Il aura fallu que Jean-Philippe Blondel dise son admiration pour Jean Echenoz dans Et rester vivant, lors de l’évocation de sa “rencontre” fortuite avec l’auteur dans une ambassade, pour que je m’intéresse d’un peu plus près à celui dont j’avais déjà pourtant entendu vanter la prose par ailleurs.
Il aura fallu aussi qu’une énième virée en bouquinerie place Et je m’en vais sur mon chemin pour que je m’en empare sur la seule foi de la recommandation de Blondel, sans même vérifier en 4e de couverture si le livre avait quelque chance de me plaire [1].
Ce préambule et ces parenthèses pour dire que j’ai rarement été aussi « vierge » en ouvrant un livre.
Et, pour en venir (enfin !) au cœur du sujet, je dois dire que je me suis retrouvé, au moins dans les premiers temps, comment dire ?… désemparé. Ne comprenant pas vraiment ce que l’auteur cherchait à me dire, et encore moins vers quoi il s’ingéniait à m’embarquer.
, le vélo pliable dédié aux citadins, idéal pour les petits trajets ou pour rejoindre un arrêt de bus éloigné.
Évidemment, il y a bien un squelette de scénario : Félix Ferrer dirige une galerie d’art contemporain qui bat de l’aile. Tout comme son couple.
Alors, il s’en va. Il quitte sa femme pour une autre, plus jeune. Il quitte Paris pour le grand nord.
En effet, peu de temps avant de disparaître, son assistant lui avait parlé de l’épave de La Nechilik et de sa riche cargaison d’art inuit, des pièces rares de grande valeur, prisonnières de la banquise depuis une quarantaine d’années. S’il parvient à mettre la main dessus, c’est le jackpot assuré et la fin de sa galère financière.
Mais à peine est-il de retour à Paris avec le « trésor » qu’on le lui dérobe.
Résumé comme ça, on aurait tôt fait de s’imaginer un bon roman d’aventure, un polar polaire à la sauce roman noir, qui nous baladerait des beaux quartiers de la capitale au Grand Nord, en passant par l’Espagne. On pourrait même y espérer une touche de sexe, quand on sait que Ferrer, Dom Juan quinquagénaire, est obsédé par les femmes, et butine inlassablement de conquête en aventure.
Je m’en vais n’est rien de tout ça. Sûrement (on s’en aperçoit d’ailleurs rapidement) parce que, plutôt que l’histoire, Echenoz se montre préoccupé par une foultitude de minuscules détails sans la moindre importance pour l’avancement de l’intrigue ou la compréhension de la psychologie de ses personnages.
Au début, on s’étonne, on s’agace, puis on se laisse amadouer, et on finit même par aimer ça !
Car ce sont ces digressions, cette avalanche de détails ainsi que les interventions inopinées et déconcertantes de l’auteur/narrateur qui donnent le ton du livre et en font toute sa saveur.
Au passage, j’ai appris pas mal d’anecdotes : saviez-vous, par exemple, que les moustiques pullulaient sur la banquise ?
« Tout de suite les moustiques passèrent à l’attaque mais par bonheur ils étaient très faciles à tuer. Sous ces latitudes en effet, l’homme est pratiquement inconnu des animaux qui ne se méfient pas de lui : on les abat d’un revers de main, les moustiques, sans même qu’ils cherchent à fuir. Ce qui ne les empêchait pas de rendre l’existence intenable, attaquant par dizaines au mètre cube et piquant au travers des vêtements, spécialement aux épaules et aux genoux sur lesquels l’étoffe se tend. Eût-on voulu prendre une photo que leurs essaims, voltigeant devant l’objectif, eussent obscurci la vue mais on n’avait pas d’appareil, on n’était pas là pour ça. »
Echenoz conçoit son roman comme un réalisateur tournerait son film, en disposant pour chacune des scènes plusieurs caméras afin d’obtenir un angle, une focale et un cadre différents qui lui offriront autant de possibilités quand viendra le temps du montage final. La narration se déroule tantôt selon le point de vue du narrateur (qui est étranger au récit), tantôt selon celui de Ferrer.
Echenoz s’amuse de, et avec, ses personnages. Par l’intermédiaire de son narrateur, il observe, impuissant, les actions des protagonistes sans qu’il ait le moindre pouvoir sur eux.
« Une double page au centre proposait la photo d’une superstar flanquée de sa nouvelle conquête à l’arrière-plan desquels, un peu flou mais quand même parfaitement reconnaissable, on pouvait distinguer Baumgartner. Ferrer allait tomber dans quatre secondes sur cette page et cette photo, trois secondes, deux secondes, une seconde, mais Suzanne choisissant cet instant pour surgir, il ferma sans regret l’hebdomadaire. »
Il n’hésite pas à exprimer ce que cela lui inspire, comme s’il était au spectacle et qu’il commentait le numéro exécuté sous ses yeux.
