeure pas moins un roman très sombre sur la nature humaine. »
Dédale : « Le choc est rude mais salvateur, on l’espère, pour le lecteur. »
Iluze : « El Sexto est un récit poignant d’une prison péruvienne. »
D’autres avis sur Babelio.
El Sexto, de José María Arguedas
(El Sexto ) Traduction de l’espagnol (Pérou) : Ève-Marie Fell
Métailié (2011) – 192 pages