sensal-village-allemand « Personne ne rêve d’être bourreau, personne ne rêve d’être un jour supplicié. Comme le soleil évacue son trop-plein d’énergie en de fantastiques explosions sporadiques, de temps en temps l’histoire expulse la haine que l’humanité a accumulée en elle, et ce vent brûlant emporte tout ce qui se trouve sur sa route. Le hasard fera que l’on soit là ou là, abrité ou exposé, d’un côté ou de l’autre du manche. Je n’ai rien choisi sinon que de vivre une vie tranquille et laborieuse et me voilà sur un échafaud qui n’a pas été dressé pour moi. Je paie pour un autre. Je veux le sauver, parce que c’est mon père, parce que c’est un homme. C’est ainsi que je veux répondre à la question de Primo Levi, si c’est un homme. Oui, quelle que soit sa déchéance, la victime est un homme, et quelle que soit son ignominie, le bourreau est aussi un homme. »

Le 24 avril 1994, la population d’un petit village algérien, Aïn Deb, près de Sétif, est massacrée par les islamistes du GIA.
Au nombre des victimes, les parents de Rachel (Rachid/Ulrich) et Malrich (Malek/Ulrich), deux frères élevés en France par un de leurs oncles.

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Après de brillantes études, Rachel a décroché un poste d’ingénieur dans une multinationale. Il vit avec Ophélie dans le petit pavillon dont ils sont propriétaires.
Une quinzaine d’années plus jeune, Malrich vit toujours chez son oncle, zone avec ses potes dans la cité. Évoluant dans des milieux différents, les deux frères se connaissent très peu, s’évitent même.
« Leur vie était du papier musique, il suffisait de tourner la manivelle. Parfois je les enviais et parfois j’avais envie de les tuer pour abréger leurs souffrances. Je les évitais pour garder de bonnes relations. Quand je passais chez eux, ils lorgnaient autour d’eux comme si une tornade approchait de leur nid. Ophélie me devançait partout où j’allais et repassait pour vérifier. »

Sous le choc, Rachel décide de retourner au bled, se recueillir sur les tombes de ses parents.
« Mon Dieu, dire que je suis né ici, si loin de tout ! Aïn Deb, la Source de l’âne, n’est sur aucune carte. On ne peut même pas croire qu’on puisse tomber dessus par hasard, il n’est pas de raison au monde qui expliquerait la présence d’un homme dans les parages. On ne l’admettrait pas même pour un égaré ou un fuyard, plus que d’autres ils ont le droit de se donner des chances de s’en sortit, ils se seraient tirés ailleurs aussi vite que possible. On quitte la route goudronnée à quelques encablures de Sétif et on s’enfonce à travers pistes dans un pays nu, tourmenté, silencieux, qui ouvre sur des horizons interminables. On est aussitôt pris de malaise, on se sent petit, perdu, condamné. (…) Assommé par la chaleur, je m’interroge : Quel péril les premiers hommes fuyaient-ils pour s’être isolés ici ? Pourquoi les successeurs sont-ils restés ? Quel sortilège les a enchaînés à cette terre ? C’est atroce, j’en suis venu à penser que le massacre du 24 avril était dans la logique des choses. Cette terre est conçue pour être vide, elle ne supporte l’homme que le temps de trouver le moyen de s’en débarrasser. Pourtant j’y suis né, j’y ai vécu ma petite enfance, j’y ai joué. J’ai dû l’aimer, à cet âge on est curieux de tout, ou alors on transforme son ennui en rêve et on y prend plaisir. Si j’en suis parti, c’est le père qui l’a décidé, devançant le verdict de la terre et celui des fous d’Allah qui, vingt-cinq ans plus tard, trouveront dans le vide de leur tête l’idée d’en effacer les dernières traces de vie. »

