haslett-intrusion « (…) L’extrémisme comme défense de la liberté n’est pas un vice. La modération dans la recherche de la justice n’est pas une vertu. »

Tout réussit à Douglas Fanning.
Trader d’une trentaine d’années, il accumule les succès pour le compte d’Union Atlantic, une grande banque américaine dont il est devenu l’un des cadres les plus appréciés en haut lieu. Que ses spéculations et ses montages financiers soient à la limite de la légalité ne pose aucun problème à sa hiérarchie tant que de juteux profits sont à la clé.
Issu de la classe modeste, élevé par une mère alcoolique, Doug savoure sa revanche sur la vie. En bon parvenu, il tient que sa réussite se voie : il se fait construire une somptueuse villa au luxe tapageur, dans la banlieue chic de Boston.

Les vélos pliants sont encore plus efficaces puisque vous pouvez très bien prendre le métro ou le train puis finir votre trajet à vélo.

Ce palais pour nouveau riche n’est pas du tout du goût de sa voisine, Charlotte Graves, une ancienne prof d’histoire excentrique, écœurée par l’ostentation vulgaire de l’habitation et de son propriétaire. C’est son père qui, des années plus tôt, a fait don à la ville d’un terrain boisé inconstructible… sur lequel se trouve aujourd’hui l’horrible bâtisse de Doug.
Charlotte entend bien faire valoir devant les juges que cette construction va à l’encontre des volontés du défunt donateur. Son voisin est hors-la-loi, sa villa doit être détruite.

Considérant son adversaire avec condescendance, Doug ne doute pas que l’issue de cette guerre de voisinage lui sera favorable : la vieille folle qui assure elle-même sa défense au tribunal n’a aucune chance face à son avocat.
Son esprit est tout entier accaparé par le marché asiatique : sa dernière combine pourrait bien le mener tout droit dans le mur.
Et comme s’il n’avait pas assez d’ennuis sur les bras, Nate, un ado un peu paumé qui prend des cours particuliers chez Charlotte, s’introduit chez lui par effraction.

Pour Douglas Fanning, la chance tourne.

J’avais beaucoup aimé l’ambiance générale qui se dégage des nouvelles du recueil d’Adam Haslett, Vous n’êtes pas seul ici, paru en 2005. J’étais donc très curieux de découvrir son premier roman.

Les débuts ont été laborieux : j’ai eu un mal fou à entrer dans le récit. Il m’aura quand même fallu plus d’une centaine de pages pour que je commence à m’y sentir à l’aise. Non seulement je suis hermétique, pour ne pas dire réfractaire, à tout ce qui touche au monde de la finance mais, en plus, l’auteur ne nous épargne rien de ses coulisses, ni de son jargon.
Pour ne rien arranger, le roman s’ouvre sur une scène qui se déroule dans le désert, en pleine première guerre du Golfe. Puis sans transition, au chapitre suivant, on se retrouve plongé dans les couloirs feutrés des grandes banques, sans que l’on saisisse clairement le rapport entre les deux actions et les personnages.

Heureusement, le parallèle entre les deux univers se fait jour au fil de la lecture : armée et bourse, militaires et traders (petits soldats de Wall Street), même combat !
Pour échapper à sa condition sociale et à son alcoolo de mère, Doug s’est engagé très tôt dans la marine. En 1988, il se trouve à bord du Vincennes, direction le Golfe. Une décision inconsidérée et le voilà impliqué dans une bavure lourde de conséquences : son navire de guerre abat par erreur un avion de ligne transportant plus de deux cents civils iraniens. Risque du métier. Dommage collatéral, tout au plus. En tout cas, pour Doug, rien qui vaille de s’embarrasser d’inutiles scrupules.
Son cynisme et la facilité avec laquelle il s’arrange avec sa conscience lui vaudront d’atteindre les hautes sphères de la finance. Promu à un poste-clé d’Union Atlantic, l’ancien Marines est tout aussi à l’aise devant son moniteur d’ordinateur à monter des opérations boursières hasardeuses qu’il l’était devant son écran de contrôle, à conduire des manœuvres militaires : par écrans interposés, l’argent qu’il manipule est tout autant virtuel que les armes qu’il braquait sur ses cibles.

