cano-bacalao En ce 11 septembre 2001, ce ne sont pas les attentats du World Trade Center qui vont ébranler le petit monde bien ordonné de Vincent, prof de lettres dans un établissement catholique de Lyon. D’ailleurs, c’est tout juste s’il réalisera l’ampleur de l’événement.
C’est un cataclysme d’une toute autre nature qui, ce jour-là, va bouleverser sa vie : la passion.
Fulgurante. Incontrôlable. Dévorante.
« Il est sans doute absurde de vouloir devenir un bermuda alors que l’on est en train de commenter le premier roman moderne de la littérature française. Or c’était comme ça, six jours après la rentrée, à la vue d’une paire de jambes dépliées au premier rang de la classe.
Lorsqu’il vit ce garçon affalé, magnifique et parfaitement indifférent au désarroi amoureux d’une princesse de la cour d’Henri II, Vincent éprouva un désir d’une violence extrême. Les jambes qui dépassaient du bermuda lui donnèrent l’envie extravagante d’être le bermuda, et cette envie trotta au mépris de l’analyse qu’il devait à l’arrivée de M. de Nemours au bal de la cour.
Il se força à regarder ailleurs. Mais c’était trop tard. Il n’y avait pas que le bermuda. Un maillot rouge aux couleurs du Benfica de Lisbonne venait de prendre des proportions extraordinaires. Tout ce que garçon imprégnait de son odeur et de sa sueur, son maillot, ses chaussettes, ses baskets, était en train de recevoir une onction sacrée. »

Les vélos pliants- Vélotaf.

Au-delà de son physique et de son look de lascar, ce qui distingue Ayrton de la jeunesse dorée du lycée, c’est sa présence. Magnétique.
« Cette manière naturelle à certains garçons de s’approprier l’espace sans l’ombre d’une démonstration l’avait toujours sidéré. »

Bien qu’il se protège depuis toujours des « garçons à risques » comme les appelle sa collègue et amie Hélène, Vincent succombe au charme de l’adolescent nouvellement débarqué dans sa classe. Pleinement conscient – et flatté ! – de son emprise sur son prof, Ayrton joue sans scrupule de son pouvoir, fixe les règles et les limites de ce jeu de la séduction.

Même s’il sait pertinemment au fond de lui-même que cette histoire vouée à l’échec va le faire souffrir, Vincent tombe les armes et s’y abandonne sans réserve. Que sont les affres de la passion comparées aux tourments de la solitude et de la frustration affective ?
« Vincent avait à peine parlé d’Ayrton. Il avait juste dit que c’était une écharde, quelque chose d’obsessionnel qui agace la peau. Il avait ajouté que ça passerait, mais il n’y croyait pas. Il voulait continuer de dresser des autels et s’immoler à sa gloire. »
Éprouvant une réelle fascination pour le garçon, il s’engage dans la voie de l’abnégation et de la dépendance. Dès lors, attentes, espoirs déçus et absences lui seront le prix à payer pour pouvoir grappiller quelques secondes à l’éternité et vivre des instants de pur bonheur en présence d’Ayrton.
« Hélène disait que, dans la relation amoureuse unilatérale, la pire des choses est la supériorité bienveillante de l’autre, sa manière de condescendre et son pouvoir absolu sur l’attente de l’autre. Le temps que Vincent passait à attendre Ayrton était insoutenable. C’était un temps privatif, obsessionnel, sans dérivatif possible. Lorsque huit heures sonnaient et qu’Ayrton n’était toujours pas venu, alors qu’il avait dit qu’il passerait, Vincent mangeait un morceau, puis il prenait un somnifère et se couchait. »

Prêt à tout pour partager le plus de temps possible avec le garçon, Vincent décide de l’accompagner à Madère, où il part rendre visite à sa grand-mère à l’occasion des vacances de la Toussaint.
Secrètement, Vincent espère que ce voyage consolide leur relation.