« Personnellement, je commence à en avoir un peu assez, de Baumgartner. Sa vie quotidienne est trop fastidieuse. À part vivre à l’hôtel, téléphoner tous les deux jours et visiter ce qui lui tombe sous la main, vraiment il ne fait pas grand-chose. Tout cela manque de ressort. »
« Nous n’avons pas pris le temps, depuis presque un an pourtant que nous le fréquentons, de décrire Ferre physiquement. Comme cette scène un peu vive ne se prête pas à une longue digression, ne nous y éternisons pas : disons rapidement qu’il est un assez grand quinquagénaire brun aux yeux verts, ou gris selon le temps, disons qu’il n’est pas mal de sa personne mais précisons que, malgré ses soucis de cœur en tous genres, et bien qu’il ne soit pas spécialement costaud, ses forces peuvent se multiplier quand il s’énerve. C’est ce qui paraît en train de se produire. »
Simple témoin, le narrateur est donc sur un pied d’égalité avec le lecteur, ce qui instaure entre les deux une certaine familiarité. Une complicité accrue par les nombreuses apostrophes adressées de l’un à l’autre :
« Ferrer tentant de faire diversion en s’échappant vers les toilettes, elle l’y rejoignit et se rua dans ses bras et ah, dit-elle, prends-moi. Comme il résistait en s’efforçant de lui représenter que ce n’était ni le lieu ni le moment, elle régit avec violence et se mit à vouloir le griffer et le mordre puis, abandonnant toute retenue, le dégrafer tout en s’agenouillant en vue de va savoir quoi, ne fais pas l’innocent, tu sais parfaitement quoi. Mais, va savoir pourquoi, Ferrer se débattit. »
« De fait, c’est assez simple. Vous avez le cercueil sur tréteaux, disposé les pieds devant. A la base du cercueil, vous avez une couronne de fleurs à l’ordre de son occupant. Vous avez le prêtre qui se concentre à l’arrière-plan gauche et l’appariteur à l’avant-scène droite – corpulence rouge d’infirmier psychiatrique, expression dissuasive et costume noir, un goupillon dans la main droite. Vous avez le monde qui vient de s’asseoir. Et quand l’église presque pleine fait silence, le prêtre énonce quelques prières, suivies d’un hommage au défunt, puis il invite le monde à s’incliner devant la dépouille ou la bénir à l’aide du goupillon, au choix. C’est assez bref et c’est bientôt fini (…) »
Cette constante distanciation de l’auteur avec son récit et ses personnages est une source intarissable et rafraîchissante de pointes d’humour et de flèches ironiques.
« Je m’en vais » ouvre…
« Je m’en vais, dit Ferrer, je te quitte. Je te laisse tout mais je pars. Et comme les yeux de Suzanne s’égarant vers le sol, s’arrêtaient sans raison sur une prise électrique, Félix Ferrer abandonna ses clefs sur la console de l’entrée. Puis il boutonna son manteau avant de sortir en refermant doucement la porte du pavillon. »
…et clôt ce roman… qui porte on ne peut mieux son titre.
« Je suis désolé, dit Ferrer en s’approchant avec prudence, je n’avais pas du tout prévu ça. C’est un peu compliqué à expliquer. Pas grave, dit la fille, je suis moi-même là par hasard. Vous allez voir, il y a des gens assez marrants. Allez, venez. Bon, dit Ferrer, mais je ne reste qu’un instant, vraiment. Je prends juste un verre et je m’en vais. »
Et si on s’étonne d’être déjà arrivé au terminus du voyage, on comprend que pour Echenoz, la boucle est bouclée.
Bien sûr, l’énigme de la disparition des caisses et du meurtre est résolue, mais cette fin n’en est pas une à proprement parler. On pressent que Ferrer ne cessera de tourner en rond comme le hamster dans la roue de sa cage puisqu’à l’introspection, il préfère la fuite en avant. On le laisse donc là se dépêtrer avec ses déboires financiers, sa solitude sentimentale et ses ennuis de santé (des problèmes de cœur, au propre comme au figuré), avec le sentiment qu’il est condamné à ce que rien ne change jamais pour lui.
Je m’en vais aura donc été une expérience de lecture mémorable et, passé le moment d’adaptation au style singulier d’Echenoz, souvent jubilatoire grâce au regard ironique posé sur les personnages et les situations rendues cocasses.
Il ne me reste plus qu’à lire Ravel, 14 ou encore Courir pour m’assurer si cette écriture particulière est la marque de fabrique de l’auteur ou un exercice de style ponctuel.
Un extrait du roman à lire sur le site des Éditions de Minuit.
Ce qu’ils en ont pensé :
BMR-MAM : « Il faut dire que Jean Echenoz joue de la musique des mots comme d’autres de celle du piano. Quel virtuose. Quelle mélodie que ces phrases qui tournent et qui roulent, l’humour discret, sans jamais se prendre trop au sérieux, sans effet d’orchestration trop appuyé. »
Gangoueus : « Ce texte me fait penser à une calzone. Creux. Comme cette pizza, décevant à coup sûr celui qui ne connaît pas cette spécialité. (…) Je me suis profondément ennuyé à la lecture de ce roman, et je me suis sincèrement demandé comment sur une moyenne de 700 livres à l’occasion d’une rentrée littéraire en France, ce livre a pu obtenir le Prix Goncourt. »
Tulisquoi : « Mêlant les genres, Jean Echenoz nous emmène en voyage. (…) On aura été porté par l’action tout le long du récit, mais aussi par ce style fait de petites piques, d’humour discret, de situations coquasses. Il s’en va. Je ne sais pas où, mais je repartirais bien faire un tour encore avec lui. »
Yves : « J’ai passé un très bon moment avec Ferrer et Jean Echenoz. »
D’autres avis chez Babelio.
Je m’en vais, de Jean Echenoz
Éditions de Minuit (1999) – 256 pages
Notes
[1] En même temps, chez Minuit, il n’y a pas 4e ! Et c’est comme ça que je me suis retrouvé à lire le Goncourt 1999, sans même le savoir, soit après vérification, le 3e Goncourt de ma vie de lecteur (3 sur une liste qui contient désormais 110 titres !) après Alabama Song, de Gilles Leroy (2007) et Syngué Sabour, pierre de patience, d’Atiq Rahimi (2008).