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Ce vélo pliant est le plus léger au monde et on peut facilement le faire rouler une fois plié.

J’APPELLE MES FRÈRES ET JE DIS : Ne vous faites pas remarquer pendant quelques jours. Restez chez vous. Éteignez les lumières. Fermez les portes. Orientez les persiennes de manière qu’on ne puisse pas vous voir à l’intérieur mais que vous, vous puissiez voir à l’extérieur. Débranchez la télé. Éteignez votre portable. Jetez le journal directement dans la poubelle à recycler.

Attendez que les choses se soient calmées.

Répétez pour vous-mêmes : Nous sommes innocents. Parce que vous l’êtes. Votre conscience est propre. Vous n’avez rien à voir avec tout ça.

Attendez de nouvelles consignes.

Un attentat à la voiture piégée sème la panique en ville.
Amor, un jeune issu de l’immigration, était dehors au moment de l’explosion.
Tandis que la police patrouille à la recherche d’un coupable, il s’efforce de se faire le plus discret possible.
Dans la rue, il se sent confusément traqué, en proie à la vindicte silencieuse de ses concitoyens dont les regards trahissent méfiance et suspicion à son égard et envers tous ceux « comme lui ».

J’étais une partie de cette ville, exactement comme les autres. Exactement comme elle avec son sac et comme lui avec son bonnet à l’envers. (…)
Exactement comme la dame avec son hot-dog et comme le père avec sa poussette double. (…)
J’étais une partie de cette ville, exactement comme le coiffeur qui fumait devant son salon. (…)
Exactement comme les jeunes avec leurs écharpes de foot dans la queue devant le distributeur. (…)
J’étais autant une partie de cette ville que les policiers qui étaient postés à chaque coin de rue.

De son portable, Amar appelle ses proches pour leur conseiller de rester chez eux et de faire profil bas le temps que les choses se tassent. De se comporter « normalement » pour ne pas attirer l’attention. Mais qu’est-ce que ça veut dire exactement ?
Ce sentiment oppressant confine peu à peu à la paranoïa, et finit par amener Amar à douter de sa propre innocence.

J’APPELLE MES FRÈRES ET JE DIS : Il vient de se passer un truc complètement fou. J’étais en train de rentrer chez moi et j’ai vu un type très suspect. Il avait les cheveux noirs, un énorme sac à dos et son visage était recouvert d’un foulard palestinien.

J’appelle mes frères et je dis : Il m’a fallu une fraction de seconde pour comprendre que ce que j’avais vu, c’était mon propre reflet dans la vitre.

Une fois encore, je me vois obligé de remercier les indélicats qui revendent leurs services de presse aux bouquineries sans même avoir pris la peine de les feuilleter.
C’est grâce à l’un d’eux que j’ai mis la main, à un prix dérisoire, sur le dernier texte flambant neuf de Jonas Hassen Kheimiri publié chez Actes Sud en avril (dont j’ignorais jusqu’à l’existence, n’ayant rien lu à ce sujet dans la presse, sur les réseaux sociaux ou les blogs).

Quel plaisir de retrouver cette plume qui m’avait tant enthousiasmée dans Montecore, un tigre unique, son précédent roman paru en France au Serpent à Plumes !

Dans J’appelle mes frères, Khemiri nous plonge dans la tête d’Amar, le temps d’un long monologue intérieur qui pour moi s’apparente plus à texte de théâtre qu’à un roman [1]. Il y reprend les thèmes centraux de Montecore, un tigre unique : la difficulté de s’intégrer et d’affirmer son identité, et les incompréhensions entre communautés, à l’origine de tensions sociales. Mais cette fois-ci, J’appelle mes frères met en évidence l’effet pervers de la suspicion, de la méfiance, qui corrompt les rapports et rabaisse tout autant celui qui est désigné comme coupable que celui qui le désigne comme tel.
Khemiri montre comment aujourd’hui encore les seules origines, couleur de peau ou apparence physique peuvent suffire à décider de la culpabilité d’une personne, plus facilement encore en période de tension extrême.
Du jour au lendemain, des personnes qui se sentaient membre à part entière du quartier, du pays, à l’égal de leurs concitoyens, s’en sentent soudain exclus. Cette opprobre qui leur est alors jetée au visage va insidieusement influer sur leur comportement, les contraindre de façon plus ou moins consciente à se conduire et à agir d’une certaine façon qui ne leur est pas naturelle (à commencer par la démarche, par exemple).
Sous le poids du regard et du jugement des autres, la paranoïa va s’installer subrepticement dans leur esprit, les miner peu à peu jusqu’à ce qu’ils en viennent à douter d’eux-mêmes, de leurs actions et de leurs motivations.

Parce que nous ne sommes pas eux. Nous n’avons pas la nostalgie d’un passé hypocrite. Nous entrons la tête haute dans un avenir sans frontières strictes en sachant fermement qu’on ne peut pas remonter le temps !

Répétez-vous à vous-mêmes :

Nous n’avons pas peur.

C’est vrai, non ? Non ?

L’histoire pourrait avoir pour cadre n’importe quelle ville d’Occident ou du Moyen-orient, mais un fait réel est à l’origine de J’appelle mes frères : l’attentat suicide commis par Taimour Abdulwahab à Stockholm, en décembre 2010.
Ce court texte paranoïaque est certes oppressant, mais aussi bourré d’humour. Jouant de la langue avec une virtuosité rare, Khemiri possède un vrai sens du dialogue et de la rythmique. On se surprend souvent à avoir envie de lire le texte à haute voix (ce qui renforce cette sensation d’un texte de théâtre).

Cette fois encore, Jonas Hassen Khemiri m’a emballé. Assurément, c’est un auteur qui compte dans la littérature contemporaine et qui mérite d’être plus largement connu.

Les premières pages sont disponibles sur le site d’Actes Sud.

J’appelle mes frères, de Jonas Hassen Khemiri
(Jag ringer mina bröder, 2012) Traduction du suédois: Marianne Ségol-Samoy
Actes Sud (avril 2014) – 128 pages

Notes

[1] D’ailleurs, en recherchant sur le web une reproduction de la couverture, j’ai constaté qu’un texte portant le même titre, traduit par la même traductrice, a été publié en 2013 aux Éditions Théâtrales. S’agit-il du même texte ? Je l’ignore, mais je suppose que oui.