Les-faibles-et-les-forts-judith-perrignon-stock.jpg Pour échapper à la chaleur caniculaire qui étouffe la Louisiane, une famille de Shreveport a décidé d’aller chercher la fraîcheur sur les rives de la Red River. Ils ont prévu d’y pique-niquer en compagnie de leurs voisins, les King.
Ce devait être une belle journée d’été.

Mais dans la matinée, la police fait une descente musclée à leur domicile. Elle soupçonne l’aîné des garçons, Marcus, de tremper dans un trafic de drogue.
Après avoir procédé à une mise à sac en bonne et due forme du petit logement, les agents quittent l’endroit sans avoir rien trouvé qui puisse étayer leurs présomptions, laissant l’ado humilié par une fouille au corps arbitraire effectuée en présence de sa mère, sa grand-mère, ses jeunes frères et sœurs médusés.

Un vélo pliable sans rayon — Science et Technologie — Sott.

Même si le cœur n’y est plus, toute la famille s’astreint quand même au programme convenu.
Dans la voiture, en route pour la rivière, l’ambiance est maussade. Tous, traumatisés par la mésaventure, sont plongés dans leurs pensées.
Dana, mère désabusée, fatiguée d’une vie où elle peine à élever seule les cinq enfants qu’elle a eus d’autant d’hommes différents qui tous l’ont abandonnée en chemin.
Marcus, gamin de dix-sept ans, n’entrevoit, en guise d’avenir, qu’un horizon bouché.
Déborah, l’aînée des sœurs, qui du haut de ses quinze ans, le corps tout juste transformé, s’éveille précocement aux plaisirs charnels.
Wes et Jonah, les plus jeunes fils de Dana, ne rêvent que de champions, de succès et d’argent.
Enfin, la toute dernière, la petite Vickie qui parle à peine mais ressent de façon viscérale les tensions et les peurs des autres passagers du véhicule.

Et puis il y a Mary Lee.
Mary-Lee, la grand-mère, l’aïeule venue de Saint-Louis passer quelques jours chez sa fille, Dana. « Mamy Lee », comme l’appellent ses petits-enfants, s’inquiète pour sa famille. Afro-américaine, elle s’est battue avec dignité toute sa vie contre la ségrégation et les préjugés. Et c’est avec tristesse et douleur qu’elle assiste au naufrage des siens.

« Je sais ce qui t’attend, Marcus. Je suis vieille, je connais leurs suppositions, leurs certitudes nous concernant, je sais le cercle vicieux où tombent trop souvent nos garçons, j’ai tout vu, trop vu, j’ai le temps derrière moi, je sais sa pente, la fierté qui s’en va, vous a quitté et vous laisse glisser. La prochaine fois, c’est la prison. Tu vois bien comment fait la police, et puis les juges ensuite. Tu l’attends on dirait. Tu t’habilles déjà comme si tu étais là-bas. Avec ton pantalon qui laisse voir ton cul, tu plaides coupable. Tu sais ce que ça veut dire, là-bas, en prison, ce pantalon qui tombe ? Bien sûr que tu le sais. Mon cul est à prendre, c’est ça que ça veut dire. Tu veux que quelqu’un s’occupe de ton cul en prison, Marcus ? Oh, boy ! J’ai honte. Envie de te battre. Tu ne comprends pas que tu ressembles à ce qu’ils pensent de toi, à ce qu’ils attendent de toi, que tu fais mal aux tiens, à ceux qui sont là comme à ceux qui sont morts ! (…) Ils diraient quoi mon père et ma mère s’ils voyaient ce qui se passe, vous tous qui vous déboutonnez, qui tournez en rond, qui cherchez les ennuis, qui admirez les taulards ou les champions pleins aux as qui ne pensent qu’à leur argent, leur bagnole et la putain à leur bras. Ils diraient quoi ? Nos fils sont-ils devenus les ennemis de notre communauté ? »

Perdue dans ses souvenirs, Mary-Lee se rappelle de son enfance. Elle se souvient plus précisément de l’épisode tragique des émeutes de 1949 qui ont suivi l’annonce de l’ouverture des piscines municipales aux Noirs.
« Il n’y a pas de loi interdisant l’accès des piscines aux Noirs qui veulent nager ». Il avait suffit que l’adjoint à la santé laisse échapper une phrase d’apparence anodine et qu’un reporter du journal local s’en saisisse pour mettre la ville à feu et à sang. Howard, le frère aîné vénéré par la vieille dame, en restera estropié, après avoir été lynché par la foule. Dès le lendemain, la municipalité, décrétant que la décision était « légalement juste mais inapplicable », exclura à nouveau les Noirs des piscines, rétablissant ainsi de fait la ségrégation.

