Quand il arrive au lycée Herriot, fraîchement émoulu de l’IUFM, Jean-Philippe Blondel a une vingtaine d’années. Il est de passage ; il n’a pas l’intention de s’installer dans cet établissement pas plus que de rester dans cette ville de province :
« Je sais que je ne m’enterrerai pas plus ici qu’à la campagne. J’ai d’autres projets. Je deviendrai directeur d’une Alliance française en Amérique du Sud. J’ai passé six mois au pied des Andes. Je sais avec certitude que c’est là que ma vie bifurquera, un jour. C’est pour rejoindre Cuenca, en Équateur, que j’ai passé les concours de l’Éducation nationale. »
« C’est bizarre, des fois, comme c’est. On croirait pas quand on arrive qu’on va rester si longtemps. Et puis le temps passe et voilà. »
Le temps passe. Inexorablement. Vingt ans plus tard, le professeur Blondel enseigne toujours l’anglais au lycée Herriot, dans cette même salle G229 qui lui a été attribuée à son arrivée. SA salle.
« Pour l’instant, je suis le seigneur incontesté de vingt mètres carrés. Tout le monde sait que c’est mon royaume (…). »
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Dans la G229, le temps semble n’avoir aucune emprise. Au fil des années, autour des tables disposées en U, les mentalités évoluent, les élèves se succèdent mais sont finalement toujours les mêmes, avec les espérances et les travers propres à leurs dix-sept ans.
En revanche, le prof, lui, n’a plus vingt-cinq ans, mais quarante-cinq.
Qu’a-t-il fait de ces années ? A-t-il fait du sur-place ? N’aurait-il pas dû ambitionner un poste en fac, comme il lui a été suggéré à plusieurs reprises ? A-t-il réussi à faire cohabiter le « on » et le « je » dont lui avait parlé le proviseur au moment de sa prise de fonction :
« Le plus dur, dans le métier, vous savez, c’est de manier le on et le je. » Je réponds que euh, je ne suis pas sûr de comprendre. « C’est une institution, l’école. Vous entrez dans un bulldozer. Il faut arriver à en devenir membre sans perdre son individualité. C’est pas aussi facile qu’on le croit, vous verrez. Le on et le je. Réfléchissez-y. Bonne chance ! »
Ce soir-là, alors qu’il retourne chercher un paquet de copies oubliées sur son bureau, le professeur d’anglais revient sur ces vingt années passées en G229, vingt années à jongler avec les on et les je.
Les on du membre du corps enseignant, se partageant entre corrections de copies, voyages linguistiques, cohabitation avec les collègues, réunions avec les parents d’élèves, valse des réformes, et grèves contre les coupes de budgets… Les je de l’être humain Jean-Philippe Blondel, faits des contingences de sa vie de famille, de ces relations singulières nouées avec certains de ses collègues et de ses anciens élèves qu’il revoit parfois…
« On habite une ville de soixante mille âmes – cent mille avec l’agglomération, se plaisent à rappeler les élus. Il y a un périmètre de rues commerçantes que les habitants aiment à arpenter le samedi après-midi. On s’y reconnaît. On s’y salue d’un hochement de tête. Parfois, on s’arrête et on échange quelques mots. Il y a des endroits stratégiques à éviter ou à fréquenter selon le désir de société qui nous anime. Deux librairies, une pizzeria, une poignée de bars qui ouvrent tard. On s’y donne des nouvelles. On y croise des étudiants pressés qui dénigrent leur ville d’origine, trop petite, trop cancanière, trop repliée sur elle-même alors qu’il y a la région, le pays, le monde, l’univers à découvrir. On acquiesce. On croise les mêmes, quelques années plus tard, fatigués mais pleins d’énergie, ils ont laissé tomber l’expansion géographique pour l’ascension sociale et économique, ils grimpent les échelons, ils parlent de réussite. On acquiesce encore. Les mêmes, après un lustre ou deux, enfants en bas âge, léger embonpoint, des cheveux blancs ou rares, un sourire – oui, on est revenus là, on sait que ça paraît bizarre, mais les parents vieillissent les enfants naissent les amis se sont dispersés finalement ici ou ailleurs. On acquiesce toujours. »
« Loin des discours catastrophiques sur l’école et l’enseignement, Jean-Philippe Blondel brosse un très joli portrait de son métier. »
déclare la quatrième de couverture de G229. Et effectivement, ce témoignage se démarque du cynisme ambiant et de la propension actuelle à la dramatisation de l’état du système éducatif français.
Au-delà des revendications légitimes et des accès de découragement naturels, c’est une école à visage humain et des classes comme lieux de vie et d’échanges que revendique Jean-Philippe Blondel. Avec tendresse, il évoque ces petits riens, tour à tour drôles ou tragiques, qui font le quotidien d’un lycée. A travers quelques moments choisis qui l’ont particulièrement marqué, il manifeste combien il aime son métier et ses élèves, combien sa passion d’enseigner, toujours vive, est une composante essentielle de sa vie.
« C’est une des premières choses qui m’aient scié dans ce métier. Et dont je n’ai jamais osé parler, parce que c’est trop étrange, et que je redoute chez mon interlocuteur le sourcil qui se fronce, le mouvement de recul et la sévérité dans la mine. Quand je fais cours, je m’oublie. Je me dilue. Je suis sûr que nous sommes des milliers comme ça – à disparaître momentanément tous les jours. Un sucre dans le café. Il est là, partout dans la tasse – mais il n’est plus nulle part. »
Ceux qui ont déjà goûté la plume de Jean-Philippe Blondel ne seront pas étonnés d’apprendre que G229 est un récit émouvant et revigorant, où affleurent sans cesse l’humanité et une pointe de nostalgie.