A la bourse, comme à la guerre, les actions égoïstes d’une poignée de personnes ont des répercussions sur des populations entières et sur la bonne marche du monde. En cela, les personnages de Doug et Charlotte incarnent deux visions d’un même monde, d’une même Amérique, aux valeurs antagonistes et incompatibles. L’argent contre la morale.
D’un côté, Doug, arriviste pour lequel, en toute occasion, tous les moyens sont bons pourvu qu’il rafle la mise. Habile manipulateur, même avec ses amis, il n’hésitera pas à lâcher le fidèle Mc Teague quand le vent tournera et que ses magouilles “Madoff style” vont capoter, plaçant la banque dans une position délicate.
En face, une vieille fille marginalisée par son comportement fantasque, mais plus lucide qu’elle n’y paraît. Recluse dans une maison décrépite où règne un inimaginable capharnaüm, Charlotte vit dans la nostalgie du passé et le souvenir d’une passion amoureuse tragique. Avec ses deux chiens (tels les deux voix de sa conscience), elle s’engage dans des débats philosophiques passionnés. Exécrant les nouveaux riches et la course au profit à tout prix, elle ne s’en laisse pas compter et n’hésite pas à partir au combat pour que le droit et la justice soient respectés.
« Au cours de l’année précédente, pendant sa construction, elle s’était répété que la maison ne représentait que l’expression la plus poussée et la plus exaspérante d’une bien plus vaste intrusion, amorcée des décennies plus tôt, d’abord à distance, une manifestation de-ci, de-là, une poussette de luxe dans les rayons de la bibliothèque, un souci de l’apport calorique exprimé derrière le comptoir du boucher. Plus récemment étaient apparues des voitures géantes, de celles qu’on s’attendait à voir équipées de tourelles sur le toit, occupées par des enfants qui roulaient des yeux capricieux sur la banquette arrière. Cela faisait à présent des années que les journaux se gargarisaient des bombardements au Moyen-Orient, et bien sûr des attentats dans ce bon vieux New York, et des oiseaux de proie que nous avions relâchés par mesure de représailles, mais les JT ne mentionnaient jamais les yeux de la jeunesse dorée et la violence qui couvait sourdement ici »

Autour de Doug et Charlotte évoluent des personnages secondaires bien campés : des puissants embringués dans une vulgaire foire aux vanités, des ambitieux intriguant pour entrer dans la danse, des représentants de minorités manipulés sous couvert de discrimination positive, des ados déphasés peu regardants sur la dope et l’alcool…
Tous ensemble, ils symbolisent cette Amérique post 11 septembre où l’argent règne en maître, où les apparences priment (cf. l’épisode du fiasco de la garden-party de la fête nationale). Sombre vision d’un monde dirigé par le capitalisme et les guerres, où le profit passe avant les hommes. D’ailleurs, si L’intrusion s’ouvre sur la guerre du Golfe, il se clôt sur la guerre en Irak. La boucle est bouclée.

Au final, une lecture en demi-teinte, essentiellement à cause de son univers mais certainement pas à cause de son style. J’ai retrouvé dans L’intrusion le même plaisir qu’avec Vous n’êtes pas seul ici : Haslett s’y entend pour dépeindre les relations humaines. Cela vaut quelques belles scènes, notamment celles où figure Nate et surtout celle, magistrale, où Doug retourne dans le Massachusetts rendre visite à sa mère qu’il n’a pas revue depuis des années.
Autant de signes positifs qui me font attendre le prochain opus d’Haslett avec impatience.

Un grand merci à Lorraine, de Chez Lo, pour le prêt.

Ce qu’elles en ont pensé :

Choco : « Grande fresque contemporaine, “L’intrusion” se révèle un récit assez foisonnant qui coure sur plusieurs années, offrant ainsi un véritable portrait de la société américaine des années 2000 (…) Un livre très intéressant donc sur les États-Unis mais qui se révèle un peu noyé dans un jargon financier un peu hermétique. »

Lo : « Ce qui est dommageable à la lecture, c’est le discours financier assez hermétique parfois (…) et de tout un vocabulaire de trader qui peut être difficilement saisi par le néophyte (…) Mais néanmoins, il en ressort quelque chose d’éminemment contemporain, comme le premier roman de la crise financière. »

Nathalia : « La lecture de ce roman m’a paru fastidieuse. Pourtant, j’ai d’autant apprécié le personnage de Charlotte, que j’ai détesté celui de Doug, ce qui démontre que l’auteur a construit des personnages bien trempés, ne laissant pas le lecteur indifférent à leur sort. »

Soso-a-lu : « C’est un livre quelque peu moral et qui me laisse un sentiment particulier, un de ces livres que je n’oublierai pas de sitôt. »

Stemilou : « Lecture un peu difficile et moraliste certes, étrange même mais c’est évidemment le pouvoir de l’argent et l’importance qu’on lui donne qui fait écho aux situations insensées que vivent les protagonistes. »

D’autres avis sur Babelio.

L’intrusion, d’Adam Haslett
(Union Atlantic) Traduction de l’anglais (États-Unis) : Laurence Viallet
Gallimard / Du Monde entier (2010) – 365 pages