disparus-mendelsohnCela vous est certainement aussi arrivé : quand j’étais gamin et que j’allais en vacances dans le village où est né mon grand-père, souvent les vieilles personnes qui l’avaient connu dans sa jeunesse s’extasiaient sur la ressemblance saisissante qu’il y avait entre moi et lui au même âge (aujourd’hui encore, je n’arrive pas à être totalement convaincu par cette prétendue ressemblance, ou plus exactement, par sa supposée évidence).
Sa ressemblance, Daniel Mendelsohn, lui, ne la partageait pas avec son grand-père, mais avec son grand-oncle Schmiel. Elle était si frappante qu’elle finissait toujours, à son plus grand étonnement d’enfant, par tirer les larmes des vieux juifs de sa famille.

Ces vélos montés à la carte ne sont pas pliants mais démontables.

Longtemps, Daniel Mendelsohn n’a rien su d’autre sur Oncle Schmiel que ce que son grand-père a bien voulu lui dire, à savoir que lui, sa femme et ses quatre filles, avaient été « tués par les nazis ». Ce grand-père, d’habitude si disert et si habile dans l’art de raconter des histoires, demeurait étrangement silencieux dès qu’il était question de son frère.
Petit à petit, Daniel deviendra l’historien de la famille, se passionnant de généalogie et glanant tous les renseignements qu’il peut sur son oncle, jusqu’à l’obsession.

Cette quête le conduira de New York à Bolechow, village ukrainien où vécurent Schmiel et sa famille. De là, les différentes pistes qu’il va suivre vont le mener en Israël, en Grande-Bretagne, en Australie, jusqu’en Suède et même au Danemark.
Une véritable Odyssée que cet helléniste passionné d’histoire grecque antique relate dans Les disparus.

Avant toute chose, je dois rappeler que j’ai bien failli ne pas prendre part à cette odyssée. Noyé dans la généalogie de la famille Mendelsohn et les références à la Torah, j’étais incapable de saisir quels en étaient les tenants et les aboutissants. Perdu dans le fil du récit, plusieurs fois j’ai manqué jeter l’éponge. Et pourtant, il y avait dans la narration un je-ne-sais-quoi qui me poussait à persévérer. Puis, au bout de 150 pages environ, j‘étais dedans. En plein dedans, au cœur de la quête, de l’enquête.

Évidemment, ce qui rend captivante l’histoire familiale de Daniel Mendelsohn, c’est qu’elle rejoint la grande histoire (dimension que le titre original, The lost : a search for six of six millions, traduit bien mieux que le titre français)
« Auschwitz, désormais, est devenu, en un seul mot, le symbole de ce qui est géant, la généralisation grossière, la formule consacrée de ce qui est arrivé aux Juifs en Europe – même si ce qui s’est passé à Auschwitz n’est pas arrivé, en fait, à des millions de Juifs dans des endroits comme Bolechow, des Juifs qui ont été alignés et abattus au bord de fosses communes ou, échappant à ça, ont été envoyés dans des camps qui, à la différence d’Auschwitz, n’avaient qu’un but, des camps qui sont moins connus du public, précisément parce qu’ils n’offraient pas d’autre issue que la mort et ne laissaient par conséquent aucun survivant, aucune mémoire, aucune histoire. »

Mais la force des Disparus ne réside pas uniquement dans son sujet. La puissance de ce livre inclassable (où le ranger : document, essai, enquête, roman, saga… ?) doit énormément à sa narration, Mendelsohn ayant hérité d’Aby, son élégant grand-père, un talent de conteur hors pair, maniant avec virtuosité digressions et autres récits à tiroirs…
« (…) c’était comme ça que mon grand-père nous racontait des histoires. La longue préparation, tout l’arrière-plan, toutes ces boîtes chinoises, et puis, soudain, la descente rapide et habile vers le final, la ligne d’arrivée où les liens entre les détails découverts tout du long, les faits apparemment sans intérêt et les anecdotes subsidiaires sur lesquels il s’était attardé au début, devenaient brusquement évidents. »

Quand Daniel Mendelsohn a écrit son livre, l’ultime phase de ses recherches familiales venait de lui demander cinq ans de sa vie. Détenant désormais toutes les réponses à ses questions, il aurait pu opter pour un récit linéaire et factuel de son enquête.
Au contraire, il choisit d’emporter le lecteur avec lui dans sa quête, de ne rien lui cacher de ses errements, de ses tâtonnements, et de partager avec lui ses fausses routes et ses (fausses) joies.
« C’était seulement en écoutant Jack Greene que j’ai compris que j’étais à la recherche de la mauvaise histoire – l’histoire de la façon dont ils étaient morts, plutôt que celle dont ils avaient vécu. »
Au fur et à mesure que son enquête progresse, les informations qu’il recueille prennent des significations différentes quand ils se retrouvent confrontés à d’autres éléments nouvellement apparus. Ce que l’on croyait être une certitude s’avère n’être alors qu’un fragment de vérité, voire parfois une contre-vérité.
« (…) en raison de ce que nous avions entendu au cours de nos voyages, j’avais commencé à m’intéresser énormément aux histoires, à la façon dont ces histoires se multipliaient et donnaient naissance à d’autres histoires, et que même si ces histoires n’étaient pas vraies, elles restaient intéressantes en raison de ce qu’elles révélaient des gens qui les racontaient. Ce qu’elles révélaient des gens qui les racontaient, avais-je dit, faisait aussi partie des faits, des documents historiques. »