Dans la petite maison familiale abandonnée, il retrouve une vieille valise pelée. A l’intérieur, les documents religieusement conservés sont autant de preuves du passé nazi de son père.
Anéanti par sa découverte, Rachel part sur les traces de celui qu’il croyait connaître : Algérie, Allemagne, Autriche, Pologne, Turquie, Égypte. Il va essayer de comprendre qui était Hans Schiller, Allemand converti à l’islam, marié à une Algérienne, cheikh respecté dans son petit village. Son père.
« Je me pose sans arrêt la question : où se place mon père, celui que je connais, le seul que je connaisse, papa, le mari de maman, le cheikh de Aïn Deb, l’homme que tous aimaient et respectaient, le vieil et fidèle ami de tonton Ali ? Cet homme, ce père qui nous a si longtemps manqué, il a bien existé et nous sommes ses enfants, sains de corps et d’esprit, de surcroît super-intelligent comme Rachel, pas très futé comme moi, mais assez pour distinguer le bien du mal. Faut-il le mettre dans le même sac que le capitaine SS ? Comment condamner l’un et honorer l’autre, haïr le bourreau d’hier, un inconnu pour moi, et aimer le père, papa, la victime d’aujourd’hui, victime de ceux-là dont nous sommes la cible à présent ? Mon père a-t-il payé pour ses crimes ? Et nous, payons-nous parce que nous sommes ses enfants ? Ce serait donc le destin, la Providence, la Malédiction ? « Pensez-y chez vous, dans la rue, en vous couchant, en vous levant ; répétez-les à vos enfants. Ou que votre maison s’écroule, que la maladie vous accable, que vos enfants se détournent de vous. » C’est cela que dit ce Primo Levi, les enfants sont condamnés par avance, car les parents ne leur révèlent jamais les crimes qu’ils ont commis, et comment ne le voit-il pas : si les parents disent tout à leurs enfants, ils les tuent dans l’œuf. Il est fou, ce Primo Levi. Je refuse de croire que Dieu est plus vicieux que les hommes et que les enfants sont condamnés à la fatalité. »

Au fil de son périple, Rachel fera sienne la culpabilité que son père n’a jamais éprouvée.
« Me voilà face à cette question vieille comme le monde : Sommes-nous comptables des crimes de nos pères, des crimes de nos frères et de nos enfants ? Le drame est que nous sommes sur une ligne continue, on ne peut en sortir sans la rompre et disparaître. »

Il sombre inexorablement dans le désespoir le plus noir, laissant la tragédie consumer sa vie aux dépends de son couple et de son travail. De sa vie, même.
« J’étais perdu, je me cherche moi-même, je remonte le temps, je fouille les ténèbres, je vais sonder le plus grand malheur du monde et tenter de comprendre pourquoi j’en porte le poids sur mes épaules. En vérité, c’est parce que je le sais que la démarche est douloureuse. Je ne pourrais jamais appréhender l’immensité du drame et revenir indemne. J’ai tellement peur de rencontrer mon père où il ne faut pas, où pas un homme ne peut se tenir et rester un homme. Ma propre humanité était en jeu. »

De son côté, Malrich qui, comme beaucoup de jeunes comme lui, ignorait tout de l’existence même de l’Holocauste, entrevoit les similitudes qu’il présente avec les agissements des imams fondamentalistes dans son quartier.
« C’est bête à dire mais je ne savais rien de cette affaire d’extermination. Ou vaguement, ce que l’imam en disait dans ses prêches contre les Juifs et des bribes attrapées par-ci, par là. Dans mon esprit, c’étaient des légendes qui remontaient à des siècles. En vrai, je n’y avais jamais pensé, je m’en tapais, nous étions jeunes, des bleus radicalement paumés, nous ne savions que les galères du jour. »
« Hitler était le führer de l’Allemagne, une sorte de grand imam en casquette et blouson noir. En arrivant au pouvoir, il a apporté avec lui une nouvelle religion, le nazisme. Tous les Allemands portaient au cou la croix gammée, le truc qui voulait dire : Je suis nazi, je crois en Hitler, je vis par lui et pour lui. Il a interdit aux Allemands plein de choses, comme l’imam de la cité vient de le décréter, puis quand il les a bien dressés, quand ils sont devenus de vrais nazis, fous de leur religion et de leur führer, il a décrété que les Juifs, les étrangers, les émigrés, les malades, les bras cassés comme toi, Manchot, les malins comme Togo-au-Lait, les phénomènes comme Cinq-Pouces, les sang-mêlé comme moi, les fils de bouchers halal comme Momo, les mous de la tête comme Raymond devaient disparaître. »
Contrairement à son intellectuel de frère, lui l’impulsif va choisir la voie du combat et lutter contre la montée de l’islamisme dans sa cité.

