« Je suis le fils d’un salopard qui m’aimait. Mon père était un marchand de meubles qui récupéra les biens des Juifs déportés. Mot par mot, il m’a fallu démonter cette grande duperie que fut mon éducation. À vingt-huit ans, j’ai connu une première crise de délire, puis d’autres. Je fais des séjours réguliers en hôpital psychiatrique. Pas sûr que tout cela ait un rapport, mais l’enfance et la folie sont à mes trousses. Longtemps je n’ai été qu’une somme de questions. Aujourd’hui, j’ai soixante-trois ans, je ne suis pas un sage, je ne suis pas guéri, je suis peintre. Et je crois pouvoir transmettre ce que j’ai compris. »
(4e de couverture)
A 63 ans, Gérard Garouste jouit d’une jolie renommée dans le monde de l’art. Ils sont rares les peintres vivants dont les tableaux atteignent, tant à Paris qu’à New York, des cotes aussi faramineuses que les siennes.
Et pourtant, à la façon d’un palimpseste intime, cette réussite enviée par beaucoup de ses contemporains cache un lourd secret. Le drame de la vie de Gérard Garouste, c’est son père, Henri Auguste Garouste. Celui-là même qui sera à l’origine de sa folie.
Fils unique, Gérard Garouste a vécu toute sa vie dans la honte de son père, marchand de meubles, tyran domestique qui pouvait aller jusqu’à dîner avec le pistolet posé sur la table familiale, à portée de main.
Ce père se réjouissant de l’arrivée des Allemands à Paris, (« Au 16 juin 40, il écrit : enfin libre ! Les Allemands sont à Paris depuis deux jours, il est démobilisé. »
) et qui, jusqu’à sa mort, a cultivé une haine indéfectible envers les juifs, profitant de l’Occupation pour spolier les biens des déportés et revendre leurs meubles dans son magasin, sans jamais en éprouver le moindre remords malgré sa condamnation après la Libération.
« Il n’avait pu faire héros. Alors il avait fait salaud. Son éducation de bon catholique l’y préparait. Il appartenait à un monde d’illusions et de certitudes, où les Juifs avaient sale réputation. »
Contre toute attente, Henri Auguste Garouste s’intéresse de près à l’éducation de son fils, élève dilettante, trop souvent “dans la lune”. C’est à la suite d’une consultation avec un neurologue qu’il choisit de le mettre à l’internat.
Paradoxalement, c’est au pensionnat, repaire de gosses de riches abandonnés par leur famille, que Gérard Garouste va connaître la liberté et qu’il va pouvoir commencer à vivre, loin de son père. C’est là qu’il fait des rencontres décisives : il se lie avec Patrick Modiano, Jean-Michel Ribes, Francis Charhon et François Rachline, qui sont toujours ses amis aujourd’hui.
La liberté, il la goûte aussi à la campagne, jours heureux passés chez son oncle Casso et sa tante Éléo, un couple mis en marge de la famille.
Le Mini Pop A de Gitane est un vélo pliant traditionnel mais remis au goût du jour technologiquement.
La liberté pour Garouste, c’est enfin le dessin qui lui permettra de s’exprimer plus librement, d’exorciser la honte qu’il ressent pour les actes de son père.
Alors qu’il a été expulsé de son lycée, sans même son Bac en poche, refusant de devenir vendeur de meubles et prendre la succession de son père, il s’adonnera sans compter au dessin et à la peinture, soutenu et encouragé par sa femme Élisabeth, fille de juifs polonais qu’il a rencontrée au lycée.
« En ce temps qui brûlait d’être à demain, j’aimais les odeurs du passé. J’allais au Louvre, muni d’une loupe, parfois même d’un compte-fils, j’avais déjà un faible pour la peinture espagnole, qui fait la part belle à la matière, je m’attardais près des toiles de Vélasquez, de Goya, du Gréco, j’allais au plus près des empâtements et des glacis. Plusieurs fois, les gardiens m’ont demandé de reculer. »
Et pourtant, là encore, c’est son père qui décela ses prédispositions et lui fit prendre des cours de dessin alors qu’il était encore lycéen.