« Le système esclavagiste réclamait du muscle, du résultat, du rendement, et en même temps on redoutait la force de sa créature. Il consistait à contrôler le corps de l’homme noir, à le bestialiser, par des règles mais aussi par des représentations, le Noir dangereux, le Noir qui potentiellement viole les femmes blanches. Après l’abolition, la représentation du corps noir a continué et l’interdiction d’entrer dans l’eau en faisait partie. L’eau est un lieu de promiscuité, de regards, de frôlements, c’est un lieu où l’on se déshabille, où les uniformes et les mensonges tombent, c’est un lieu de vérité, de nudité, et donc de sexualité. Il a fallu longtemps pour mélanger hommes et femmes dans l’eau et nous y sommes parvenus, mais il a été impossible de mélanger Noirs et Blancs. Car le Noir aurait pu apparaître pour ce qu’il est : un homme. (…) Pendant des siècles, on a castré l’homme noir, physiquement d’abord, puis socialement, il a du mal à trouver du travail, à nourrir sa famille, à jouer son rôle de père. »

Les faibles et les forts se divise en trois parties qui se distinguent les unes des autres par leur temporalité, leur localisation et leur narration : plongée dans les pensées de chaque protagoniste juste après la descente de police, flash-back en 1949 lors des émeutes de Saint-Louis, et retour en 2010 où les témoignages recueillis lors d’une émission de radio apportent les derniers éléments permettant de reconstituer le déroulement de cette journée.

Toujours digne, la voix de Mary-Lee, voix de la sagesse, couvre toutes les autres. À la fois prière mélancolique et mélopée poétique, elle est déchirante et semble tout droit sortie d’un roman de Toni Morrison.
Passeuse de témoin, la vieille dame fait, avec son frère Howard, le lien entre hier et aujourd’hui, entre 1949 et 2010, entre deux étés placés sous le signe tragique de l’eau. C’est elle encore qui permet de décoder à la lumière des événements passés ce qui n’apparaîtrait à première vue que comme un banal fait-divers, un dramatique accident dû à la faute à pas de chance.

« 60 % des enfants noirs ne savent pas nager. Il y a beaucoup d’explications à ça, et vous avez raison, madame, c’est l’héritage de l’esclavage, de la ségrégation, de la pauvreté. Quand les Européens sont arrivés en Afrique de l’Ouest, (…) les Africains étaient de grands nageurs. Mais l’esclave qui nage est devenu l’esclave qui s’enfuit ! Et donc passible de mort. La peur s’est transmise de génération en génération. »

« Leurs parents n’avaient pas accès aux piscines et ils ne leur ont pas appris à nager. Ils leur ont transmis leurs craintes, leur idée que l’eau n’est pas faite pour eux, dangereuse même. Dans tous les États-Unis, beaucoup d’enfants noirs grandissent en pensant qu’apprendre à nager n’est pas une priorité. »

L’accession d’Obama au poste suprême ne doit pas occulter le fait que la condition des Noirs aux États-Unis n’a que peu évolué. Il est plus facile pour les lois que pour les esprits de faire table rase du passé. L’esclavage a beau avoir été aboli aux États-Unis il y a près de 150 ans, et la ségrégation, il y a une soixantaine d’années, la population afro-américaine, toujours en butte aux discriminations, paie encore le tribut de l’asservissement de ses ancêtres.

« Chez nous, le passé n’existait pas, les plus lointains souvenirs de nos parents étaient nos premiers pas, ils n’évoquaient jamais le Sud où ils avaient grandi, il n’y avait aucune nostalgie, aucune image précise, aucune enfance, pas de début, le néant avant nous, avant Saint Louis où ils s’étaient installés. »

« J’entends encore Maman, Tais-toi, Tais-toi donc avec tes histoires ! Et lui, C’est pas des histoires, c’est ce qui s’est passé, ils les pendaient et ils leur coupaient la bite ! Je suis condamnée à les entendre tous les deux, elle qui voulait qu’il se taise et lui qui ne demandait qu’à parler. J’hésite encore entre elle et lui, entre le silence et les cris, j’ai voulu vivre entre les deux, espérer un peu. »

Vivace dans les esprits, la ségrégation demeure de facto une réalité au quotidien.

