byA.Feininger

Arm wrestling in Harlem, by Andreas Feininger (circa 1940) © The New York Times

« Quand j’étais un petit garçon, les hommes noirs que je connaissais me semblaient toujours bien habillés, sans doute trop pour leurs moyens. Ils avaient de l’allure, ils avaient de la classe. Je ne savais pas pourquoi, je ne me posais même jamais la question. Je pense aujourd’hui qu’ils avaient un message à communiquer. Bien s’habiller, avoir belle allure : c’était là plus qu’une historie de goût et d’habitude. Il s’agissait d’actes de défi qui se manifestaient dans leur démarche, dans leur langage, dans leurs vêtements. Il y avait une dignité dans leur port, dans leur manière de se présenter au monde.
Ça n’a jamais été facile d’être noir dans ce pays. Il fallait faire des petits riens – des quantités, et pas que petits – pour ne pas cesser d’insister, pour tenir la défaite à distance, jour après jour.
Vous ne sauvez pas le monde avec les vêtements que vous portez, je sais. Il est probable qu’avec des choses aussi ridicules, vous ne pouvez pas non plus apporter beaucoup d’espoir, mais vous faites ce que vous pouvez, aussi peu ou aussi ridicule que ce soit, pour donner un tout petit choix à ceux qui semblent ne pas en avoir. Il faut une certaine naïveté pour croire en l’espoir, pour croire que le monde peut changer, que le monde changera un jour, vraiment.
De nos jours, les jeunes de Harlem s’habillent comme pour se cacher. Ils portent le déguisement cool et le costume de la rébellion, sweats à capuche, pantalons immenses, chaussures si grandes qu’on s’y noie. C’est, semble-t-il, une volonté de parler haut et fort au reste du monde, mais avec leur capuche relevée, leurs épaules rentrées, et les pieds qui traînent, ils ont aussi l’air de se cacher, de faire de leur mieux pour être invisibles à un monde qui les ignore déjà. Ils semblent avoir perdu la naïveté de croire en l’espoir. En fait, ils semblent avoir perdu l’espoir lui-même.
Il y a dans leurs yeux un regard qui le dit, un regard qui dit que l’espoir est presque perdu. C’est l’expression de la résignation et de la démission. Le regard qui dit : C’est comme ça. C’est le regard de honte et de déception, honte de l’humanité si le présent est ainsi et l’avenir aussi. »
(p.264-265)


et une sacrée gueule pour un lo pliant, il faut bien avouer.

« (…) j’aurais tout aussi bien pu acheter les vêtements qui m’auraient fait cadrer, ou j’aurais pu chercher à me camoufler, marcher de la démarche attribuée aux enfants du ghetto, parler avec les inflexions attribuées aux enfants du ghetto, et me conformer à l’image qui en est projetée, perçue et acceptée. Alors, à nouveau, j’aurais eu cet air de reddition qui clame que je crois ce qu’on m’a dit d’eux – et de moi-même. »
(p.235)


« Je n’ai jamais oublié que j’étais noir, bien sûr. Ce fait ne demandait ni rappel ni effort ; il était évident à chaque fois que je me regardais dans le miroir, à chaque fois que je m’asseyais à table avec ma famille, à chaque fois que mon frère allumait la radio. La culture noire nous enveloppait chaudement et maintenait les autres cultures à leur place. La culture noire était toujours présente. Nous l’avions chevillée au corps ; nous pouvions toujours y revenir – et nous le faisions. Entretemps j’ai grandi dans la certitude de pouvoir faire tout ce que je souhaitais et être qui je voulais. Je pensais avoir droit à tout, pouvoir être noir et en même temps être davantage que simplement noir. J’ai toujours voulu être davantage.
Je n’ai jamais accepté de contrainte.
Mais à présent je suis revenu – revenu pour m’imposer des limites -, revenu à cette culture, à cette communauté, revenu à Harlem. Je reviens de très loin, de si loin que c’est à peine si Harlem m’appartient désormais, à peine si j’y suis chez moi maintenant. Je ne sais pas si je peux en faire partie, si je peux éventuellement m’y intégrer. »
(p.74)


« Il n’existe bien sûr pas d’issue, car Harlem, c’est bien davantage qu’un quartier, davantage qu’une simple métaphore. Harlem, c’est un état d’esprit, qui a de nombreux points communs avec le cachot. Une fois que vous y êtes passé, impossible d’en sortir. Vous pouvez certes aller ailleurs, mais vous ne pouvez jamais vous en débarrasser vraiment. Une fois que vous y avez vécu pour de bon, une fois que Harlem vous a pénétré l’esprit et les veines, comme il s’est insinué en moi, vous l’emportez où que vous alliez, pour le restant de vos jours ; il n’a rien d’une fête, mais plutôt d’une famine, d’un rappel non pas du grand banquet de la vie mais de la maigre table dressée pour les pauvres. »
(p.28-29)

Harlem, d’Eddy L. Harris
(Still life in Harlem) – Traduction de l’anglais (États-Unis) : Christine Denizon
Édition Liana Lévi (2000) – 281 pages