Alors qu’Élisabeth s’apprête à donner naissance à leur fils aîné, Gérard connaît ses premiers épisodes de délire. Il a 28 ans.
« Selon les époques, les mots me concernant ont changé : on m’a dit maniaco-dépressif ou bipolaire… Un siècle plus tôt, on aurait juste dit fou. Je veux bien. »
Suivront dix années où alterneront internements en hôpital psychiatrique et périodes d’équilibre relatif, l’esprit sanglé par les camisoles chimiques.
« Si je ris, si je parle beaucoup, si j’ai l’air très en forme, si j’écoute de la musique très fort, si je danse, si je fais rire les autres, alors il faut s’inquiéter. Le pire est à venir. Être heureux est dangereux pour moi, être en colère aussi. L’émotion forte m’est interdite. Elle bouscule trop de choses dans ma tête aux pensées et aux souvenirs mal accrochés. Une crise s’annonce. Je la vois venir dans les yeux d’Élisabeth. Elle sait, elle a appris avec le temps. Et j’ai peur de ce qu’elle est en train de prévoir, je lui en veux déjà, je sens bien qu’elle ne m’écoute plus, qu’elle m’observe et se demande s’il est encore temps d’appeler le médecin ou s’il faut directement composer le numéro de la police. »
« Le délire avait fait de moi une bombe humaine. Le délire, c’est fuite, une peur très grande d’être au monde, alors, on préfère se croire mort, tout-puissant, ou juste un enfant. »
Dix années durant, ces épisodes hallucinatoires vont régulièrement venir le terrasser, le laissant anéanti, atone, incapable de peindre.
« On ne peut peindre que si l’on va bien. Le délire est un trou noir dont on sort dans un état d’extrême sensibilité bénéfique pour la peinture, mais le lien légendaire entre la folie et l’art s’est trop souvent changé en un raccourci romantique. Le délire ne déclenche pas la peinture, et l’inverse n’est pas plus vrai. La création demande de la force. L’idéal du peintre n’est pas Van Gogh, s’il n’avait pas mis fin à ses jours, il aurait fait des tableaux plus extraordinaires encore. L’idéal, c’est Vélasquez, Picasso, qui ont construit une œuvre et une vie en même temps. Pourquoi un artiste n’aurait-il pas droit, lui aussi, à l’équilibre ? »
A la demande de son éditeur, L’Iconoclaste, Gérard Garouste s’est confié pendant deux ans à Judith Perrignon, ancienne journaliste à Libération.
La mise en forme de ses confidences a donné naissance à cette (auto)biographie passionnante, sincère, bouleversante, écrite à la première personne, où sourd la douleur mais exempte de la moindre trace de pathos. Avec une sobriété et une justesse exemplaires, la journaliste a su retranscrire la parole du peintre qui tente d’expliquer, sans rancœur, l’origine de sa folie et ses efforts pour l’apprivoiser.
A travers le parcours personnel de Garouste (sa rencontre avec le galeriste new yorkais Leo Castelli, instigateur de sa renommée mondiale, la réalisation de fresques pour l’Elysée, de décors pour le théâtre et la fameuse boîte de nuit branchée des années 1980, Le Palace…), L’intranquille est aussi une réflexion sur la peinture et l’acte de peindre.
« J’ai peint 600 tableaux, ils portent ma signature mais pas de dates. Rien ne trahit les longs moments passés à ne pas peindre. Sur les toiles terminées, j’écris des lettres et des chiffres, un code secret qui m’amuse et que j’emprunte à un vieux système d’écriture babylonien, ça me permet de les classer et de les situer dans le temps. Ces signes mis bout à bout formeront un jour une phrase de cinquante lettres, que je ne dis pas, elle sonne comme une métaphore de ma vie. Il y a sûrement, derrière ce petit jeu, ce bon vieux fantasme de l’artiste qui veut croire que tout prendra du sens après la mort, qu’il laissera une trace. J’ai d’ailleurs glissé sous certaines toiles, Adhara notamment, bien des repentirs, c’est ainsi qu’on appelle les corrections des peintres, elles apparaissent au fil du temps quand la couleur s’use et laisse voir ses premières couches (…) Les repentirs me font penser au lapsus, à l’acte manqué. J’en ai glissé sous les couleurs, autant qu’il y en a dans la vie. Ils apparaîtront quand je ne serai plus là, ainsi je parlerai encore. »
Toujours à la recherche du point d’équilibre, Garouste s’adonne depuis des années, en compagnie de son ami Rachline, à l’étude de l’hébreu et des textes sacrés. Les évocations de cette étude donnent lieu à des passages passionnants sur l’existence de Dieu.