La linéarité du récit est également mise à mal par l’insertion d’exégèses de la Genèse à travers lesquelles Mendelsohn s’interroge sur sa propre judaïté et éclaire certaines situations.
J’en veux pour exemple l’épisode d’Abel et Caïn qui fait écho à la culpabilité qu’Aby éprouvait d’avoir ignoré les appels à l’aide de Schmiel, le seul de la fratrie à être resté dans son village de Galicie alors que tous les autres avaient émigré qui aux États-Unis, qui en Palestine, ou la culpabilité que l’auteur lui-même éprouve toujours, bien des années après avoir cassé le bras de son frère Matt lors d’un accès de jalousie, alors qu’ils étaient enfants.
Comme si l’histoire se répétait depuis la nuit des temps…
« (…) Rachi sait bien que, entre frères, il existe des forces très sombres qui rôdent et n’ont besoin que de la plus simple excuse pour remonter à la surface et exploser dans la violence. Ce qui est intéressant, ce sont ces forces, pas le prétexte. »
« In, interior, intimus. L’intimité peut conduire à des émotions autres que l’amour. Ce sont ceux qui ont été trop intimes avec vous, vécu trop près de vous, vu trop de votre douleur ou de votre envie ou, peut-être plus encore, de votre honte, que vous pouvez, au moment crucial, finalement rompre, exiler, exclure, tuer. »

La lumière sur le destin de l’oncle Schmiel et de sa famille se fait donc pas à pas, et le lecteur participe à chacune des étapes menant à la vérité.
Sans jamais porter de jugement, Les disparus interroge la fidélité, la fiabilité des souvenirs, la quête de l’auteur reposant quasi uniquement sur la mémoire des rescapés. On imagine bien que plus de soixante ans après les faits, celle-ci leur joue des tours : détails mal interprétés au moment des faits, informations oubliées au fil du temps ou volontairement dissimulées…

Quête pour la vérité, Les disparus est aussi une course contre la montre. Plus son enquête avance, plus Mendelsohn prend conscience que le temps presse. Des 6000 juifs qui vivaient à Bolechow en 1941, seuls 48 ont survécu aux massacres. Et au moment où l’auteur entreprend son périple, douze seulement sont toujours en vie. Il y a urgence car l’histoire des juifs de Bolechow est condamnée à disparaître avec les derniers témoins. D’ailleurs, certains décèderont avant même qu’il ait pu les rencontrer.
« Je suis satisfait de ce que je sais, mais à présent je pense beaucoup à tout ce que j’aurais pu savoir, qui aurait été bien plus que tout ce que je peux apprendre maintenant, qui a disparu à jamais maintenant. Ce que je sais à présent, c’est ceci : il y a tant de choses que vous ne voyez pas vraiment, préoccupé comme vous l’êtes de vivre tout simplement ; tant de choses que vous ne remarquez pas, jusqu’au moment où, soudain, pour une raison quelconque – vous ressemblez à quelqu’un qui est mort depuis longtemps ; vous décidez tout à coup qu’il est important de faire savoir à vos enfants d’où ils viennent -, vous avez besoin de l’information que les gens que vous connaissiez autrefois devaient toujours vous donner, si seulement vous l’aviez demandée. Mais au moment où vous pensez le faire, il est trop tard. »

Juifs ou ukrainiens, les personnes que rencontre Daniel Mendelsohn restent, et on le comprend aisément, marquées à jamais ; plus de soixante ans après les événements, les blessures sont toujours à vif.
« Le fils de Mme Begley avait dit un jour à propos de sa mère, Quelque chose en elle a été brisé, et lorsqu’il l’avait dit, j’avais pensé, Ceux qui ont été tués n’ont pas été les seuls qui ont disparu. »
Pittoresques ou mystérieux, mais toujours émouvants, les hommes et les femmes qu’il a rencontrés durant ces cinq années prennent chair à nos yeux grâce à l’insertion dans le livre des photos prises par son frère, Matt.