« Vous espérez de la compassion de ma part, mais j’en suis incapable aujourd’hui. Je suis comme le vieux pont rouillé là, à notre gauche, si un train s’égare et l’emprunte, il s’effondre, je suis un peu pareille, j’en ai trop entendu, des histoires de fils en prison, à la prochaine, je me brise. Nous sommes devenus des statistiques je vous dis, juste des statistiques. Alors votre fils, madame King, je suis désolée mais je m’en fous. Laissez-moi tranquille. Dans une vingtaine de minutes, j’offrirai le triste spectacle d’une vieille dame qui sieste la bouche ouvert, d’ici là, laissez-moi regarder le fleuve, nos enfants à l’intérieur, laissez-moi contempler leur danse, trois gamins dans des corps d’hommes ruisselants, ma petite-fille au milieu, une silhouette de femme déjà, son dos s’est cambré, ses fesses et ses seins sont sortis. C’est bon de les entendre rire, de pouvoir m’asseoir face au fleuve sans me tourmenter, je ferme les yeux, je m’éloigne. Méfie-toi Deborah, du bruit de tes perles comme de leurs yeux lumineux, les vagues et les amours c’est pareil, dangereux, mais danse, Deborah, c’est vain mais c’est beau, et c’est encore plus joli dans l’eau, tu as l’air d’un cygne. »

Avec Les faibles et les forts, Judith Perrignon s’empare d’un fait-divers pour dénoncer une injustice flagrante : cet accident n’a rien à voir avec une supposée négligence des enfants ou de leurs parents, mais bel et bien avec la responsabilité collective de tout un pays, et cela, sur plusieurs générations.
Ce roman confirme, s’il en était besoin, le talent de Judith Perrignon que j’ai déjà apprécié par deux fois dans L’intranquille et C’était mon frère : celui de mettre son écriture au service des personnes (je ne peux pas parler de personnages, même ici dans le cadre de ce roman tiré d’un fait réel) de se faire leur porte-voix, leur porte-parole.
C’est donc par l’intermédiaire de ces hommes et femmes auxquels elle donne chair qu’elle dénonce la réalité des faits et s’insurge contre l’inertie ambiante.

Les faibles et les forts est un superbe roman qui en plus d’émouvoir incite à la réflexion. En privilégiant l’intime et la retenue sur l’indignation démonstrative et le pathos balourd, Judith Perrignon rend son propos d’autant plus bouleversant et saisissant. En un mot : plus humain.

A visionner: un entretien de Judith Perrignon avec les Librairies Mollat.
A lire : un extrait du roman (pages 94-98)

Ce qu’ils en ont pensé :

Clara : « Ce roman est âpre, fort, dur et prend aux tripes. Le chant de révolte qui s’y lève tout comme les faits ne peuvent que susciter qu’émotions, indignation et réflexion. »

Cornélia : « Ce roman m’a touchée profondément, j’ai eu des larmes de colère aux yeux en posant ce livre, qui se lit d’une traite. A mon sens, un incontournable de la saison ! »

DoloresH : « Judith Perrignon arrive à relier la petite et la grande histoire. En se basant sur un fait divers, elle questionne l’Histoire, remonte à la ségrégation, cherche les causes d’un phénomène qui dépasse le cadre d’émeutes passées. »

Stella : « Un livre coup de poing : la ségrégation est un sujet qui a beaucoup été traité dans des romans et pourtant, celui-ci sort du lot. »

Sylire : « C’est une histoire terriblement poignante, qui nous montre que la ségrégation, si elle saute moins aux yeux aujourd’hui que dans les années 50, est toujours présente aux États-Unis, en raison d’un passé qui ne se gommera pas du jour au lendemain. »

Yves : « Un très beau texte qui m’a scotché par sa force sur un thème pourtant souvent traité et qui me touche particulièrement. »

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Les faibles et les forts, de Judith Perrignon
Stock / Collection La Bleue (2013) – 156 pages