« Dans la Bible, je n’ai pas croisé le Dieu de mon grand-père et de mon père, il n’est même pas nommé. Le tétragramme, trop souvent présenté comme le nom hébreu de Dieu, est illisible, on n’entend rien. Ces quatre consonnes dessinent un « trou du langage » comme dirait l’écrivain David Sibony, il en faut, toute communauté a besoin de zones floues pour rester soudée. (…) Les Juifs, parce qu’il faut bien dire quelque chose quand le tétragramme se présente, articulent Adonai, ce qui veut dire « mes maîtres », certains y voient un conclave céleste, d’autres les premiers lecteurs du texte, ils entretiennent un questionnement. Ils usent du pluriel là où les chrétiens s’inclinent devant un singulier
.
C’est le but de la beauté de ce texte, que de laisser des questions en suspens. Dieu et sa preuve, on s’en fout, chacun remplit l’invisible avec ce qu’il veut, il faut accepter un doute fondamental, raisonner avec x comme dans une équation mathématique, et adopter une lecture purement philosophique. C’est de l’homme face à lui-même dont il est question dans ces textes, j’y lis de véritables contes pleins de prophéties, de querelles de puits, de tentes ou de bétails, et de cieux prêtes à tonner. »
« Qu’on ne me demande pas si je suis encore athée, c’est une question de catholique qui oblige à se situer par rapport à la foi. Je me fous de l’existence de Dieu, appelons-le x et raisonnons sur nous-mêmes. J’ai besoin d’une réflexion sur l’être et la connaissance, j’y vois comme une architecture de la pensée. Si les révolutions ont échoué, c’est je crois parce qu’elles n’offraient pas d’ouverture métaphysique, elles plaquaient trop de certitudes sur l’origine de l’homme et son destin. »
Reste désormais à savoir si la mort de son père survenue l’an dernier (sans que le fossé séparant les deux hommes n’ait été comblé, loin de là) apportera l’apaisement à Gérard Garouste.
« Je continue d’apprendre l’hébreu et à tout entendre autrement. Il n’est pas dit dans la Bible : Honore ton père et ta mère, comme on nous l’a si bien appris. La racine du mot hébreu caved, qui signifie « honorer », est aussi celle du mot lourd. On peut donc entendre : Considère le poids de ton père et de ta mère dans ton histoire.
»
Interview de Gérard Garouste décrypte son tableau Passage (Autoportrait), exposé dans le cadre de Traces du sacré, au Centre Pompidou.
Site de la Galerie Daniel Templon qui représente Gérard Garouste.
Site officiel de l’association La Source, créée par Gérard Garouste pour venir en aide aux jeunes en difficulté, associant l’art, l’action sociale et l’éducation.
Sur le site de L’Iconoclaste, la page consacrée à L’intranquille propose une courte interview de Judith Perrignon ainsi qu’une longue liste de liens vers les articles parus dans la presse écrite, audiovisuelle et multimédia.
* « (…) il y a deux sortes d’individus dans la vie, les Classiques et les Indiens.(…)
Le Classique est un homme pétri par la norme, il n’inventera jamais rien, ne fera qu’obéir et suivre le mouvement en rêvant d’ascension sociale. C’est mon père.
L’Indien est un intuitif, un insoumis, un créatif. C’est Casso le bonheur loin des apparences. Mais l’extrême Indien court vers la folie. Je le sais pour avoir croisé quelques Apaches dans les hôpitaux psychiatriques.
Ma voie était quelque part entre ces deux hommes, ces pôles contraires de mon enfance. Vaste espace où j’avançais, égaré. »
L’intranquille. Autoportrait d’un fils, d’un peintre, d’un fou,
de Gérard Garouste, avec Judith Perrignon
Éditions L’Iconoclaste (2009) – 201 pages