Jusqu’à quel degré de sacrifice et de renoncement est-on capable de consentir pour vivre un amour que l’on sait être rare, et aimer comme on n’aimera jamais plus ? Parce que, au-delà de la nature homosexuelle de la liaison entre Vincent et Ayrton ou de la relation répréhensible d’un prof pour son élève, c’est bien de cela dont il s’agit dans Bacalao.
« La nature d’Ayrton, son attitude, son désir erratique avec ses manifestations fortuites condamnaient Vincent à attendre son bon plaisir. Depuis la première fois, ses faveurs s’étaient succédé de manière aléatoire. (…) Peu importait car Vincent l’aimait. Il l’aimait depuis le début, depuis la première minute. Il avait passé la majeure partie de sa vie d’adulte à attendre cet amour-là. Il savait désormais qu’il n’avait jamais aimé quelqu’un de cette manière. Il n’aurait pas su mesurer ni quantifier, il était juste capable du geste que font les enfants en écartant les deux mains quand ils veulent mesurer l’amour qu’ils éprouvent pour leur mère. »

La jeunesse insouciante et la provocante insolence d’Ayrton auront facilement raison des résistances du (trop ?) sensible et si peu assuré Vincent. Avec un naturel désarmant, le petit despote aux faux airs de gros dur va faire du jeune professeur son jouet et lui imposer son bon plaisir.
Et cela avec d’autant moins de peine que Vincent a fait le choix de s’abandonner entièrement à l’objet de son désir, et de le placer au centre de son univers. Pour l’amour d’Ayrton, il est prêt à tout accepter, jusqu’à l’écœurement, à réprimer ses envies pour mieux satisfaire celles du garçon.
« Il n’en avait pas fini avec la morue, car le mari d’Amalia était en train d’apporter un nouveau plat. Cette fois, il n’eut pas le loisir de picorer, ni de jouer les fines bouches. Ayrton était tellement content que les Portugais aient découvert l’Amérique en découvrant Bacalao que Vincent dut faire honneur à la morue aux pommes de terre et concéder qu’elle était délicieuse. C’était facile, il lui suffisait de regarder Ayrton la dévorer pour l’aimer à son tour et se sentir transporté avec lui sur les terres de Bacalao, là-bas, dans cette île fantôme qui n’avait sans doute jamais existé. »

Outre son caractère transgressif (prof/élève), le contraste entre les deux personnages (âge, culture, milieu social), leurs flagrantes dissemblances (passion du foot/amour des belles lettres), comme autant de funestes présages, confèrent à cette relation déjà bancale une dimension tragique.

Histoire de désir et d’amour impossible, Bacalao est un premier roman totalement maîtrisé, empreint d’une mélancolique poésie.
Faisant preuve d’une sobriété salutaire et d’une rare élégance, Nicolas Cano s’empare d’un sujet épineux qu’il transfigure en une quête émouvante, sans complaisance ni jugement. Tout en retenue, le récit échappe aux excès de l’auto-flagellation et de la victimisation. Son style épuré excelle tout autant dans le registre de la pudeur que dans celui de la sensualité.
« Au bout d’un moment il s’assoupit, et le magazine glissa entre ses jambes. En se baissant pour le ramasser, Vincent se retint de toucher son mollet. Il était douloureux de résister à cette envie. Il n’y avait pas une partie du corps abandonné d’Ayrton qui n’attente à sa tranquillité. Même ses baskets aux lacets défaits étaient des motifs de souffrance. Mais Ayrton bougea et changea de côté en grognant. Il déplaça ses jambes en poussant celles de Vincent qui les rétracta aussitôt sous son siège et, ainsi de travers, à demi allongé, il occupa les trois quarts de l’espace que par nature il s’estimait en droit d’occuper. »

Une incontestable réussite.

Ce qu’ils en ont pensé :

Calyste : « J’y ai éprouvé un plaisir doux, subtil, qui m’a parfois rappelé Sagan dans ses moments de légèreté grave. »

Delphine : « L’auteur a su nous faire ressentir tout le déséquilibre engendré par une passion non partagée (…) Tout cela avec beaucoup de retenue, de non dits, sans jamais entrer dans la facilité, c’est assez fort. »

La Ruelle Bleue : « Le récit délicat des affres tyranniques de Vincent et de sa douleur d’aimer m’a subtilement touchée et a éveillé en moi l’écho de figures romantiques artistiques qui me sont chères. »

Lili : « L’histoire est certes simple, voire banale, mais évite de sombrer dans le cliché et le pathos liés à ce thème (…) sans jamais verser dans les excès auxquels on pourrait s’attendre, parce que Nicolas Cano écrit bien, même très bien. Son style est fluide, poétique, rare ».

Pascal : « C’est un beau premier roman que nous offre ici Nicolas Cano. Un roman dont le propos – toujours aussi délicat à traiter – évite talentueusement les écueils de la mièvrerie et du pathétique, de l’obscénité et du ridicule. »

Bacalao, de Nicolas Cano
Arléa / Collection 1er Mille (2010) – 110 pages