A travers les voix croisées des deux frères Schiller, Boualem Sansal dénonce et condamne tous les fanatismes. Il n’hésite pas pour cela à faire un parallèle risqué entre nazisme et islamisme, à rapprocher la seconde guerre mondiale et l’Holocauste, les massacres terroristes de l’Algérie des années 1990 et la situation explosive dans les banlieues en France.
Avec des sujets aussi délicats, on comprend aisément que Le village de l’Allemand puisse déranger. Que l’on adhère ou pas à son postulat de départ, que l’on trouve les rapprochements établis par l’auteur excessifs ou indécents, ce roman interpelle, fait réfléchir. Il recèle également de très beaux passages, profonds et émouvants.
A lire, de toute évidence.

Sur BibliObs, Boualem Sansal parle du Village de l’Allemand, avec Grégoire Leménager.


Ce qu’ils en ont pensé :

AF : « La lecture de ce livre a fait bouillir un grand cri de douleur en moi. »

Alain : « Un livre lucide, courageux, engagé… »

Amanda : « Le roman est un choc. Violent, effroyable. Le récit est maîtrisé, puissant. Il vous emporte comme une vague énorme, puissante. Écœurant, hypnotisant, indispensable. »

Anna Blume : « Tout au long du livre, à petites doses, Boualem Sansal fait le rapprochement entre l’Allemagne nazie et l’Algérie d’aujourd’hui… rien que ça. Ça me dérange. Ça me gêne. Ça m’énerve profondément. Et pour les Algériens, et pour les juifs. Ce n’est, pour moi, ni plus ni moins qu’un raccourci sans fondement dangereux. »

Antigone : « Ce récit apparemment “basé sur une histoire authentique” remue des thèmes primordiaux – la mort, l’hérédité, le remord, la religion, la guerre. Pourtant, certains parallèles m’ont semblé bien audacieux et quelques bavardages moins passionnants que d’autres. »

Bookin : « Les journaux croisés des deux frères nous offre une réflexion d’une grande profondeur et d’une grande sincérité sur un sujet délicat qui relie la Shoah, les années 90 en Algérie et la situation des banlieues en France aujourd’hui. »

Dasola : « Je l’ai lu d’une traite et j’en suis sortie émue. (…) Boualem Sansal fait certains raccourcis abrupts avec l’Allemagne nazie. En tout état de cause, j’affirme que Le village de l’Allemand est un des grands livres de l’année. »

Gambadou : « Des très beaux passages émouvants, une écriture imagée, une grande sincérité sur la découverte du poids de l’histoire. J’ai juste parfois été troublée par ce parallèle entre l’intégrisme et le nazisme. » [ Keisha|http://en-lisant-en-voyageant.over-blog.com/article-24317171.html] : « L’auteur établit des parallèles intéressants entre nazisme et islamisme et nous emporte dans l’histoire des deux frères Schiller en usant à la fois d’émotion et d’ironie. »

La Nymphette : « Ce roman est d’une force extraordinaire. J’avoue que l’écriture m’a parfois agacée car très lyrique mais certains passages sont puissants, sur la Shoah, bien sûr, mais aussi sur d’autres sujets du monde d’aujourd’hui ! Une lecture indispensable qui marque ! »

Mimienco : « J’ai vraiment du mal à critiquer ce roman qui m’a complètement coupé le souffle tant par l’écriture, les sujets qu’il évoque ou encore la force de son intrigue. »

Tasse de thé : « Le lecteur suit, à travers ce journal, le chemin que les deux hommes vont parcourir dès l’annonce de cette vérité sur un homme qu’ils croyaient connaître. Et chaque page est belle, douloureuse… sublime. Dès la première ligne…et jusqu’à la dernière. »

Le village de l’Allemand ou le journal des frères Schiller, de Boualem Sansal
Gallimard (2008) – 272 pages