ste-catherine-montreal-1910.jpgTeena continue à voix basse… Elle parle désormais pour elles seules : Tititte et Ernest sont perdus dans leurs pensées et n’écoutent plus.

« J’ai été étourdie comme toutes les femmes par des belles promesses pis un beau physique. Trop beau pour moi, j’arais dû m’en aparcevoir. Trop fin, aussi. Trop doux. Mais l’amour ça se commande pas, hein, pis chuis tombée dedans la tête la première. Y était aussi grand que chus petite, y était fort comme un ours, pis en même temps tendre comme un agneau, pis si ses promesses étaient pas originales elles non plus, y étaient assez précises pis assez tentantes pour que je m’accroche dedans pis que… pis que je succombe. C’est un drôle de mot, succomber. C’est un mot qui fait honte après, qu’on trouve laid après, mais qui est tellement différent pendant que ça se passe ! Succomber quand t’es pas mariée, ça fait peur avant, t’as honte après, mais si t’es en amour, c’est tellement magnifique pendant ! Surtout quand t’as coiffé sainte Catherine depuis un bout de temps, que t’es considérée comme une vieille fille sans avenir parce que t’approches de la trentaine, pis que tu pensais pus que ça pouvait t’arriver ! Tu crois que tout est vrai. Que c’est arrivé. L’amour. Succomber avant le temps quand t’es en amour, c’est pas grave parce que t’es sûre que tout va toujours être comme ça, que ça va se répéter à l’infini, le beau physique va rester beau, les promesses vont rester les mêmes, la fameuse demande va finir par arriver, l’avenir est plein de belles choses qui vont te faire oublier tout ce que t’as vécu de désagréable jusque là. Pis… »

Le vélo pliant se caractérise par ses articulations qui lui permettent de se plier.

Elle porte la main à son cœur, prend une longue respiration, s’évente le visage avec l’autre parce qu’elle a rougi sans pouvoir se contrôler.

« Je sais pas… tu finis par te rendre compte que les choses ont un peu changé, tu vois de plus en plus de différences entre avant que tu succombes pis après… Lui, y a eu ce qu’y voulait, y cherche déjà un moyen de se débarrasser de toi, c’est un homme, sont toutes pareils, mais ça tu le sais pas encore… Tu comprends, t’es encore dans tes rêves de mariage, de famille, de bonheur… C’est bête pour brailler, t’aurais jamais pu croire que toi tu vivrais ça parce que tu te considères comme une femme intelligente, parce que ta mère t’as prévenue, parce que ton père a toujours surveillé avec qui tu sortais quand t’étais plus jeune… Mais y sont loin, y sont pus là pour te protéger, t’as voulu te sauver d’eux autres, t’es tu-seule, pis tu penses que t’as trouvé le jackpot ! Que tu vas pouvoir faire la grimace à tes parents si tu les revois, leur dire r’gardez, vous aviez peur pour rien, chus t’heureuse pis mon bonheur je l’ai trouvé tu-seule ! Mais un bon jour tu te rends compte que t’es malade tous les matins depuis un bout de temps, que ton beau physique te regarde d’une drôle de façon quand y te trouve accroupie dans la salle de bains, pis une idée épouvantable commence à te trotter dans la tête. Tu finis par te rendre à l’évidence, tu vas voir un docteur qui te confirme la « mauvaise » nouvelle. Pis quand tu reviens chez vous, le beau physique est pus là. Tout ce qui reste de lui, c’est un vieux blaireau qu’y voulait jeter pis le fond d’une boîte de savon à barbe. Tu le savais. Tout ce temps-là, tu le savais, mais tu voulais pas le voir. Tu brailles en respirant l’odeur du savon à barbe, tu veux garder au moins ça de lui, sa senteur de monsieur propre, en plus de… T’essayes pas de le revoir, non plus, parce que t’es trop orgueilleuse. Tu pourrais l’obliger à te marier, exiger qu’y fasse face à ses obligations, mais tu te rends compte qu’y t’écoeure, que tu veux pus jamais le revoir, que t’aimes mieux être bannie de ta société plutôt que t’obliger à endurer sa face pour le reste de tes jours. Pour les mauvaises raisons, en plus. Y en a jamais voulu de mariage, lui. Pis toi t’en veux pus. Ah non, t’en veux pus ! Pis là, au moment où tu penses que t’es arrivée au fond, que tu peux pas descendre plus bas dans la dépression, quelqu’un te suggère d’aller voir les soeurs à l’hôpital de la Miséricorde, qu’y vont savoir quoi faire, eux autres, qu’y vont t’aider, qu’y vont te protéger… Mais tout ce qu’y veulent… tout ce qu’y veulent, les maudites sœurs de la Miséricorde –en tout cas, c’est comme ça que je l’ai pris-, c’est te séparer de ton enfant, te l’enlever pour le donner à quelqu’un d’autre, à une famille « responsable » qui va y fournir un toit, de quoi manger, de l’amour, comme si toé t’étais pas capable d’aimer ton propre enfant ! Sont bêtes avec toé parce que t’as pêché, c’est toujours de ta faute, jamais celle du père, y te traitent comme la darnière des guidounes, y disent qu’y vont t’accueillir à leur hôpital par charité, mais tu te doutes du prix que tu vas avoir à payer, l’humiliation, la séparation, la solitude quand tout va être fini pis que tu vas te retrouver sur le trottoir en pâture au premier beau physique que tu vas croiser… C’est pas nous autres qu’y devraient punir comme ça… c’est eux autres ! C’est eux autres, Maria, avec leurs belles paroles pis leurs maudites promesses qu’y ont jamais l’intention de tenir ! Je le sais que j’exagère, je le sais qu’y en a qui sont corrects, mais pourquoi c’est toujours les autres qui les rencontrent ? »

(p150-153)

C’est bien simple, quand je lis ça, j’ai une grosse boule dans le ventre et je n’ai qu’une envie : serrer Teena très fort contre mon cœur.