Mais si G229 est effectivement le regard généreux d’un professionnel de l’éducation sur son métier, c’est aussi le portrait en creux d’un homme bigrement attachant qui, à travers le prisme de son métier, fait le bilan à mi-parcours de sa vie, de ce qu’il a concrétisé ou pas de ses rêves d’adolescent. Les a-t-il trahi en devenant ce qu’il est aujourd’hui ?
« A un moment de ma vie, je pensais unir les trois – français, anglais, espagnol – et obtenir un poste en Équateur. A la place, j’ai obtenu un poste en G229. Je me demande si un double de moi continue sa vie, à Cuenca. Je me demande comment vit celui que j’aurais pu être. »
Depuis quelques temps, roman après roman, Jean-Philippe Blondel continue de « démêler ».
Dans G229, plus encore que dans Le baby-sitter, un de ses précédents romans où on pouvait le deviner caché derrière le personnage de Marc, il se livre sans retenue. Même si la couverture précise qu’il s’agit d’un « roman », rarement il s’est mis à nu de la sorte, de façon aussi frontale. Je ne pense pas me tromper en disant que G229 est certainement un de ses livres les plus personnels, si ce n’est LE plus intime.
C’est une des raisons pour lesquelles il m’a été difficile de parler de ce roman que j’ai lu pourtant depuis plusieurs semaines déjà.
En outre, trouver dans G229 tant de similitudes avec mon propre parcours de vie est assez troublant et n’a pas facilité les choses : nés à un an d’intervalle, Blondel et moi sommes de la même génération ; comme lui, j’ai grandi dans une petite ville de province (à une centaine de kilomètres de chez lui), j’aurais pu moi aussi devenir prof d’anglais. Sauf qu’à un certain moment, j’ai préféré bifurquer, quitter la ville de mon enfance, changer d’orientation professionnelle. Tout ça pour me retrouver aujourd’hui, comme lui, depuis près de vingt ans au même endroit, dans la même ville, dans la même boîte….
« Des relations de travail. Je ne sais pas encore aujourd’hui ce que ça recoupe. Il y a des collègues que je côtoie depuis si longtemps que j’ai l’impression de les connaître par cœur – simplement, je ne sais pas si c’est vrai ou pas. Ce qui est sûr, c’est que je peux dire s’ils prennent des cafés, court long sucré non sucré, cappuccino noisette, que je peux donner le nom de leurs enfants, leurs âges et ce qu’ils deviennent. Que je peux reproduire leurs tics de langage, leurs tics corporels aussi. Est-ce que c’est de l’amitié, ça ? Est-ce que c’est de l’intimité ? »
G229 m’a propulsé dans le passé, parmi la bande d’amis à laquelle j’appartenais à la fac, au milieu de tous ceux qui ont suivi le chemin menant à l’enseignement. Je me les suis rappelé enthousiastes, pleins de projets et de résolutions. Où en sont-ils aujourd’hui ? Comme Jean-Philippe Blondel, leur passion est-elle demeurée intacte ou ressemblent-ils à ces profs zombies radotant leurs cours pour la énième année ?
Pour moi aussi, le temps passe. Implacablement.
Ce qu’elles en ont pensé :
Laure : « Ce que j’aime dans l’écriture de Blondel, c’est sa simplicité, sa réalité, cette émotion à fleur de peau assumée, cet amour du métier qui ne semble pas s’émousser, tout simplement parce qu’à travers ces liens tissés avec les jeunes, et sans cesse renouvelés, c’est la vie dans tout son bouillonnement qui s’expose. Et tant qu’il y a de la vie … »
Laurence : « Cette apparition du « je » assumé et revendiqué, dans G229, ne m’a guère donc surprise et apparaît comme une évolution logique dans le parcours de l’auteur. Mais pour ma part, j’espère que dans le prochain roman, l’auteur s’effacera au profit de ses personnages d’encre et que je retrouverai la force et la singularité des monologues blondiens qui m’avaient tant émue. »
Livr-esse : « Il ne dresse pas un portrait idyllique du métier de professeur mais il en parle avec tendresse. Il surmonte les obstacles pour laisser la plus grande part aux aspects positifs de son métier. A priori très inspiré de sa propre vie, ce livre se lit d’une traite et je n’avais pas envie qu’il s’arrête. »
« J’ai prétendu que je voulais faire le tour du monde. Je suis même allé voir des pays lointains, histoire de me donner bonne conscience et de jeter négligemment au détour d’une conversation que j’avais déjà visité l’Amérique du Sud du Nord le sous-continent indien. J’ai aussi clamé que je voulais prolonger l’expérience, que je désirais vivre aux antipodes, dans un lieu moins fermé que l’environnement dans lequel j’avais grandi. En mon for intérieur, je savais que ce n’était que des conneries. Le lieu où je voulais exister était un temps. Pour y retourner, pour y poser mes valises et m’y enraciner, j’avais deux choix – écrire ou enseigner. Enseigner parce qu’il y aurait toujours devant moi des représentants de la caste temporelle que je rêvais d’annexer, des adolescents plus ou moins sympathiques, plus ou moins rebelles, plus ou moins niais, plus ou moins amoureux malheureux chaleureux distants râleurs mal lunés. Écrire parce que je pouvais le recréer, le temps – le teinter de mes couleurs, en devenir même le centre le président le roi le chef de bande.
Quelle vanité »
G229, de Jean-Philippe Blondel
Buchet-Chastel (2011) – 249 pages