Au bout de ces 650 pages d’une enquête passionnante, Daniel Mendelsohn en aura appris à peine plus sur Schmiel et sa famille. Mais avec ce livre, il permet à « ses disparus » de ne pas disparaître une seconde fois, oubliés à jamais, et leur offre un mausolée décent où reposer enfin en paix.
« (…) vous pouvez être assis dans une salle de séjour par un bel après-midi d’été soixante ans après que ces morts sont morts, et parler à une vieille dame ronde qui gesticule vigoureusement, qui, vous vous en rendez compte, a exactement le même âge qu’aurait la fille aînée de Shmiel, et cette vieille dame peut être aussi éloignée de vous que ça, à un mètre de distance ; voilà à quelle distance elle peut se trouver. A cet instant-là, les soixante ans et les millions de morts ne paraissaient pas plus grands que le mètre qui me séparait du bras gras de la vieille femme. Je pleurais aussi parce que c’était un instant qui me rapprochait d’autres de mes morts. Je ressentais intensément la présence de mon grand-père, qui avait été, avant cet instant précis, la dernière personne à qui j’avais parlé à les avoir connus, et brusquement les vingt années qui s’étaient écoulées depuis sa mort ont paru rétrécir, elles aussi. »

Un très beau livre, qui mérite amplement l’attention soutenue qu’il demande. Il aurait été franchement dommage que je passe à côté.

Ce qu’ils en ont pensé :

Clochette : « Ce récit est une quête autobiographique Il m’a fait penser à Origines de Amin Maalouf, autre excellent roman, où l’écrivain part là aussi à la recherche de son histoire familiale. Ce qui m’a frappé c’est que l’un comme l’autre sont confrontés à la nécessité de se dépêcher dans la mesure où les personnes qui peuvent témoigner ne seront plus vivantes très longtemps. »

Kathel : « “Les disparus” est un récit au souffle épique et au rythme effréné d’une enquête policière. Les références littéraires et religieuses, loin d’embrouiller le récit par des considérations théoriques, l’éclairent et le magnifient. La quête de Mendelsohn est une histoire à tiroirs: un minuscule bout apparaît au regard du chercheur qui le tire et qui s’aperçoit que c’est un écheveau se déroulant à l’infini…. Un récit envoûtant, poignant et percutant…un autre regard sur la Shoah. »

Lily : « Daniel Mendelsohn a su redonner un visage a ceux qui n’en avaient plus, une sépulture, une histoire à ceux qui en étaient dépossédés. C’est tout simplement magnifique. »

Naina : « Ce livre est un pavé de 650 pages mais Daniel Mendelsohn raconte l’histoire de façon à ce que le lecteur soit aussi partie prenante. Il a reconstitué les entretiens qu’il a eu avec des rescapés de la Shoah tels qu’ils se sont déroulés (ou presque). Ces entretiens ressuscitent un monde aujourd’hui disparu : celui de la culture yiddish. Le fait que certaines phrases soient retranscrites en yiddish, comme les ont prononcées les témoins, fait passer encore plus d’émotion dans le récit. Un seul bémol (petit !) : le parallèle effectué avec des extraits de textes bibliques. C’est à la fois intéressant car on peut avoir l’impression que certaines histoires se répètent et parfois un peu long et lourd. »

Papito : « Une quête émouvante, relatée avec une grande pudeur par Daniel Mendelsohn, qui pointe aussi les limites de la mémoire, questionne la fidélité des souvenirs et les moyens d’assurer leur transmission, tant qu’il est encore temps. »

Pascal : « Au-delà du destin particulier d’une famille, « Les Disparus » est un récit qui nous invite à réfléchir sur notre propre passé, sur ceux qui nous ont précédés et nous ont faits tels que nous sommes, mais aussi sur notre devenir et sur les traces que nous laisserons à nos descendants. Ce livre est aussi une interrogation sur cette malédiction attachée à l’espèce humaine, cette malédiction qui fait que, de tous temps l’homme s’évertue à jalouser son prochain, son voisin, son frère, puis à le haïr et finalement à l’exterminer. Un récit poignant, riche en émotions et en questionnements, qui s’annonce comme l’une des œuvres majeures de la littérature consacrée au drame de la Shoah. »

Sentinelle : « Daniel Mendelsohn est sans conteste un humaniste : il ne juge pas et est convaincu que tous les humains sont semblables. L’ignominie, la cruauté, la lâcheté ne sont en rien une caractéristique nationale : où qu’on soit, il y aura toujours quelqu’un qui essayera de sauver son prochain au péril de sa vie et un autre pour le massacrer sans état d’âme, tout est et sera toujours une question de choix. »

Sophie : « Au final, on se retrouve avec un pavé de plus de 640 pages dans les mains, passionnant, éprouvant, captivant, qu’on n’a pas envie de lâcher mais qu’en même temps, on lit lentement pour tout intégrer. (…) Mendelsohn a fait un travail absolument remarquable, tant au niveau des recherches que de l’écriture. Et grâce à ce magnifique document, il a permis à six des membres de sa famille de ne pas être oubliés et au contraire, d’être honorés. »

Quelques documents sur les exécutions de Juifs par les nazis en Ukraine peuvent être consultés ici et .

Les Disparus, de Daniel Mendelsohn
(The Lost: A Search for Six of Six Million) Traduction de l’anglais (États-Unis) : Pierre Guglielmina
Flammarion (2007) – 650 pages